L’innovation vient d’abord du client et non de la technique

Dossier : Entreprise et managementMagazine N°618 Octobre 2006
Par Arnaud SIRAUDIN (87)
Par Yann DOMENECH

La France est répu­tée pour ses fortes capa­ci­tés de R & D publiques et pri­vées, et pour­tant peu de ses entre­prises sont répu­tées pour leurs capa­ci­tés d’innovation.
L’in­no­va­tion n’a tou­te­fois rien d’un concept creux et consti­tue un élé­ment essen­tiel de l’a­van­tage concur­ren­tiel d’une entre­prise. Pour être plus inno­vantes, les entre­prises doivent davan­tage prendre en compte la com­pré­hen­sion des besoins expri­més et latents de leurs clients et ren­for­cer l’in­ter­face entre deux frères « enne­mis », la R & D et le marketing.

L’innovation, nouveau Graal de nos économies modernes ?

« Ô dieu Inno­va­tion, viens-moi en aide ! », voi­là une incan­ta­tion pos­sible de nom­breux diri­geants d’en­tre­prises pour trou­ver de nou­veaux relais de crois­sance et contrer la menace des pro­duits des pays low-cost.

L’innovation est au cœur des préoccupations des entreprises et des gouvernements

L’in­no­va­tion est deve­nue un terme clé de tout dis­cours sur l’é­co­no­mie, la crois­sance ou la créa­tion de valeur. Cette foca­li­sa­tion se retrouve dans de nom­breux dis­po­si­tifs publics, comme l’A­gence de l’in­no­va­tion indus­trielle (AII) créée en 2006, le label Entre­prise Inno­vante, etc. L’in­no­va­tion est éga­le­ment très pré­sente dans le dis­cours des entre­prises : près de 32 % des entre­prises fran­çaises avaient choi­si en 2004 l’inno­va­tion comme une de leurs valeurs, loin devant la trans­pa­rence, la res­pon­sa­bi­li­té et la satis­fac­tion du client ! De même, l’une des ambi­tions du MEDEF est de « tout mettre en œuvre pour faire vrai­ment de la France une terre d’innovation ».

L’innovation est parée de nombreuses propriétés bénéfiques

À l’heure des délo­ca­li­sa­tions, elle paraît consti­tuer l’un des der­niers rem­parts de l’indus­trie occi­den­tale face à la compé­ti­ti­vité des coûts de main-d’œuvre dans les pays en déve­lop­pe­ment, Chine en tête. Jacques Chi­rac n’a-t-il pas décla­ré lors de la créa­tion de l’AII que « Dans un monde où la com­pé­ti­tion s’ac­cé­lère, entre les entre­prises, entre les nations, entre les conti­nents, la science et l’in­no­va­tion sont les clefs du pro­grès, de la crois­sance et de l’emploi. » Cette ten­dance se retrouve du côté des entre­prises, ain­si d’a­près Phi­lippe Car­li, Pré­sident de Sie­mens France : « Pour la France et l’Eu­rope, l’in­no­va­tion est un moteur. »

Et pour­tant, peu de diri­geants et de sala­riés savent exac­te­ment ce qu’elle recouvre et encore moins com­ment la mettre en œuvre : quelle dif­fé­rence entre inno­va­tion et créa­ti­vi­té ? Com­ment mesu­rer l’in­no­va­tion ? Quelle dif­fé­rence entre R & D et inno­va­tion ? Vic­time de son suc­cès « mar­ke­ting », l’in­no­va­tion est deve­nue un concept géné­rique aux contours flous, sou­vent fixé comme objec­tif mais dif­fi­ci­le­ment quan­ti­fiable et donc peu uti­li­sé concrè­te­ment dans la ges­tion des entreprises.

Dans notre pays car­té­sien empreint de sa forte culture d’in­gé­nieur, il est com­mun d’as­so­cier inno­va­tion et R & D, et de mon­trer en exemple les réus­sites exem­plaires de notre ingé­nie­rie recon­nue au niveau mon­dial : le Concorde, Ariane 4 et Ariane 5, le Rafale, le char Leclerc, Air­bus, les cen­trales nucléaires… Même si ces pro­jets furent des réus­sites tech­no­lo­giques épous­tou­flantes, cer­taines d’entre elles ne connurent pas un suc­cès com­mer­cial, géné­ra­le­ment parce qu’elles étaient trop éloi­gnées des besoins des clients. On pour­rait même affir­mer que beau­coup d’en­tre­prises fran­çaises du sec­teur mili­ta­ro-indus­triel ont été habi­tuées à se faire finan­cer leur R & D par l’É­tat fran­çais afin de déve­lop­per des pro­duits spé­ci­fiques pour répondre à ses besoins propres, au risque de ne pas avoir une offre adap­tée aux besoins des clients étran­gers. Ain­si, la France reste par­mi les prin­ci­paux pays déve­loppés à conser­ver plus de 50 % de ses dépenses R & D finan­cées par l’É­tat, ren­dant ain­si sa R & D plus éloi­gnée des contraintes du mar­ché (cf. figure 1). Il est logique dans ce contexte que la France soit recon­nue par­mi les lea­ders mon­diaux en recherche fon­da­men­tale (mathé­ma­tiques, astro­phy­sique, sciences molles…) mais elle est en retard sur la R & D appli­quée, c’est-à-dire celle qui per­met de pas­ser de l’i­dée au produit.

L’innovation, transformateur d’idées en bénéfices

Le Petit Robert nous aide peu à défi­nir l’in­no­va­tion (« Intro­duire quelque chose de nou­veau »). Cette défi­ni­tion omet en par­ti­cu­lier la notion fon­da­men­tale de béné­fice. Pour nous, l’in­no­va­tion est la trans­for­ma­tion de connais­sances et d’i­dées nou­velles en un béné­fice vu d’un uti­li­sa­teur pour un usage com­mer­cial ou pour le bien public. Les opé­ra­teurs mobiles peuvent témoi­gner après leurs dou­lou­reuses expé­riences du WAP qu’une nou­velle tech­no­lo­gie sans béné­fice per­çu par le client a toutes les chances d’é­chouer ! L’in­no­va­tion est poly­morphe, elle peut s’ap­pli­quer à un nou­veau pro­duit (ex. : les OGM, le iPod, le Post-it), une nou­velle méthode de pro­duc­tion (ex. : la Ford T, la dif­fé­ren­cia­tion retar­dée de Benet­ton), une nou­velle orga­ni­sa­tion de l’en­tre­prise (ex. : la fran­chise) ou un nou­veau canal de dis­tri­bu­tion (ex. : la vente par cor­res­pon­dance) voire une nou­velle uti­li­sa­tion d’un pro­duit ou ser­vice exis­tant (ex. : Inter­net pas­sant d’un réseau mili­taire à un mode de com­mu­ni­ca­tion mon­dial puis à un canal de vente). Pour l’illus­trer sous forme de bou­tade, la R & D trans­forme des dol­lars en idées (elle invente) et l’in­no­va­tion trans­forme des idées en dol­lars (elle concrétise) !

L’in­no­va­tion ne peut dès lors être réduite à la simple créa­ti­vi­té. La pre­mière néces­site un pro­ces­sus col­lectif impli­quant les prin­ci­pales fonc­tions de l’en­tre­prise, la seconde est essen­tiel­le­ment asso­ciée à une démarche indi­vi­duelle ali­men­tée par des échanges et des don­nées externes.

De même, l’in­no­va­tion n’est pas for­cé­ment liée à la R & D et ne doit pas être réduite aux grandes rup­tures tech­no­lo­giques. Ain­si, un pro­duit peut être inno­vant sans pour autant repo­ser sur une tech­no­lo­gie nou­velle. Par exemple, le suc­cès phé­no­mé­nal de l’i­Pod repose sur un concept (le walk­man) et des briques tech­no­lo­giques pré­exis­tantes (for­mat de compres­sion, mémoire flash et dimi­nu­tion de la taille des disques durs, etc.). Pour preuve, le concept était prêt à être lan­cé par Com­paq mais arrê­té suite au rachat par HP… L’in­no­va­tion de l’i­Pod réside dans la qua­li­té du desi­gn, l’er­go­no­mie d’u­ti­li­sa­tion (la rou­lette) et dans le sys­tème com­plet mis à dis­po­si­tion pour le client (iPod + iTunes sur PC + iTunes Store…).

L’in­no­va­tion peut éga­le­ment être incré­men­tale et concer­ner des pro­ces­sus, des tarifs, des évo­lu­tions de fonc­tion­na­li­tés, etc. En com­plé­ment du pro­ces­sus d’in­no­va­tion condui­sant à des rup­tures fortes, toute entre­prise dite inno­vante excelle dans le pro­ces­sus de ges­tion d’in­no­va­tions de court terme – dites inno­va­tions incré­men­tales -, celles-ci devant être nom­breuses et rapi­de­ment mises sur le mar­ché pour conser­ver une avance forte sur les concurrents.

La qua­li­té de l’in­no­va­tion d’une entre­prise peut par exemple se mesu­rer par le pour­cen­tage du CA réa­li­sé par des pro­duits lan­cés depuis moins de deux ans. 3M, par son pro­gramme « 3M Acce­le­ra­tion », s’est fixé comme objec­tif d’a­voir 40 % du CA issus de pro­duits lan­cés il y a moins de quatre ans. Pour atteindre cet objec­tif, l’in­no­va­tion doit avoir pour unique objec­tif de créer de la valeur pour le client, soit en rédui­sant les prix et les coûts (ex. : Free et le haut débit, Skype et la VoIP gra­tuite, Easy­Jet avec les lignes aériennes low-cost), soit en satis­fai­sant des besoins non expri­més (ex. : SMS mobile). Appor­ter de la valeur au client sup­pose de com­prendre en détail les besoins de ses dif­fé­rents clients : c’est l’ob­jet de l’o­rien­ta­tion client.

L’orientation client, inducteur d’innovation

Le concept d’o­rien­ta­tion client ne date pas d’au­jourd’­hui et a fait déjà l’ob­jet de nom­breuses publi­ca­tions au cours des années quatre-vingt-dix. Être orien­tée client signi­fie pour une entre­prise déve­lop­per son apti­tude à satis­faire au mieux les besoins des clients actuels et futurs tout au long du cycle de vie, tout en res­pec­tant les attentes de ses action­naires. Une entre­prise orien­tée client n’est pas uni­que­ment une entre­prise qui dis­pose d’un dépar­te­ment mar­ke­ting et d’un pro­gi­ciel de rela­tions avec les clients. On pour­rait défi­nir l’o­rien­ta­tion client comme le moyen de relier plus for­te­ment le front (com­mer­cial, ser­vice client, admi­nis­tra­tion des ventes…) et le back (R & D, achat, pro­duc­tion, finance…) au ser­vice du client. En étu­diant les pra­tiques de quelques-unes des socié­tés lar­ge­ment recon­nues comme inno­vantes (Google, 3M, L’O­réal, Proc­ter & Gamble, etc.), il appa­raît que cela passe notam­ment par la mise en œuvre de deux leviers clés sou­vent peu trai­tés par les entre­prises : le déve­lop­pe­ment d’in­te­rac­tions per­ma­nentes et appro­fon­dies avec les clients, et une orga­ni­sa­tion spé­ci­fique pour ren­for­cer le lien entre mar­ke­ting et R & D.

Levier 1 : interactions permanentes et approfondies avec les clients

Plu­tôt que de par­tir de la tech­no­lo­gie, les entre­prises lea­ders en inno­va­tion ont toutes mis en place une véri­table « machine de guerre » pour mieux connaître les usages et les attentes des clients. En effet, cela consti­tue le ter­reau fon­da­men­tal qui per­met­tra de faire évo­luer le pro­duit, de cadrer les pro­grammes de recherche, de sti­mu­ler la géné­ra­tion d’i­dées nou­velles et de faci­li­ter la prio­ri­té des projets.

Les inter­ac­tions avec les clients actuels ou futurs ne doivent pas être limi­tées au ser­vice com­mer­cial et au mar­ke­ting. Chaque fonc­tion de l’entre­prise est impli­quée dans l’ex­pé­rience qu’a un client d’un pro­duit ou d’un ser­vice. Le suc­cès d’une inno­va­tion étant lié à la réponse d’un besoin expri­mé ou latent d’un client, il s’a­git de mettre en contact per­ma­nent avec le client le plus de col­la­bo­ra­teurs impli­qués dans le déve­lop­pe­ment. Pour cela, il est cru­cial de créer un véri­table dis­po­si­tif de veille client, s’ap­puyant sur la conso­li­da­tion de toutes les sources pos­sibles pour mieux com­prendre les besoins des clients.

Uti­li­ser tous les points de contact client comme sources pos­sibles d’inno­va­tion : récla­ma­tions clients, compte ren­du de visites des com­mer­ciaux et aux dis­tri­bu­teurs, compte ren­du des forums, remon­tées du ser­vice client, son­dage, obser­va­tions de clients face au pro­duit… Cer­taines entre­prises sélec­tionnent même des clients et ven­deurs pour tenir un « jour­nal de bord » afin de noter leurs réac­tions dans l’u­ti­li­sa­tion ou la vente.

• Ren­con­trer les clients dans leur envi­ron­ne­ment d’u­ti­li­sa­tion et pas for­cé­ment dans un bureau. Par exemple, Proc­ter & Gamble fait davan­tage confiance à l’ob­ser­va­tion qu’aux études de mar­ché et observe des consom­ma­teurs in situ pour iden­ti­fier les nou­veaux usages des pro­duits exis­tants et des idées de nou­veaux produits.

• Pri­vi­lé­gier les inter­views, qui sont géné­ra­le­ment aus­si effi­caces que les Focus Groups (cf. figure 2). Cer­taines entre­prises ne font pas de tests de mar­ché, par peur d’at­ti­rer l’at­ten­tion des concur­rents. En outre, cela per­met d’in­ter­vie­wer toutes les per­sonnes impli­quées dans la vente et l’u­ti­li­sa­tion du pro­duit : dis­tri­bu­teurs, pres­crip­teurs (jour­na­listes, orga­nismes…), don­neurs d’ordre… Cela per­met enfin d’im­pli­quer les ingé­nieurs R & D dans l’é­coute du client et de les faire ren­con­trer des clients. Ain­si, 3M place en immer­sion des sala­riés chez les plus gros dis­tri­bu­teurs (par exemple Home Depot) pour ques­tion­ner les consom­ma­teurs sur leurs pro­blèmes quo­ti­diens quels qu’ils soient. De même, tous les cadres de l’en­tre­prise AOL par­ti­cipent à des ren­contres chez l’a­bon­né et lui posent des ques­tions sur sa per­cep­tion du ser­vice et les pistes d’a­mé­lio­ra­tion possibles.

• Cap­tu­rer le « quoi » pas le « com­ment » dans les remon­tées client. Plu­tôt que de rete­nir la solu­tion pro­po­sée par le client, il faut s’at­ta­cher à ce que cela signi­fie comme exi­gence fonc­tion­nelle. Par exemple, quand un client d’un fabri­cant de vis­seuse sans fil dit « Pour­quoi ne met­tez-vous pas des pro­tec­tions pour pro­té­ger les contacts des bat­te­ries ? » il faut tra­duire cela par « Les bat­te­ries de la vis­seuse sont pro­té­gées d’une chute acci­den­telle » et non par « Les contacts de la bat­te­rie de la vis­seuse sont pro­té­gés par des cla­pets plas­tiques cou­lis­sants ». Il est très impor­tant de dis­so­cier à ce stade les besoins ou attente des clients (le sou­hai­table) avec ce qu’il est pos­sible de faire tech­ni­que­ment (le pos­sible). En effet, le tra­vers habi­tuel est de ne rete­nir que ce que l’en­tre­prise peut réa­li­ser, oubliant ain­si tout le reste qui consti­tue un for­mi­dable creu­set de nou­velles oppor­tu­ni­tés d’in­no­va­tion. Au contraire, en fixant des objec­tifs éven­tuel­le­ment très ambi­tieux, cela met en ten­sion la R & D et favo­rise l’é­mer­gence de nou­velles solu­tions. L’ob­jec­tif du chef de pro­jet de Canon était par exemple de mettre sur le mar­ché un pho­to­co­pieur « simple à uti­li­ser », « sans main­te­nance lourde » et « à prix infé­rieur à 1 000 $ ». Même si tout le monde pen­sait cet objec­tif irréa­li­sable, l’é­quipe pro­jet a per­sé­vé­ré pour fina­le­ment trou­ver la tech­no­lo­gie per­met­tant de réduire les coûts de façon très impor­tante par rap­port aux pro­duits d’alors.

• Iden­ti­fier et s’ap­puyer sur les uti­li­sa­teurs lea­ders, c’est-à-dire ceux qui anti­cipent les béné­fices d’une solu­tion pour leurs besoins propres et la déve­loppent ou la « bri­colent » par eux-mêmes. Ain­si, 3M a sélec­tion­né un panel de consom­ma­teurs avant-gar­distes inté­grés dès la phase du concept pour tes­ter des idées et éven­tuel­le­ment en sug­gé­rer de nou­velles. De même, sur le même concept, la socié­té Shure était ini­tia­le­ment spé­cia­li­sée dans les pro­duits pour les pro­fes­sion­nels du son (ingé­nieurs du son, musi­ciens, etc.) et pro­dui­sait en par­ti­cu­lier des écou­teurs à iso­la­tion pho­nique pour la scène. Une approche limi­tée à cet usage aurait empê­ché la socié­té de s’a­per­ce­voir que ses coû­teux écou­teurs se révé­laient éga­le­ment uti­li­sés par ses clients pro­fes­sion­nels pour leurs lec­teurs MP3. Elle n’au­rait alors pas sai­si l’op­por­tu­ni­té de lan­cer avec suc­cès une gamme spé­ci­fique pour les particuliers.

Le client peut per­mettre d’i­den­ti­fier de nou­velles idées mais éga­le­ment de reca­drer un déve­lop­pe­ment en cours. Ain­si, Google met à dis­po­si­tion rapi­de­ment une ver­sion Bêta afin de la tes­ter auprès d’u­ti­li­sa­teurs, pour peau­fi­ner les fonc­tion­na­li­tés du pro­duit et déci­der de pour­suivre ou non le pro­jet en fonc­tion de l’in­té­rêt des tes­teurs. Pour l’a­nec­dote, Pfi­zer avait ini­tia­le­ment déve­lop­pé le sil­dé­na­fil comme médi­ca­ment contre les mala­dies car­dio­vas­cu­laires, les essais cli­niques ont été arrê­tés mais les patients mas­cu­lins ne vou­laient pas rendre le sur­plus de cachets : le Via­gra ® était né !

Levier 2 : organisation spécifique pour renforcer le lien entre le marketing et la R & D

L’or­ga­ni­sa­tion devra per­mettre une inter­face opti­male entre le mar­ke­ting et la tech­nique, c’est-à-dire, entre le sou­hai­table et le pos­sible. Malheureu­sement, les rela­tions entre le mar­ke­ting et la R & D sont bien sou­vent ora­geuses quand elles ne sont pas sim­ple­ment inexis­tantes. La plu­part des entre­prises conce­vant et commer­cia­li­sant des pro­duits ren­contrent des dif­fi­cul­tés dans la coor­di­na­tion entre ces deux fonc­tions, qui n’ont pas les mêmes cultures ni les mêmes hori­zons de temps : le mar­ke­ting tra­vaille plu­tôt sur le court terme (« Mon concur­rent a sor­ti cela, com­ment réagir ? ») et la R & D sur le moyen – long terme (« Lais­sez-moi réflé­chir aux pro­duits de demain ! »). Ce manque de com­mu­ni­ca­tion vire par­fois au dia­logue de sourds : à la R & D, le mar­ke­ting dit sou­vent : « Voi­ci notre idée de pro­duit. Mer­ci de nous le déve­lop­per au plus vite… » auquel la R & D répond « Ce n’est pas fai­sable » ou « Ce n’est pas dans la road­map » ; la R & D vient géné­ra­le­ment voir le mar­ke­ting avec le dis­cours sui­vant : « Nous avons décou­vert une superbe tech­no­lo­gie. Est-ce que vous auriez une idée d’ap­pli­ca­tion ? » Ces deux fonc­tions deviennent ain­si « adver­saires par acci­dent » : sans vision sur les oppor­tu­ni­tés de déve­lop­pe­ment et les besoins des clients, le mar­ke­ting se foca­lise sur le court terme, ce qui empêche clai­re­ment de défi­nir la stra­té­gie R & D. Sans direc­tion claire, la R & D déve­loppe selon ses propres cri­tères ce qui lui semble le plus utile et le plus per­ti­nent, à savoir des pro­jets à long terme sans réelle appli­ca­tion. Inadap­tés aux objec­tifs du mar­ché, les pro­duits mis au point par la R & D limitent encore les pos­si­bi­li­tés du mar­ke­ting d’ob­te­nir une meilleure vision des oppor­tu­ni­tés de déve­lop­pe­ment, etc.

Ce manque de com­mu­ni­ca­tion a mal­heu­reu­se­ment trois effets par­ti­cu­liè­re­ment néfastes pour la com­pé­ti­ti­vi­té de l’en­tre­prise : l’offre de pro­duits ne se renou­velle pas suf­fi­sam­ment, par manque d’in­no­va­tion struc­tu­rée. Les pro­duits ven­dus ne sont alors que repa­cka­gés sans réel ajout de valeur pour le client et sont concur­ren­cés par des pro­duits simi­laires à bas coûts. Deuxième effet, en cas de lan­ce­ment de nou­veaux pro­duits ou ser­vices, le taux d’é­chec sur le mar­ché aug­mente for­te­ment, fai­sant que l’en­tre­prise vit de plus en plus sur le suc­cès de ses anciens pro­duits, avec un chiffre d’af­faires réa­li­sé essen­tiel­le­ment avec ces pro­duits. Cer­taines entre­prises luttent contre ce phé­no­mène en mul­ti­pliant les lan­ce­ments de pro­duits, au risque de com­plexi­fier la gamme et de géné­rer des sur­coûts de ges­tion et de pro­duc­tion. Enfin, une par­tie non négli­geable de la R & D tra­vaille sur des pro­jets inutiles ou non ali­gnés avec les objec­tifs stra­té­giques de la socié­té, aug­men­tant ain­si les sur­coûts à assu­mer. Comme me le rap­pe­lait récem­ment un diri­geant en repre­nant ce qu’on dit de la publi­ci­té : « Je sais que 50 % de ma R & D ne sert à rien, mais je ne sais pas quelle par­tie je dois sup­pri­mer. »

Deux leviers sont pos­sibles pour trai­ter cette question :
• créer des équipes de déve­lop­pe­ment trans­verses mar­ke­ting et R & D éva­luées sur les mêmes objec­tifs d’un pro­jet avec des indi­ca­teurs de mar­ché : date de mise sur le mar­ché, chiffre d’af­faires géné­ré, marge par pro­duit, nombre de clients… Ain­si, chez EBay ou Google, les chefs de pro­jet sont trans­verses et gèrent les équipes tech­niques et mar­ke­ting. Chaque équipe rend des comptes au Comi­té de direc­tion qui passe en revue les idées et les projets ;
 créer un réfé­ren­tiel de trans­fert entre les besoins fonc­tion­nels du client et les carac­té­ris­tiques tech­niques cor­res­pon­dantes afin que cha­cun intègre le voca­bu­laire de l’autre. Dans le contexte de pro­jets impli­quant plu­sieurs mil­liers de per­sonnes, PSA a par exemple construit un réfé­ren­tiel per­met­tant de mesu­rer de façon concrète la qua­li­té per­çue d’un véhi­cule et a éla­bo­ré un indi­ca­teur qui faci­lite la com­mu­ni­ca­tion entre R & D et mar­ke­ting : ain­si, la carac­té­ris­tique d’une sur­face « agréable au tou­cher » deman­dée par le mar­ke­ting est tra­duite en termes tech­niques pour la R & D sur des cri­tères vali­dés par le mar­ke­ting. Chaque véhi­cule de la concur­rence et chaque pro­jet de véhi­cule PSA peuvent dès lors être mesu­rés et com­pa­rés grâce à cette échelle. La commu­ni­ca­tion entre les deux fonc­tions s’en trouve ain­si amé­lio­rée avec une inci­dence sur l’ef­fi­ca­ci­té des déve­lop­pe­ments et la qua­li­té des produits.

« On n’est jamais assez proche du consom­ma­teur et plus on est proche de lui, plus on connaît ce qu’il fait et com­ment il vit et ce dont il a besoin » rap­pelle régu­liè­re­ment le CEO de Proc­ter & Gamble qui pour­tant a inves­ti consi­dé­ra­ble­ment sur ce volet. Les entre­prises inno­vantes ont toutes mis en place des orga­ni­sa­tions tour­nées vers les clients afin de mieux détec­ter leurs besoins actuels et futurs et de trou­ver les tech­no­lo­gies (ou les par­te­naires) pour y répondre. À l’in­verse, les entre­prises réel­le­ment orien­tées client ont éga­le­ment pour la plu­part une bonne capa­ci­té d’in­no­va­tion : en effet, être inno­vant et être orien­té client demande dans les deux cas une forte com­pré­hen­sion des besoins et des attentes des clients afin de les tra­duire dans une offre (pro­duit + ser­vice + prix) attrayante. Par ailleurs, le fait d’or­ga­ni­ser l’en­tre­prise par seg­ment client et non par ligne de pro­duit per­met de faci­li­ter la proxi­mi­té des fonc­tions mar­ke­ting et dévelop­pement, et de favo­ri­ser ain­si l’in­no­va­tion. Cepen­dant, même foca­li­sée sur le client, l’or­ga­ni­sa­tion ne doit pas être trop rigide car les besoins des clients évo­luent conti­nuel­le­ment et une orga­ni­sa­tion figée ne per­met­trait pas une réac­ti­vi­té opti­male. Ain­si, si l’in­no­va­tion n’est pas une science exacte, une orga­ni­sa­tion cen­trée sur le client per­met de l’at­teindre plus faci­le­ment. C’est sans doute là que réside la plus grande dif­fé­rence avec le Graal …

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