L’INSEAD, pionnière en France du financement à l’américaine

Dossier : Le financement de l'enseignement supérieur et de la rechercheMagazine N°634 Avril 2008
Par Gabriel HAWAWINI

L’INSEAD a été la pion­nière en France d’une cam­pagne de levée de fonds à l’américaine. Gabriel Hawa­wi­ni, ancien dean de l’INSEAD, nous livre sa vision quant à son rôle dans cette ini­tia­tive mais éga­le­ment sur l’avenir du finan­ce­ment pri­vé dans les grandes écoles et uni­ver­si­tés françaises.

Quel est le rôle du responsable ?

Une pre­mière en France
Lorsque l’INSEAD lance sa pre­mière cam­pagne de levée de fonds en 1995, elle est la pre­mière ins­ti­tu­tion d’enseignement supé­rieur basée en France à appli­quer les méthodes de fun­drai­sing déjà éprou­vées outre-Atlan­tique et outre-Manche pour convaincre anciens élèves et entre­prises de se mobi­li­ser pour son déve­lop­pe­ment. Fort des 120 mil­lions d’euros col­lec­tés en cinq ans et après une phase de pré­cam­pagne « silen­cieuse », l’INSEAD a lan­cé en 2004 sa deuxième cam­pagne dont l’objectif est de recueillir 200 mil­lions d’euros d’ici 2010. Fin 2007, 170 mil­lions ont été collectés.

J’ai rejoint la cam­pagne de l’INSEAD en 1998. Avant cela, lorsque j’assistais au dis­cours du dean pré­cé­dent, je trou­vais qu’il racon­tait des choses extra­or­di­naires sur l’école et j’avais l’impression que les dona­teurs frap­paient à notre porte plu­tôt que nous n’allions les cher­cher. C’est la pre­mière leçon de fun­drai­sing que j’ai rete­nue : les gens donnent à ceux qui réus­sissent. Le res­pon­sable d’une école repré­sente l’institution, il est donc la per­sonne clé pour les contacts. Mais pour réus­sir, il faut que la cam­pagne soit ancrée dans la réa­li­té de ce que fait l’école, au cœur de son acti­vi­té afin de mobi­li­ser les troupes. Il faut que celles-ci com­prennent que la cam­pagne est cen­trale pour l’avenir de l’institution. La pre­mière bataille d’une cam­pagne, c’est l’interne. Il faut être armé, avoir ses bataillons en ordre de marche. À l’INSEAD, nous n’avons pas mobi­li­sé tous les pro­fes­seurs, sauf ceux qui y ont vu leur avan­tage à tra­vers la créa­tion de chaires et de centres de recherche. Il est néces­saire de faire beau­coup de com­mu­ni­ca­tion en interne sinon vous n’êtes pas cré­dible. Le mes­sage que vous devez faire pas­ser n’est pas for­cé­ment le même qu’en externe.

Quel temps faut-il y consacrer ?

À la fin de la cam­pagne, j’y consa­crais près de deux tiers de mon temps. Cette situa­tion nous a obli­gés à créer deux postes de vice-doyen, l’un en charge des affaires aca­dé­miques, l’autre des affaires admi­nis­tra­tives. On retrouve ici l’organisation des uni­ver­si­tés amé­ri­caines, avec un pré­sident dont le rôle est essen­tiel­le­ment externe, un pro­vost en charge de l’académique et un res­pon­sable de l’administratif. Je recon­nais cepen­dant qu’en France la culture n’a pas évo­lué et que cette sépa­ra­tion des rôles n’est pas encore acquise, tout passe encore trop par le direc­teur général.
Il faut savoir qu’à l’INSEAD nous avions un enjeu géo­gra­phique impor­tant avec des anciens élèves très épar­pillés, ce qui explique le temps que je consa­crais à de nom­breux dépla­ce­ments. D’ailleurs lorsque nous avons démar­ré la pre­mière cam­pagne, nous n’avions pas encore de cré­di­bi­li­té vis-à-vis de nos anciens, c’est pour­quoi nous avions mis l’accent sur les entre­prises. Cela étant dit, la sépa­ra­tion entre dons d’anciens et dons d’entreprises n’est pas tou­jours très claire. Dans notre cas, 70 % des dons d’entreprises avaient été faits par l’intermédiaire d’anciens élèves tra­vaillant dans ces entreprises.

À quoi faut-il veiller particulièrement ?

l’INSEAD
Cam­pus de Singapour.

Créée en 1957, actuel­le­ment diri­gée par J. Frank Brown, l’INSEAD pos­sède un cam­pus en Europe (Fon­tai­ne­bleau) et un autre en Asie (Sin­ga­pour). Le corps pro­fes­so­ral compte 143 pro­fes­seurs per­ma­nents et affi­liés, issus de 31 pays et 84 pro­fes­seurs « visi­tants ». Sur l’ensemble des deux cam­pus, le per­son­nel est de 512 per­sonnes. 887 étu­diants en MBA sont issus de 73 natio­na­li­tés. Plus de 7 000 par­ti­ci­pants aux pro­grammes de for­ma­tion per­ma­nente viennent de 120 pays et de 2000 entre­prises. Le pro­gramme PhD compte 64 étu­diants de 21 natio­na­li­tés. 33 000 alum­ni (anciens élèves) sont répar­tis dans 150 pays.

Il faut pou­voir s’adapter à des ambi­tions dif­fé­rentes car les mes­sages sont dif­fé­rents selon que vous vous adres­siez à des anciens élèves, des pro­fes­seurs ou des membres du Conseil d’administration, et même les anciens ne forment pas un groupe homo­gène. Il faut sans cesse jon­gler en s’assurant de ne pas diluer le mes­sage : il faut assu­rer la cohé­rence d’un mes­sage glo­bal et des mes­sages pour chaque cible. Il est éga­le­ment néces­saire de veiller à ce que le tra­vail conti­nue d’être sui­vi en interne car le temps que vous pas­sez dans une cam­pagne peut être une excuse pour vous cri­ti­quer. Un autre point de vigi­lance est de faire atten­tion à ne pas pro­mettre ce que l’on ne peut tenir. On se prend assez vite au jeu du fun­drai­sing et il est facile de faire des pro­messes pour obte­nir un don impor­tant, or si l’interne ne suit pas et que vous ne pou­vez réa­li­ser votre pro­messe, il y a dan­ger. Le cau­che­mar est d’avoir bou­clé un don dif­fi­cile et qu’il ne soit pas réa­li­sable en interne. Cer­tains dons créent de nou­veaux besoins qui ne sont pas for­cé­ment néces­saires à l’institution. Il faut tou­jours avoir cette for­mule en tête : The cam­pai­gn is a suc­cess but the school is ban­krupt. Bref, il faut que le direc­teur géné­ral soit très dis­ci­pli­né et s’entoure de dif­fé­rents comi­tés pour se pro­té­ger et ne pas trop indi­vi­dua­li­ser la démarche.

Comment faire partager cette vision au donateur ?

Faire atten­tion à ne pas pro­mettre ce que l’on ne peut tenir

La chose la plus impor­tante est d’éduquer et de convaincre le dona­teur de l’importance de sou­te­nir l’école, sur­tout en France, et cela peut prendre des dizaines de visites. Un ancien peut com­prendre que son école ait besoin de finan­cer des bourses annuelles en flux béné­fi­ciant à un grand nombre d’étudiants, plu­tôt que de dépendre des 4 % de ren­de­ment d’un fonds de dota­tion qui auront un impact beau­coup plus limi­té sur le recru­te­ment des élèves béné­fi­ciaires de ces bourses. Par ailleurs, les anciens réclament une très grande trans­pa­rence de votre situa­tion finan­cière. Ils ne don­ne­ront pas si votre situa­tion est catas­tro­phique mais au contraire s’ils sentent que la situa­tion finan­cière est solide et que leur argent sera bien géré et uti­li­sé. Regar­dez Har­vard, c’est une véri­table machine à atti­rer des fonds. Il y a encore des mythes dans cer­taines écoles où le fait d’aller cher­cher de l’argent à l’extérieur est tabou. Or, au regard des enjeux d’aujourd’hui, il faut créer une culture du don, cela peut prendre du temps et se fait « visite après visite ».

Impli­quer les anciens dans des activités
L’INSEAD orga­nise des réunions dans tous les pays et le dean s’y rend mais pas for­cé­ment pour deman­der de l’argent. Nous avons fait de même avec les entre­prises, en créant des réseaux où l’on ne parle jamais d’argent au début. Par ailleurs, le Conseil d’administration de l’école est com­po­sé à 40 % d’anciens élèves. Ce n’est pas aux anciens de gérer l’école, même si ceux-ci demandent sou­vent à être impli­qués dans les pro­jets qu’ils financent. Avec la mul­ti­pli­ca­tion des pro­jets et des dons, cette situa­tion peut être dif­fi­cile à gérer. C’est pour­quoi le fonds annuel qui mutua­lise les petits dons apporte plus de flexi­bi­li­té. Il faut savoir qu’il existe actuel­le­ment aux États- Unis un cer­tain nombre de pro­cès inten­tés par des dona­teurs contre des uni­ver­si­tés qui n’ont pas réa­li­sé ce que les dona­teurs sou­hai­taient financer.

Les grandes écoles fran­çaises ont la chance d’avoir des anciens à des postes impor­tants, ce qui n’est pas le cas dans tous les pays. Ils peuvent ain­si appor­ter à leur école à titre per­son­nel ou au nom de leur entre­prise. Par ailleurs, les aspects fis­caux en France se sont consi­dé­ra­ble­ment assou­plis et ne peuvent plus repré­sen­ter une excuse. Il existe donc des oppor­tu­ni­tés mais un réflexe per­dure, celui de croire que c’est le rôle de l’État de sub­ve­nir à ces besoins de déve­lop­pe­ment au pré­texte que moi, dona­teur poten­tiel, je paie des impôts. À l’INSEAD, nous avons pu faire des tests en fonc­tion de la natio­na­li­té et du lieu de rési­dence. Si vous pre­nez tous les anciens qui vivent aux États-Unis, béné­fi­ciant donc des mêmes avan­tages fis­caux, vous consta­tez que ce sont les Amé­ri­cains de nais­sance qui donnent plus que les autres. Le fac­teur cultu­rel reste donc pré­pon­dé­rant par rap­port au fac­teur fis­cal. En France, il existe encore une culture très catho­lique où le don est des­ti­né aux plus déshé­ri­tés. Il faut cepen­dant que les anciens com­prennent qu’en sou­te­nant leur école, ils inves­tissent dans leur diplôme. Ils sont très sen­sibles à l’image de marque de leur école, en rédi­geant un chèque, ils défendent leur marque. Très peu de gens donnent pour don­ner, ils donnent parce qu’il en va de leur intérêt.

Quelle est la part du fonds de dotation (endowment) ?

En tant que direc­teur de l’INSEAD, je pré­fé­rais du cash pour répondre aux besoins de l’école, et le Conseil d’administration pen­chait pour une capi­ta­li­sa­tion des fonds. Il est impor­tant d’annoncer dès le départ la part que pren­dra la capi­ta­li­sa­tion par rap­port aux flux dans les objec­tifs de la cam­pagne. Fina­le­ment la répar­ti­tion 50/50 semble assez typique de ces cam­pagnes. Pour sa deuxième cam­pagne, l’INSEAD semble aujourd’hui pous­ser le balan­cier vers l’endowment. Par ailleurs, il est impor­tant que ce soit l’école qui le gère avec des règles d’investissement claires et pru­dentes. Nous sommes sur des ren­de­ments de 4 ou 5 % envi­ron (pro­por­tion de l’endowment que l’école dépense chaque année).

Cette capitalisation est-elle ciblée ou généraliste ?

Il est rare d’avoir des dons des­ti­nés à la capi­ta­li­sa­tion qui ne soient pas ciblés. À l’INSEAD, les fonds sont capi­ta­li­sés par pro­jet, par exemple par chaire. Cela étant dit, d’autres écoles n’ayant pas encore de fonds de dota­tion pour­raient avoir un mes­sage clair vis-à-vis de leurs anciens en leur deman­dant de la flexi­bi­li­té. Tout dépend du public, de la force de la marque et de la cohé­rence du mes­sage de la cam­pagne. Ici, encore il s’agit d’éduquer les dona­teurs potentiels.

Comment voyez-vous l’évolution en France ?

Très peu de gens donnent pour don­ner, ils donnent parce qu’il en va de leur intérêt

L’État se désen­gage et c’est une bonne chose. Doré­na­vant les citoyens euro­péens acceptent ce mes­sage. C’est la réa­li­té des choses, si vous vou­lez être com­pé­ti­tif dans un monde glo­ba­li­sé, l’État ne peut pas suivre car il repré­sente un modèle natio­nal face à un modèle mon­dial. Il ne s’agit pas d’un débat poli­tique mais d’une ques­tion de modèle. Par ailleurs, pour sur­vivre dans ce monde glo­ba­li­sé et col­lec­ter l’argent néces­saire tout dépen­dra éga­le­ment de la marque et de la taille cri­tique. Si je suis l’École poly­tech­nique, je pour­rai me déve­lop­per car mes anciens auront les moyens de s’y asso­cier, si je suis une petite école de com­merce de pro­vince, mes anciens ne pour­ront suivre. Il y aura donc néces­sai­re­ment des restruc­tu­ra­tions dans les années à venir car il n’y a pas assez d’effet d’échelle. Avec 160 M€ de bud­get, l’INSEAD est la plus impor­tante busi­ness school du monde. Si vous enle­vez le bud­get de Har­vard Publi­shing, même Har­vard Busi­ness School a un bud­get infé­rieur à celui de l’INSEAD. Il faut du scale, c’est le drame des écoles fran­çaises qui sont beau­coup trop nom­breuses et trop petites. Dans cette mon­dia­li­sa­tion, si on n’a pas l’échelle suf­fi­sante, il est très dif­fi­cile de réus­sir. La clé est qu’il faut être expan­sion­niste, tout en gar­dant l’exigence de qualité.

Pro­pos recueillis par Marie-Sté­phane Mara­deix et Xavier Michel (72)

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