L’innovation ouverte de défense : connaître, anticiper, agir
Pourquoi une innovation ouverte de défense ? Simplement pour ne pas laisser passer des occasions de captation de nouveautés qui ne sont pas conçues pour la défense mais qui peuvent lui apporter beaucoup !
Comme toute grande organisation qui veut perdurer, le ministère des Armées investit dans l’innovation au sens de la recherche et développement de long terme. Cependant, les innovations d’usage, les détournements, agrégats ou assemblages de technologies échappaient aux processus existants avant la création de l’Agence de l’innovation de défense (AID).
Par exemple, les robots développés par Aldebaran en 2006 (société française à l’époque) n’ont pas été détectés à temps comme d’intérêt pour la défense : non prévus dans les feuilles de route technologiques, ces produits étaient par ailleurs catalogués comme grand public. Un éventuel détournement militaire de telles technologies apparaît en 2021 comme évident ; entretemps, la société a été rachetée en 2012 par le japonais SoftBank. Nous n’avons pas identifié ces opportunités car nous ne savions pas les détecter, les suivre et les capter dans des échelles de temps compatibles avec leur développement. La détection est d’autant plus difficile que ces innovations initialement ne se destinent pas toujours à l’univers de la défense.
Par ailleurs, l’ensemble des dispositifs d’innovation ouverte existant du ministère attiraient principalement les innovateurs qui connaissaient ou voulaient travailler avec la défense (approche inbound ou « pêche »). Il était indispensable de développer un nouvel outil, au sein de la toute nouvelle AID, permettant d’aller chercher, suivre, voire influencer le développement de nouveaux acteurs moins habituels (approche outbound ou « chasse ») en dehors de l’écosystème de défense. C’est donc à présent la tâche de la cellule détection et captation ; elle repose sur un principe simple : capter et détourner l’innovation d’usage ou d’assemblage d’un autre secteur peut être à la base d’une rupture dans le nôtre.
Comment travailler efficacement avec les start-up ?
En créant une agence d’innovation en 2018, nous n’avions pas le droit d’ignorer les lacunes constatées depuis l’explosion du phénomène start-up en France (disons, en 2013) en termes de collaboration entre grands groupes et start-up. Seulement 2 % des innovations détectées par ces grands groupes sont intégrées dans leur processus – pour expliquer cet échec patent, notre analyse est que les grands groupes traitent les start-up comme des PME. Or une start-up est un acteur économique radicalement différent d’une PME ou d’une ETI.
On peut la définir ainsi : une start-up est une organisation sociale (éventuellement) temporaire dont l’objectif est de répondre à un besoin exprimé ou non par la création d’un produit ou d’un service ET de trouver un modèle économique cohérent, répétable et si possible scalable (rendements d’échelle croissants). Cette différence par rapport à une entreprise qui connaît son modèle économique, serait-elle de petite taille, a des conséquences majeures sur le développement dans le temps d’une start-up.
Dans un premier temps et jusqu’à une certaine maturité, la start-up est relativement indifférenciée en termes de segment de marché. Elle développe son produit ou service. Passé ce stade, elle commence à envisager les segments de marché où elle pourrait se développer. Elle explore alors différents segments possibles. À ce stade, le segment de marché défense est la plupart du temps inconnu ou ignoré ou encore écarté comme premier segment de marché, car considéré comme trop risqué par les investisseurs (la même réticence s’observe envers le service public en général).
“Une start-up est un acteur économique radicalement différent d’une PME.”
Une fois son premier segment de marché choisi, la start-up a pour priorité de servir ce marché cible pour tester son hypothèse (souvenez-vous : elle ne connaît pas son modèle économique). Lorsqu’elle va approcher une maturité haute (système réel complet), elle va à nouveau considérer un autre segment de marché pour continuer son développement : il s’agit de la phase de diversification.
À ce stade, la start-up minimisera l’effort technologique ou économique à fournir, séparant son premier segment de marché et le nouveau qui lui permet de se diversifier pour continuer sa croissance. Elle choisira potentiellement parmi les segments de marché alternatifs qu’elle avait envisagés initialement, ou de nouveaux. Si le segment de défense avait été initialement écarté ou ignoré, il est assez probable que, à maturité et au moment de la diversification, l’effort à fournir pour aller sur le segment de marché défense soit trop dissuasif.
Pourquoi le problème persiste depuis une dizaine d’années ?
Ce mode de développement typique des start-up explique en partie la difficulté rencontrée par la plupart des grandes organisations (tous secteurs confondus) pour passer à l’échelle après une phase de maquettage. En effet, deux écueils majeurs sont possibles : voir la start-up trop tôt, ou la voir trop tard. Si la start-up est approchée lorsqu’elle est en train de sortir de sa phase d’indifférenciation, passer à l’échelle sur le segment défense par exemple signifie alors pour elle de choisir la défense comme son premier segment de marché.
Pour cela, elle a besoin d’avancer très vite et demandera au ministère un développement et un passage en production éclairs, alors que ministère est simplement dans une phase d’évaluation ou de démonstration de l’intérêt du concept. Aucune suite d’ampleur ne sera donnée dans un délai raisonnable et la start-up cherchera alors un autre segment. Si la start-up est approchée au moment où elle a déjà servi un segment et considère une diversification, l’effort à fournir sera à ce stade de développement probablement trop important pour choisir la défense comme deuxième segment de marché, surtout si ce secteur a été ignoré, voire écarté, lors des premières orientations de la société. Quelles conséquences en tirer ?
La première conséquence est la nécessité de détecter très tôt, puis de suivre des start-up qui n’affichent pas un segment de marché sécurité nationale ou défense et qui pourtant développent des solutions d’intérêt pour le secteur. La deuxième conséquence de ce type de développement des start-up est de considérer qu’une start-up ne se diversifiera vers la défense que si l’effort à fournir est plus faible ou la rentabilité attendue sensiblement plus importante que pour un segment alternatif. Par ailleurs, la vitesse à laquelle une start-up passe de cette phase d’indifférenciation à celle de la diversification signifie que les seuls coups de sonde statiques sont relativement inefficaces (appels à projets par exemple).
Détecter des innovations à haute maturité peut se révéler inutile si le segment de marché défense n’est pas le plus désirable pour une start-up dans sa logique de diversification (détection trop tardive de la part de la défense). Identifier des start-up à basse maturité sans les suivre dans la durée ne donne pas d’indication sur la qualité d’exécution, ni sur les choix économiques s’offrant aux dirigeants de la start-up, et encore moins sur leurs décisions.
Pour ces raisons, l’Agence de l’innovation de défense est attentive à prendre en compte trois niveaux de maturité : la maturité technologique, la maturité de l’acteur économique vis-à-vis de sa cible initiale et prioritaire, et enfin la maturité de l’utilisateur final (interne). La logique d’accélération des projets d’innovation ouverte, promue par la cellule détection et captation, s’inscrit dans cette vision : financer la maturation sur tous ces axes, et non le seul axe technique, pour déployer le plus rapidement possible l’innovation détectée.
Quels enseignements en matière d’innovation ouverte ?
Pour tenir compte des éléments de contexte exposés, la mission d’une agence d’innovation (ouverte) devrait donc consister dans les éléments suivants : détecter et suivre des innovations (dont les start-up) qui ne s’adressent pas nécessairement à son secteur et lancer au bon moment des projets de codéveloppement (maquettes, démonstrateurs et prototypes). Le liant entre ces deux activités (veille et projets) sera l’acculturation, autrement dit la circulation permanente des innovations au sein de l’organisation. Par une irrigation continue, l’objectif de cette diffusion sera d’influencer les feuilles de route internes et celles des entreprises identifiées, afin de réussir une prise de greffe non prévue.
Autrement dit, notre approche originale d’innovation ouverte sort d’une logique de stock (travailler avec les innovations ou les start-up au moment où on les détecte par exemple sur un salon, subissant alors la maturité de l’innovation détectée ainsi que la maturité du cas d’usage interne) pour aller vers une logique de flux (décorréler le moment de la détection et du codéveloppement pour tenir compte des niveaux de maturité évoqués, tout en préparant les deux parties à une prise de greffe).
La logique de stock est malheureusement encore une pratique courante au sein des grands groupes et conduit au phénomène POC (Proof of concept) : après une maquette ou un démonstrateur, aucune suite ne sera donnée. Pour « craquer » la problématique de la collaboration grands groupes-start-up entraînant un phénomène de prédation involontaire (et parfois volontaire), l’AID a ainsi innové en détournant et combinant les méthodes de deux environnements proches mais assez différents : celui de l’intelligence économique (de la veille ou de la gestion stratégique de l’information) et celui de l’innovation. Nous associons veille et gestion de projets d’innovation dans une logique de flux : détecter, suivre et initier le bon projet au bon moment.
Une méthode généralisable à d’autres secteurs
Concrètement, notre logique de détection et captation fonctionne de la façon suivante selon le schéma présenté ci-dessus. L’expression du besoin, en termes de veille, nous vient des irritants (pain points) de nos clients internes, à savoir les armées. Sur ce fondement, le cycle permanent de veille conduit à l’orientation des capteurs, le recueil d’informations, son traitement et sa diffusion. L’itération régulière de celui-ci est essentielle : en se tenant à « portée de baffes » de nos clients internes, nous avons l’assurance de creuser dans la bonne direction. Car la finalité de l’Agence est inscrite dans ses textes fondateurs : il s’agit de la supériorité opérationnelle des forces, et non d’un simple guichet de financement ou de soutien à l’innovation. La diffusion de nos productions au sein du ministère nous (ré)oriente en permanence.
“Sortir d’une logique de stock pour aller vers une logique de flux.”
Cette logique s’applique à la fois aux livrables de veille (bulletin de veille par exemple) et aux projets que nous suscitons, soit de nous-mêmes pour les proposer aux armées, soit avec elles (les forces ont, après tout, les cas d’usage). Les maquettes ou démonstrateurs sont des projets jetables (inutilisables en OPEX), à l’inverse des prototypes que nous conduisons également, et leur principal objectif est de faire réagir les clients internes pour affiner le besoin, détourer les fonctions clés et ainsi influencer les feuilles de route planifiées.
Enfin, cette approche diffère légèrement du cycle classique de l’intelligence ou de la veille au sens où elle intègre la sérendipité ; concrètement cela signifie périodiquement d’échanger avec ses clients internes pour montrer ce qui a été détecté sur leurs thématiques (veille), ce que nous avons fait (projets) ou réalisé sur ce qu’ils ne nous ont pas demandé de regarder (étonnement-sérendipité).
Quels résultats ?
Depuis deux ans, plus de 500 sociétés, hors défense, ont été repérées par notre cellule détection et captation, près de 300 rencontrées au niveau des fondateurs et sont suivies. Une dizaine de projets ont été lancés à l’initiative de l’Agence dans une logique de captation (bien plus de projets déposés au guichet unique ont été conduits, naturellement). En termes d’intelligence et de sécurité économique, nous avons comblé un trou capacitaire dans les outils existants : la DGA et d’autres services identifient et surveillent plutôt des actifs avérés – l’AID, par sa finalité d’innovation ouverte, se retrouve à identifier et caractériser des actifs potentiels, d’intérêt pour la défense mais aussi pour d’autres secteurs par construction, puisque nous sommes dans une logique de diversification.
Vers des agences internationales par secteur
Nous ne prétendons pas que notre façon de faire est l’unique approche valide – nous pensons simplement qu’elle est susceptible d’éviter les échecs répétés que les grands groupes et les start-up ont essuyés depuis une dizaine d’années. Le retour des entrepreneurs que nous rencontrons depuis 2018 nous le confirme : ils sont extrêmement satisfaits et parfois surpris de découvrir qu’une administration soit capable de comprendre et parler aussi bien le langage entrepreneurial. Or la voie que nous avons créée est duplicable, en commençant par les ministères ayant un périmètre clairement actionnable (énergie, transports, santé, intérieur par exemple).
Il serait naturel de voir apparaître des agences internationales (AI.X), par secteur, fondées sur la même alchimie d’intelligence économique et de conduite de projets d’innovation que l’AID. Une agence d’innovation sectorielle aura des actifs mobilisables (expertise technique, utilisateurs finaux, moyens techniques, levier de la réglementation), ce qu’un organisme dédié à l’innovation généraliste peinera à avoir. Sans la profondeur d’analyse de la veille qui permet de tenir compte de la maturité des projets, sans le levier du besoin métier, le risque sera élevé de construire des guichets de financement, ou des labs qui finiront en « usines à POC » (innover pour innover et non pour progresser).
Enfin, dans une logique d’État en réseau où l’intelligence se situe aux extrémités et non en centrale, pour reprendre les termes de Sébastien Soriano (96), ces agences d’innovation sectorielles se focaliseraient sur leurs priorités, leurs pain points ; leur action combinée, pour l’État, serait probablement plus efficace qu’une approche centralisée et dépourvue d’une finalité d’action. Selon un mode d’organisation innovante, après l’émergence de quelques AI.X, une microfonction centrale pourrait assurer dans un second temps un rôle de soutien-facilitateur permanent à l’ensemble du réseau des AI.X, afin de diffuser les bonnes pratiques et les réussites, proposer des outils et permettre au dispositif de progresser (gestion RH, vision transverse).