L’intelligence artificielle oblige à repenser les fondements de notre capitalisme
D’un coté les grands groupes qui visent le court-terme avec des actionnaires qui exigent des retours sur investissement rapides. De l’autre des start-up, dont l’objectif n’est plus de se faire racheter mais de créer leur monopole, avec l’aide de fonds de capital-risque qui ne financent que des projets très risqués et très gourmands en capital.
Tu as été, aux côtés de Paul Hermelin, chef de projet du plan big data pour l’initiative « nouvelle France industrielle » du gouvernement, peux-tu nous parler de cette expérience ?
C’est un plan un peu particulier, car il n’est pas directement lié à la réalisation d’un objectif industriel comme l’avion électrique ou à l’animation d’une filière industrielle particulière.
Les enjeux du big data sont en effet présents dans toutes les industries, manufacturières ou de services, et ces enjeux sont souvent transversaux, comme l’évolution de la relation client ou la modification des modèles d’affaires.
“ Les entreprises du CAC 40 investissent de manière trop prudente ”
Avec Paul Hermelin, nous avons donc décidé de promouvoir une approche par la demande (issue de la sensibilisation des grands groupes aux enjeux), plutôt qu’une approche par l’offre (financer des start-up et espérer qu’elles arriveront à se développer).
Avec les dirigeants, nous avons parlé de données et d’ubérisation de l’économie, car il est important qu’ils évitent d’imaginer le futur comme une interpolation du passé. Nous sommes en effet en train de passer d’une industrie où les clients achètent et financent des biens manufacturés à une industrie de services où les clients louent l’accès à des plateformes financées par les propriétaires de ces plateformes.
Ainsi, par exemple, l’industrie de l’automobile se transforme progressivement en industrie de services de mobilité, et les concurrents de Renault seront peut-être davantage Google ou Apple que Volkswagen. Le contexte est donc très différent.
REPÈRES
Le plan big data est l’une des 34 priorités de la « nouvelle France industrielle », le plan de « reconquête industrielle » lancé par Arnaud Montebourg en septembre 2013. La nouvelle France industrielle (NFI) entend réussir la réindustrialisation française.
Objectif : amener chaque entreprise à franchir un pas sur la voie de la modernisation de son outil industriel et de la transformation de son modèle économique par le numérique.
La nouvelle France industrielle repose sur 9 solutions industrielles qui apportent des réponses concrètes aux grands défis économiques et sociétaux et positionnent nos entreprises sur les marchés d’avenir dans un monde où le numérique fait tomber la cloison entre industrie et services.
(Source : www.economie.gouv.fr)
En quoi le big data change-t-il le rapport à la finance des entreprises ?
Nous sommes en train de vivre des mutations du capitalisme aussi importantes qu’au XIXe siècle où le rôle de l’argent et du salariat ont été redéfinis. Actuellement, les entreprises du CAC 40 investissent de manière trop prudente et parcimonieuse : elles minimisent le risque, cherchent un temps de retour sur investissement court et ont du mal à remettre en question leur modèle d’affaires.
Il est plus risqué de laisser de l’argent dormir sur son compte bancaire que de l’investir dans des entreprises comme Uber. © WORAWEE MEEPIAN / SHUTTERSTOCK.COM
À l’opposé, les grands fonds de capital-risque, notamment américains, ne financent que des projets très risqués et très gourmands en capital, mais dont l’objectif, à horizon relativement lointain, est la constitution d’un nouveau monopole d’usage pouvant, à terme, dicter ses conditions au marché.
Or, comme ils l’ont fait ces dernières décennies, les grands groupes continuent de penser qu’il faut avoir de bonnes relations avec les « gentilles » start-up qu’ils pourront racheter un jour pour internaliser leurs innovations. Cette approche est toujours intéressante, mais l’avènement de l’économie des plateformes, financées non pas en millions, mais en milliards, a complètement changé la donne.
Ces plateformes ont en effet la volonté et les capacités financières pour s’attaquer non pas à la marge, mais au cœur des marchés historiques. Le modèle d’affaires de ces start-up new look n’est plus du tout de se faire racheter par des grands groupes mais plutôt de leur faire une concurrence frontale et de prendre leur place.
SE RÉINVENTER POUR SURVIVRE
Pour survivre, les entreprises doivent se réinventer, ce qui les conduit parfois à devoir construire une activité (de services) dont le succès peut tuer, à terme, leur propre activité historique, avec des solutions construites de manière hybride entre industrie et finance, comme les start-up.
Dans ce contexte, le risque pour les grands groupes est en fait de se faire dévorer de deux manières. D’une part par le bas, car ils vont perdre des clients. Aujourd’hui, les entreprises du Web n’ont plus besoin d’avoir recours à leurs services, car elles souhaitent produire elles-mêmes et ont une volonté intégratrice, comme Apple qui possède ses data center, ses unités centrales de traitement et ses processeurs graphiques.
C’est dans l’ADN de ces entreprises que d’internaliser tout ce qui peut avoir un impact sur leur business. D’autre part par le haut : les start-up captent une partie des usages (et donc du marché) par les services. Par exemple, dans le monde de l’assurance, si les clients n’achètent plus de voitures (en faisant plutôt du covoiturage, de la location occasionnelle, bref en remplaçant la propriété d’une voiture par son usage), ils n’ont plus besoin de l’assurer.
Le constat que tu fais est assez sombre pour les grands groupes, comment peuvent-ils s’organiser pour se défendre ?
Face à ce nouvel environnement économique, ma préconisation est de sortir du modèle qui consiste à investir dans les start-up pour faire de la communication, sans vraiment prendre au sérieux ces entreprises.
Au contraire, il faut faire comme Alphabet (la holding qui détient Google), c’est-à-dire créer une holding, racheter une ETI florissante (avec 150 personnes environ), la financer à hauteur de plusieurs centaines de millions d’euros d’argent frais, puis assurer le transfert de valeur entre l’ancien business et le nouveau (mettre en commun les bases clients par exemple, licencier la technologie, l’accès aux réseaux, etc.).
D’ailleurs, pour injecter une telle quantité d’argent frais, il faut faire appel à des investisseurs privés qui veulent avoir de la visibilité sur la stratégie de l’entreprise. C’est une forme « d’industrie financiarisée » qu’il n’est pas facile d’accepter pour des industriels habitués à maîtriser entièrement leur appareil productif.
Quels sont les obstacles que vous voyez pour aller vers ce nouveau modèle capitalistique ?
Pour permettre la croissance des grands groupes, il faut qu’ils prennent l’habitude d’aller chercher cet argent à l’extérieur pour financer le Schumpeter externalisé, car il est souvent plus facile de trouver de l’argent en externe qu’en interne.
SCHUMPETER EXTERNALISÉ
Il ne faut pas que la société mère détienne la majorité du capital de la nouvelle structure. En effet, si l’entreprise historique détient plus de 50 % de la nouvelle entreprise, la tentation sera grande pour les actionnaires, les dirigeants, les employés, les syndicats, etc., au gré des changements de stratégie, de vouloir étouffer cette nouvelle entreprise qui va aspirer une partie de la valeur de l’entreprise historique.
J’appelle cette méthode du Schumpeter externalisé.
En effet, en interne, les actionnaires sont frileux, les risques sont grands si les investissements se révèlent mauvais, en termes d’emplois, de capacités à lancer de nouveaux projets, etc. En revanche, chercher de l’argent en externe comporte moins de risques (les liquidités n’ont jamais été aussi nombreuses sur les marchés qu’aujourd’hui, il y a donc des opportunités à saisir).
Aujourd’hui, avec les taux réels négatifs, il est plus risqué de laisser de l’argent dormir sur son compte bancaire que de l’investir dans des entreprises comme Uber. C’est en tout cas ce que pensent nombre d’investisseurs.
Ce nouveau capitalisme échappe en grande partie aux banques, à part peut-être à Goldman Sachs, car il est essentiellement financé par des milliardaires, c’est-à-dire des canaux qui échappent aux banques.
Le problème est que les patrons des grandes entreprises sont sur un siège éjectable en permanence, sont dans le court terme et ne peuvent pas investir, alors qu’ils ont en face d’eux des entrepreneurs. Le pire ennemi des grands groupes, c’est le profit à court terme.
La loi Informatique et libertés est à double tranchant. Elle rassure le consommateur mais peut aussi être un frein à l’innovation en empêchant de constituer de grandes bases de données et des plateformes. © FOTOLIA.COM
Souvenons-nous qu’une entreprise comme Amazon perd encore de l’argent. Or, c’est une entreprise qui peut facilement mettre à mal des secteurs qui n’investissent pas assez, comme le secteur bancaire.
En effet, elle nous connaît à travers nos achats de façon très précise (elle sait si nous sommes fidèles aux marques par exemple, quel téléphone nous avons, si nous sommes des early adopters, aimons prendre des risques, etc.) beaucoup plus finement que les banques.
Si demain Amazon se transforme en banque, elle ne connaîtra plus seulement nos dépenses, mais aussi nos revenus. Elle pourra alors se mettre à distribuer des produits d’épargne mieux que quiconque, car qui est mieux placé pour connaître le profil de risque d’une personne qu’une entreprise qui connaît les revenus et les dépenses de ses clients ?
Le seul et unique moyen pour les banques de se protéger est de devenir des Amazon, c’est-à-dire de connaître les dépenses de ses clients et donc d’inventer des modèles éloignés de ce qu’elles ont toujours fait.
L’intelligence artificielle permet d’analyser de la donnée transversale et de casser les silos d’informations afin d’accéder à ces niveaux de connaissance de ses clients.
La situation des start-up en France est-elle plus encourageante ?
Le marché français est trop petit. Cela rend l’accès aux données difficile. Le problème du marché européen, c’est qu’il y a N marchés indépendants. Le marché unique, ça marche peut-être pour les grands groupes, mais pas du tout pour les petites entre prises.
ACCEPTER DE PAYER TROIS FOIS !
C’est aujourd’hui aux grands groupes de recréer l’écosystème qu’ils ont contribué à assécher.
Et pour cela, il faut qu’ils acceptent de payer 3 fois une start-up : une fois au moment de la corporate venture, une deuxième fois en achetant des produits pour la faire vivre, et une troisième fois en la rachetant beaucoup plus cher après l’avoir l’aidée à se développer à l’international.
Un entrepreneur français connaît finalement mieux le marché américain à travers TechCrunch que le marché britannique. Il y a très peu de plateformes françaises, car elles nécessitent beaucoup de capitaux.
Les grandes entreprises prennent les idées des start-up mais ne jouent pas le jeu de vraiment faire émerger des start-up, ce que celles-ci ont compris, et ces dernières évitent donc les grands groupes comme clients quand leurs modèles d’affaires le leur permettent.
Le problème de l’intelligence artificielle en France n’est donc pas tant au niveau de la recherche scientifique, qui est excellente, mais dans la réticence des grandes entreprises à devenir des accélérateurs de start-up en acceptant de les payer trois fois et avec l’argent des autres (en levant des fonds auprès d’investisseurs privés).
Y a‑t-il d’autres obstacles à la croissance économique permise par l’IA ?
Il y a aussi des obstacles institutionnels. Par exemple, la loi Informatique et libertés est à double tranchant. Si c’est un label de qualité à l’export, c’est un atout : cela rassure le consommateur que de savoir que ses données seront traitées de façon éthique.
“ Le seul et unique moyen pour les banques de se protéger est de devenir des Amazon ”
Mais cela peut aussi être un frein à l’innovation si cela empêche de constituer de grandes bases de données et des plateformes.
La protection des données privées est importante mais en même temps, il ne faut pas réguler tout de suite pour ne pas tuer l’innovation. L’approche juridique française (loi cadre vs jurisprudence aux États-Unis) peut être un frein en France.
La loi Informatique et libertés a été écrite au moment où les data lakes n’existaient pas. Il faut selon moi réécrire la loi en s’appuyant sur la notion d’usage, c’est-à-dire que c’est l’usage qui sera fait des données qui déterminera si cette collecte est légitime ou non et comment il faut l’encadrer.