L’innovation vient d’abord du client et non de la technique
La France est réputée pour ses fortes capacités de R & D publiques et privées, et pourtant peu de ses entreprises sont réputées pour leurs capacités d’innovation.
L’innovation n’a toutefois rien d’un concept creux et constitue un élément essentiel de l’avantage concurrentiel d’une entreprise. Pour être plus innovantes, les entreprises doivent davantage prendre en compte la compréhension des besoins exprimés et latents de leurs clients et renforcer l’interface entre deux frères « ennemis », la R & D et le marketing.
L’innovation, nouveau Graal de nos économies modernes ?
« Ô dieu Innovation, viens-moi en aide ! », voilà une incantation possible de nombreux dirigeants d’entreprises pour trouver de nouveaux relais de croissance et contrer la menace des produits des pays low-cost.
L’innovation est au cœur des préoccupations des entreprises et des gouvernements
L’innovation est devenue un terme clé de tout discours sur l’économie, la croissance ou la création de valeur. Cette focalisation se retrouve dans de nombreux dispositifs publics, comme l’Agence de l’innovation industrielle (AII) créée en 2006, le label Entreprise Innovante, etc. L’innovation est également très présente dans le discours des entreprises : près de 32 % des entreprises françaises avaient choisi en 2004 l’innovation comme une de leurs valeurs, loin devant la transparence, la responsabilité et la satisfaction du client ! De même, l’une des ambitions du MEDEF est de « tout mettre en œuvre pour faire vraiment de la France une terre d’innovation ».
L’innovation est parée de nombreuses propriétés bénéfiques
À l’heure des délocalisations, elle paraît constituer l’un des derniers remparts de l’industrie occidentale face à la compétitivité des coûts de main-d’œuvre dans les pays en développement, Chine en tête. Jacques Chirac n’a-t-il pas déclaré lors de la création de l’AII que « Dans un monde où la compétition s’accélère, entre les entreprises, entre les nations, entre les continents, la science et l’innovation sont les clefs du progrès, de la croissance et de l’emploi. » Cette tendance se retrouve du côté des entreprises, ainsi d’après Philippe Carli, Président de Siemens France : « Pour la France et l’Europe, l’innovation est un moteur. »
Et pourtant, peu de dirigeants et de salariés savent exactement ce qu’elle recouvre et encore moins comment la mettre en œuvre : quelle différence entre innovation et créativité ? Comment mesurer l’innovation ? Quelle différence entre R & D et innovation ? Victime de son succès « marketing », l’innovation est devenue un concept générique aux contours flous, souvent fixé comme objectif mais difficilement quantifiable et donc peu utilisé concrètement dans la gestion des entreprises.
Dans notre pays cartésien empreint de sa forte culture d’ingénieur, il est commun d’associer innovation et R & D, et de montrer en exemple les réussites exemplaires de notre ingénierie reconnue au niveau mondial : le Concorde, Ariane 4 et Ariane 5, le Rafale, le char Leclerc, Airbus, les centrales nucléaires… Même si ces projets furent des réussites technologiques époustouflantes, certaines d’entre elles ne connurent pas un succès commercial, généralement parce qu’elles étaient trop éloignées des besoins des clients. On pourrait même affirmer que beaucoup d’entreprises françaises du secteur militaro-industriel ont été habituées à se faire financer leur R & D par l’État français afin de développer des produits spécifiques pour répondre à ses besoins propres, au risque de ne pas avoir une offre adaptée aux besoins des clients étrangers. Ainsi, la France reste parmi les principaux pays développés à conserver plus de 50 % de ses dépenses R & D financées par l’État, rendant ainsi sa R & D plus éloignée des contraintes du marché (cf. figure 1). Il est logique dans ce contexte que la France soit reconnue parmi les leaders mondiaux en recherche fondamentale (mathématiques, astrophysique, sciences molles…) mais elle est en retard sur la R & D appliquée, c’est-à-dire celle qui permet de passer de l’idée au produit.
L’innovation, transformateur d’idées en bénéfices
Le Petit Robert nous aide peu à définir l’innovation (« Introduire quelque chose de nouveau »). Cette définition omet en particulier la notion fondamentale de bénéfice. Pour nous, l’innovation est la transformation de connaissances et d’idées nouvelles en un bénéfice vu d’un utilisateur pour un usage commercial ou pour le bien public. Les opérateurs mobiles peuvent témoigner après leurs douloureuses expériences du WAP qu’une nouvelle technologie sans bénéfice perçu par le client a toutes les chances d’échouer ! L’innovation est polymorphe, elle peut s’appliquer à un nouveau produit (ex. : les OGM, le iPod, le Post-it), une nouvelle méthode de production (ex. : la Ford T, la différenciation retardée de Benetton), une nouvelle organisation de l’entreprise (ex. : la franchise) ou un nouveau canal de distribution (ex. : la vente par correspondance) voire une nouvelle utilisation d’un produit ou service existant (ex. : Internet passant d’un réseau militaire à un mode de communication mondial puis à un canal de vente). Pour l’illustrer sous forme de boutade, la R & D transforme des dollars en idées (elle invente) et l’innovation transforme des idées en dollars (elle concrétise) !
L’innovation ne peut dès lors être réduite à la simple créativité. La première nécessite un processus collectif impliquant les principales fonctions de l’entreprise, la seconde est essentiellement associée à une démarche individuelle alimentée par des échanges et des données externes.
De même, l’innovation n’est pas forcément liée à la R & D et ne doit pas être réduite aux grandes ruptures technologiques. Ainsi, un produit peut être innovant sans pour autant reposer sur une technologie nouvelle. Par exemple, le succès phénoménal de l’iPod repose sur un concept (le walkman) et des briques technologiques préexistantes (format de compression, mémoire flash et diminution de la taille des disques durs, etc.). Pour preuve, le concept était prêt à être lancé par Compaq mais arrêté suite au rachat par HP… L’innovation de l’iPod réside dans la qualité du design, l’ergonomie d’utilisation (la roulette) et dans le système complet mis à disposition pour le client (iPod + iTunes sur PC + iTunes Store…).
L’innovation peut également être incrémentale et concerner des processus, des tarifs, des évolutions de fonctionnalités, etc. En complément du processus d’innovation conduisant à des ruptures fortes, toute entreprise dite innovante excelle dans le processus de gestion d’innovations de court terme – dites innovations incrémentales -, celles-ci devant être nombreuses et rapidement mises sur le marché pour conserver une avance forte sur les concurrents.
La qualité de l’innovation d’une entreprise peut par exemple se mesurer par le pourcentage du CA réalisé par des produits lancés depuis moins de deux ans. 3M, par son programme « 3M Acceleration », s’est fixé comme objectif d’avoir 40 % du CA issus de produits lancés il y a moins de quatre ans. Pour atteindre cet objectif, l’innovation doit avoir pour unique objectif de créer de la valeur pour le client, soit en réduisant les prix et les coûts (ex. : Free et le haut débit, Skype et la VoIP gratuite, EasyJet avec les lignes aériennes low-cost), soit en satisfaisant des besoins non exprimés (ex. : SMS mobile). Apporter de la valeur au client suppose de comprendre en détail les besoins de ses différents clients : c’est l’objet de l’orientation client.
L’orientation client, inducteur d’innovation
Le concept d’orientation client ne date pas d’aujourd’hui et a fait déjà l’objet de nombreuses publications au cours des années quatre-vingt-dix. Être orientée client signifie pour une entreprise développer son aptitude à satisfaire au mieux les besoins des clients actuels et futurs tout au long du cycle de vie, tout en respectant les attentes de ses actionnaires. Une entreprise orientée client n’est pas uniquement une entreprise qui dispose d’un département marketing et d’un progiciel de relations avec les clients. On pourrait définir l’orientation client comme le moyen de relier plus fortement le front (commercial, service client, administration des ventes…) et le back (R & D, achat, production, finance…) au service du client. En étudiant les pratiques de quelques-unes des sociétés largement reconnues comme innovantes (Google, 3M, L’Oréal, Procter & Gamble, etc.), il apparaît que cela passe notamment par la mise en œuvre de deux leviers clés souvent peu traités par les entreprises : le développement d’interactions permanentes et approfondies avec les clients, et une organisation spécifique pour renforcer le lien entre marketing et R & D.
Levier 1 : interactions permanentes et approfondies avec les clients
Plutôt que de partir de la technologie, les entreprises leaders en innovation ont toutes mis en place une véritable « machine de guerre » pour mieux connaître les usages et les attentes des clients. En effet, cela constitue le terreau fondamental qui permettra de faire évoluer le produit, de cadrer les programmes de recherche, de stimuler la génération d’idées nouvelles et de faciliter la priorité des projets.
Les interactions avec les clients actuels ou futurs ne doivent pas être limitées au service commercial et au marketing. Chaque fonction de l’entreprise est impliquée dans l’expérience qu’a un client d’un produit ou d’un service. Le succès d’une innovation étant lié à la réponse d’un besoin exprimé ou latent d’un client, il s’agit de mettre en contact permanent avec le client le plus de collaborateurs impliqués dans le développement. Pour cela, il est crucial de créer un véritable dispositif de veille client, s’appuyant sur la consolidation de toutes les sources possibles pour mieux comprendre les besoins des clients.
• Utiliser tous les points de contact client comme sources possibles d’innovation : réclamations clients, compte rendu de visites des commerciaux et aux distributeurs, compte rendu des forums, remontées du service client, sondage, observations de clients face au produit… Certaines entreprises sélectionnent même des clients et vendeurs pour tenir un « journal de bord » afin de noter leurs réactions dans l’utilisation ou la vente.
• Rencontrer les clients dans leur environnement d’utilisation et pas forcément dans un bureau. Par exemple, Procter & Gamble fait davantage confiance à l’observation qu’aux études de marché et observe des consommateurs in situ pour identifier les nouveaux usages des produits existants et des idées de nouveaux produits.
• Privilégier les interviews, qui sont généralement aussi efficaces que les Focus Groups (cf. figure 2). Certaines entreprises ne font pas de tests de marché, par peur d’attirer l’attention des concurrents. En outre, cela permet d’interviewer toutes les personnes impliquées dans la vente et l’utilisation du produit : distributeurs, prescripteurs (journalistes, organismes…), donneurs d’ordre… Cela permet enfin d’impliquer les ingénieurs R & D dans l’écoute du client et de les faire rencontrer des clients. Ainsi, 3M place en immersion des salariés chez les plus gros distributeurs (par exemple Home Depot) pour questionner les consommateurs sur leurs problèmes quotidiens quels qu’ils soient. De même, tous les cadres de l’entreprise AOL participent à des rencontres chez l’abonné et lui posent des questions sur sa perception du service et les pistes d’amélioration possibles.
• Capturer le « quoi » pas le « comment » dans les remontées client. Plutôt que de retenir la solution proposée par le client, il faut s’attacher à ce que cela signifie comme exigence fonctionnelle. Par exemple, quand un client d’un fabricant de visseuse sans fil dit « Pourquoi ne mettez-vous pas des protections pour protéger les contacts des batteries ? » il faut traduire cela par « Les batteries de la visseuse sont protégées d’une chute accidentelle » et non par « Les contacts de la batterie de la visseuse sont protégés par des clapets plastiques coulissants ». Il est très important de dissocier à ce stade les besoins ou attente des clients (le souhaitable) avec ce qu’il est possible de faire techniquement (le possible). En effet, le travers habituel est de ne retenir que ce que l’entreprise peut réaliser, oubliant ainsi tout le reste qui constitue un formidable creuset de nouvelles opportunités d’innovation. Au contraire, en fixant des objectifs éventuellement très ambitieux, cela met en tension la R & D et favorise l’émergence de nouvelles solutions. L’objectif du chef de projet de Canon était par exemple de mettre sur le marché un photocopieur « simple à utiliser », « sans maintenance lourde » et « à prix inférieur à 1 000 $ ». Même si tout le monde pensait cet objectif irréalisable, l’équipe projet a persévéré pour finalement trouver la technologie permettant de réduire les coûts de façon très importante par rapport aux produits d’alors.
• Identifier et s’appuyer sur les utilisateurs leaders, c’est-à-dire ceux qui anticipent les bénéfices d’une solution pour leurs besoins propres et la développent ou la « bricolent » par eux-mêmes. Ainsi, 3M a sélectionné un panel de consommateurs avant-gardistes intégrés dès la phase du concept pour tester des idées et éventuellement en suggérer de nouvelles. De même, sur le même concept, la société Shure était initialement spécialisée dans les produits pour les professionnels du son (ingénieurs du son, musiciens, etc.) et produisait en particulier des écouteurs à isolation phonique pour la scène. Une approche limitée à cet usage aurait empêché la société de s’apercevoir que ses coûteux écouteurs se révélaient également utilisés par ses clients professionnels pour leurs lecteurs MP3. Elle n’aurait alors pas saisi l’opportunité de lancer avec succès une gamme spécifique pour les particuliers.
Le client peut permettre d’identifier de nouvelles idées mais également de recadrer un développement en cours. Ainsi, Google met à disposition rapidement une version Bêta afin de la tester auprès d’utilisateurs, pour peaufiner les fonctionnalités du produit et décider de poursuivre ou non le projet en fonction de l’intérêt des testeurs. Pour l’anecdote, Pfizer avait initialement développé le sildénafil comme médicament contre les maladies cardiovasculaires, les essais cliniques ont été arrêtés mais les patients masculins ne voulaient pas rendre le surplus de cachets : le Viagra ® était né !
Levier 2 : organisation spécifique pour renforcer le lien entre le marketing et la R & D
L’organisation devra permettre une interface optimale entre le marketing et la technique, c’est-à-dire, entre le souhaitable et le possible. Malheureusement, les relations entre le marketing et la R & D sont bien souvent orageuses quand elles ne sont pas simplement inexistantes. La plupart des entreprises concevant et commercialisant des produits rencontrent des difficultés dans la coordination entre ces deux fonctions, qui n’ont pas les mêmes cultures ni les mêmes horizons de temps : le marketing travaille plutôt sur le court terme (« Mon concurrent a sorti cela, comment réagir ? ») et la R & D sur le moyen – long terme (« Laissez-moi réfléchir aux produits de demain ! »). Ce manque de communication vire parfois au dialogue de sourds : à la R & D, le marketing dit souvent : « Voici notre idée de produit. Merci de nous le développer au plus vite… » auquel la R & D répond « Ce n’est pas faisable » ou « Ce n’est pas dans la roadmap » ; la R & D vient généralement voir le marketing avec le discours suivant : « Nous avons découvert une superbe technologie. Est-ce que vous auriez une idée d’application ? » Ces deux fonctions deviennent ainsi « adversaires par accident » : sans vision sur les opportunités de développement et les besoins des clients, le marketing se focalise sur le court terme, ce qui empêche clairement de définir la stratégie R & D. Sans direction claire, la R & D développe selon ses propres critères ce qui lui semble le plus utile et le plus pertinent, à savoir des projets à long terme sans réelle application. Inadaptés aux objectifs du marché, les produits mis au point par la R & D limitent encore les possibilités du marketing d’obtenir une meilleure vision des opportunités de développement, etc.
Ce manque de communication a malheureusement trois effets particulièrement néfastes pour la compétitivité de l’entreprise : l’offre de produits ne se renouvelle pas suffisamment, par manque d’innovation structurée. Les produits vendus ne sont alors que repackagés sans réel ajout de valeur pour le client et sont concurrencés par des produits similaires à bas coûts. Deuxième effet, en cas de lancement de nouveaux produits ou services, le taux d’échec sur le marché augmente fortement, faisant que l’entreprise vit de plus en plus sur le succès de ses anciens produits, avec un chiffre d’affaires réalisé essentiellement avec ces produits. Certaines entreprises luttent contre ce phénomène en multipliant les lancements de produits, au risque de complexifier la gamme et de générer des surcoûts de gestion et de production. Enfin, une partie non négligeable de la R & D travaille sur des projets inutiles ou non alignés avec les objectifs stratégiques de la société, augmentant ainsi les surcoûts à assumer. Comme me le rappelait récemment un dirigeant en reprenant ce qu’on dit de la publicité : « Je sais que 50 % de ma R & D ne sert à rien, mais je ne sais pas quelle partie je dois supprimer. »
Deux leviers sont possibles pour traiter cette question :
• créer des équipes de développement transverses marketing et R & D évaluées sur les mêmes objectifs d’un projet avec des indicateurs de marché : date de mise sur le marché, chiffre d’affaires généré, marge par produit, nombre de clients… Ainsi, chez EBay ou Google, les chefs de projet sont transverses et gèrent les équipes techniques et marketing. Chaque équipe rend des comptes au Comité de direction qui passe en revue les idées et les projets ;
• créer un référentiel de transfert entre les besoins fonctionnels du client et les caractéristiques techniques correspondantes afin que chacun intègre le vocabulaire de l’autre. Dans le contexte de projets impliquant plusieurs milliers de personnes, PSA a par exemple construit un référentiel permettant de mesurer de façon concrète la qualité perçue d’un véhicule et a élaboré un indicateur qui facilite la communication entre R & D et marketing : ainsi, la caractéristique d’une surface « agréable au toucher » demandée par le marketing est traduite en termes techniques pour la R & D sur des critères validés par le marketing. Chaque véhicule de la concurrence et chaque projet de véhicule PSA peuvent dès lors être mesurés et comparés grâce à cette échelle. La communication entre les deux fonctions s’en trouve ainsi améliorée avec une incidence sur l’efficacité des développements et la qualité des produits.
« On n’est jamais assez proche du consommateur et plus on est proche de lui, plus on connaît ce qu’il fait et comment il vit et ce dont il a besoin » rappelle régulièrement le CEO de Procter & Gamble qui pourtant a investi considérablement sur ce volet. Les entreprises innovantes ont toutes mis en place des organisations tournées vers les clients afin de mieux détecter leurs besoins actuels et futurs et de trouver les technologies (ou les partenaires) pour y répondre. À l’inverse, les entreprises réellement orientées client ont également pour la plupart une bonne capacité d’innovation : en effet, être innovant et être orienté client demande dans les deux cas une forte compréhension des besoins et des attentes des clients afin de les traduire dans une offre (produit + service + prix) attrayante. Par ailleurs, le fait d’organiser l’entreprise par segment client et non par ligne de produit permet de faciliter la proximité des fonctions marketing et développement, et de favoriser ainsi l’innovation. Cependant, même focalisée sur le client, l’organisation ne doit pas être trop rigide car les besoins des clients évoluent continuellement et une organisation figée ne permettrait pas une réactivité optimale. Ainsi, si l’innovation n’est pas une science exacte, une organisation centrée sur le client permet de l’atteindre plus facilement. C’est sans doute là que réside la plus grande différence avec le Graal …