L’inventeur de la boîte noire : François HUSSENOT (30), 1912–1951
Allocution prononcée par Jean Forestier lors du baptême de la promotion François Hussenot de l’École du personnel navigant d’essais et de réception (EPNER) le 20 juillet 1995.
Jean Forestier est décédé le 16 janvier 2001.
Allocution publiée dans La Lettre des vieilles racines (Professionnels et amis de l’aéronautique et de l’espace), n° 13, janvier 1999.
En arrivant au Centre d’essais en vol à ma sortie d’école en 1949, je ne m’étais pas senti en présence d’un macrosystème ! Non j’avais plutôt eu le sentiment d’entrer dans un royaume de boy-scouts, et ce pour trois motifs, que je vais essayer de préciser d’emblée :
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Archives Hussenotles hommes d’abord, avec notamment François Hussenot, le père des Méthodes et Moyens d’essais ; pour nous, les premières promotions de l’après-guerre de Sup’Aéro, François Hussenot avait d’abord été le professeur qui nous avait communiqué sa foi en la rigueur et l’audace nécessaires aux mesures en vol, en paraphrasant le titre d’un livre dédié à la « rigueur et audace aux essais en vol » paru à cette même époque, livre d’où le nom de François Hussenot est curieusement absent. Parler de François Hussenot comme de « l’ingénieur en chef de l’Air Hussenot » m’est impossible pour deux autres raisons ; la première est qu’au CEV, à la fin des années quarante, tout le monde ne l’appelait que « Mon Colonel » ; la seconde est que François Hussenot a créé l’HB (Hussenot-Beaudoin), de 1935 à 1944, soit entre 23 et 32 ans, c’est-à-dire avant d’accéder aux grades précités ; je ne parlerai donc que de François Hussenot et de son œuvre ;
- une caractéristique essentielle de ces hommes ensuite, dont je devais avoir confirmation un jour, à un déjeuner à Rosières, en entendant un pilote d’essai, récemment diplômé et par ailleurs homme politique français, reconnaître, que c’était à l’EPNER qu’il avait réalisé ce qu’était « l’honnêteté intellectuelle » ;
- la faiblesse de nos moyens enfin, point sur lequel j’aurai sûrement l’occasion d’insister à plusieurs reprises ; notons seulement, dès maintenant, qu’à Brétigny, en 1949, nous étions encore logés dans des baraquements en bois et allions déjeuner de l’autre côté du terrain, aux « Casernes », retapées. Les installations neuves ne sortaient pas encore de terre ;
- reconnaissons que le comportement de ces hommes restait très « gamin » et qu’ils se livraient parfois à des manifestations et des confrontations « homériques », mais ceci est une autre histoire.
La trentaine de témoignages déjà recueillis est à la base des informations présentées ici, notamment ceux de Jean Idrac, successeur de François Hussenot à la tête du Service « Méthodes » du CEV, et de Jean Desoize, artisan SFIM du succès de l’opération 100 000 heures ; la rédaction d’un document de synthèse final de cette enquête se heurte aux incertitudes subsistant sur la période de gestation des HB (1935−1944) et sur les premières exportations.
Le vif du sujet, maintenant : au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, alors qu’altitude et vitesse de vol allaient faire un nouveau bond avec l’arrivée de la propulsion à réaction, les essais en vol constituaient encore l’outil essentiel dans la mise au point d’un avion : les souffleries aérodynamiques existantes étaient mal adaptées à l’exploration de ces nouveaux domaines de vol et les moyens de calcul et de simulation qu’allaient offrir les ordinateurs n’existaient pas. Pour avancer il fallait donc accepter de prendre des risques en vol, risques que sanctionnaient, trop souvent, des accidents mortels, comme ceux des deux fils de Sir Geoffroy de Havilland en Grande-Bretagne ; à chaque enterrement, la famille des essais en vol serrait les rangs.
Des « mesures en vol » isolées étaient venues s’ajouter peu à peu au « compte rendu pilote », mais disposer d’un outil permettant de reconstituer, dans sa continuité, l’évolution simultanée des divers paramètres de vol (altitude, badin, assiettes, rotations, accélérations, positions des commandes, etc.) restait le pas décisif à franchir pour une bonne efficacité des essais en vol.
Seul l’enregistrement photographique permettait, à l’époque, de répondre à cette exigence. Pour toutes les mesures traduites en signal électrique, la solution existait, ledit signal entraînant la rotation d’un miroir. Ce n’était malheureusement pas le cas pour la plupart des paramètres de vol, la chaîne de mesure correspondante en étant encore dans les « instruments de bord » à une transmission « horlogère » directe entre capteur (baromètre, capsule, gyroscope, gyromètre, accélérographe…) et récepteur (ou cadran). Seule exception, sans besoin d’aucune chaîne de transmission entre capteur et récepteur qui y étaient confondus, la « bille ».
Pour franchir le pas décisif, il fallait donc développer non seulement un enregistreur photographique multiple mais aussi adapter la chaîne de mesure des instruments de bord à l’enregistrement photographique, c’est-à-dire développer des capteurs spécialisés installés dans l’enregistreur et entraînant des miroirs. C’était la démarche de François Hussenot qui, depuis son arrivée aux essais en vol en 1935, avait entrepris, avec les ateliers Charles Beaudouin, la réalisation industrielle d’un enregistreur photographique multiple ainsi que celle de capteurs récepteurs de précision adaptés aux besoins (capsules pour l’altitude et la vitesse, gyros, accéléros, etc.)1.
L’enregistrement sauvegardé le plus ancien (temps, altitude, vitesse, « top ») date du 2 mars 1940 et concerne un vol du Potez 567, avion marin dérivé du Potez 56, François Hussenot étant alors à la CEPA à Saint-Raphaël.
Devenu l’un des trois membres de la « Commission des gros hydravions », François Hussenot développera ensuite, avec la partie des ateliers Beaudouin repliée à Roanne, l’HB pour les gros hydravions (SE200 et Laté631). Dès 1945, 25 HB seront disponibles, avec leur notice d’emploi ; on citera notamment à la SNCASO l’HB n° 12 et son « expérimentateur », Dubus, ancien apprenti des ateliers Charles Beaudouin.
Isolée et déphasée par quatre années d’occupation, la France, exsangue, n’en disposait donc pas moins, dès 1944, de l’enregistreur photographique « multiple » HB ou Hussenographe, unique au monde et bien adapté à la faiblesse de nos moyens et à la taille modeste de nos prototypes. Au retour du vol, le développement photographique de la bande de l’HB se faisait rapidement : avant même d’être sèche, la bande offrait au regard un « historique du vol » facile à lire, même si certains jeunes ingénieurs pouvaient être victimes d’illusions d’optique en les exploitant. Le pliage de ces kilomètres de bandes allait aussi poser problème.
Résistants aux chocs, les magasins d’HB survivaient le plus souvent aux accidents, apportant ainsi de précieux renseignements sur les derniers instants du vol. Seul moyen analogue jusqu’à l’arrivée de l’enregistrement magnétique, le panneau photo-enregistreur, ou photopanel, simple cinématographie d’un panneau d’instruments classiques de conduite du vol, n’offrait que la précision limitée de ces instruments, ne donnait qu’une succession d’instantanés et était trop encombrant pour la plupart de nos prototypes. C’est bien la situation que devait décrire, en avril 1949, la mission Billion-Receveau au retour d’un périple aux USA en précisant les trois méthodes utilisées :
a) le panneau photo-enregistreur, instrument de base ;
b) l’enregistrement sur papier photographique défilant derrière une fente.
Nulle part n’a été vu un dispositif d’enregistrement analogue au HB avec utilisation d’un miroir directement sur le détecteur (baromètre, capsule, accélérographe, niveau pendulaire) ;
c) l’enregistreur Brown pour les mesures de température avec thermocouples.
Boîtes noires HB, modèle A10.
Archives Hussenot
À ce point de l’histoire, il convient de se pencher plus en détail sur l’originalité et le réalisme de la démarche de François Hussenot. À l’opposé du système D si prisé des Français, cette démarche visait à une organisation rationnelle des mesures en vol, organisation rendue possible par l’existence de moyens industriels de mesures appropriés :
- à la base l’HB, enregistreur photographique multiple, robuste et standard :
– alimenté en électricité par le 24 volts standard des avions ;
– capable de recevoir un « meccano » de capteurs spécialisés ; reconnaissons cependant que, de l’avis des principaux intéressés, les paramètres « moteur » allaient rester longtemps les parents pauvres !
– portable sous un bras pour pouvoir être facilement installé à bord des avions (en fait pour garder un bras libre pour « embarquer » du canot dans les gros hydravions) ; - une production en série de cet enregistreur et des capteurs associés ; cette exigence devait conduire à la création de la SFIM en mai 1947, à l’initiative de François Hussenot ; cette société allait notamment développer, autour du même concept, les enregistreurs miniature A20 ;
- une organisation structurée avec les équipes d’essais à l’intérieur du CEV puis, au plan national, les réunions périodiques « Interconstructeurs » et celles de l’Équipe nationale des méthodes (75e en novembre 1976 !) ainsi que la « Station Service » du CEV (habilitée à consentir des prêts d’instruments à des utilisateurs hors CEV, parfois étrangers) ;
- une information généralisée, avec ses notices d’emploi, ses fiches d’instruments et ses fréquents BIS (Bulletin d’informations sommaires regroupant dix informations, encore bimensuel en 1963).
Début 1945, la situation était devenue irréversible suite à la décision héroïque de « pilonner » tous les anciens instruments, décision prise et exécutée par Toudic et Hussenot à l’été 1944, sans autre forme de procès. Profitant, dès lors, de l’accès à l’évolution simultanée de l’ensemble des paramètres de vol apporté par les HB, le Service « Méthodes et Moyens d’essais » du CEV allait s’appuyer sur sa Section « Études » pour mettre au point les méthodes continues de base ; en février 1951, la plus célèbre de celles-ci, la polaire à assiette constante, allait même recevoir la consécration internationale de l’OACI.
De son côté, le Service « Essais » du CEV allait rapidement prendre le relais dans le développement de ces méthodes pour les essais des nouveaux prototypes ; associée à cette avancée, l’EPNER, créée dès 1946, attirait rapidement, de ce fait, des stagiaires du monde entier.
Conséquence logique, « faire progresser les méthodes d’essais de son domaine, contrôler celles qui sont employées chez les constructeurs et juger de leur validité » devenait, en 1948, l’une des attributions officielles du CEV. L’étendue des attributions fixées au CEV par l’instruction particulière du 24 août 1948 pourrait inciter certains esprits critiques à craindre que cette instruction n’élève le CEV au rang de macrosystème, n’était la réserve finale : « Pour accomplir efficacement le rôle qui lui est imparti, le CEV ne doit pas négliger de se tenir au courant des réalisations étrangères. »
L’apport irremplaçable des HB était rapidement reconnu en Grande-Bretagne :
- plusieurs constructeurs utilisèrent les HB pour leurs essais dès le début des années cinquante : notamment (dès 1952, voire avant) de Havilland, Saunders, Folland, Rolls ; Handley Page sur le Victor (premier vol le 24 décembre 1952 avec deux A13 et un photopanel) ; English Electric sur ses Canberras et Hawker sur le P1127 (1955) ;
- en 1955 les Britanniques rendirent obligatoires les enregistreurs HB pour les essais officiels (A&AEE) ;
- plus tard, 70 HB furent encore commandés pour le programme TSR2, et tous livrés avant l’arrêt du programme en 1965.
Il est impossible de clore ce panorama sans mentionner deux succès de cette famille d’enregistreurs.
Un bref rappel d’abord de l’opération « 100 000 heures ». Entreprise en vue de mettre en évidence le bien-fondé de surveiller en permanence les paramètres de vol des avions de transport dans le but d’augmenter la sécurité des vols, d’aider à connaître la cause des accidents et de suivre et d’améliorer la fiabilité des chaînes d’enregistrement pour éviter le doublement de l’équipement sur avion, cette expérimentation SGAC-CEV a débuté en mai 1954 avec des A20 sur dix avions (DC6, Constellation, Superconstellation) de deux compagnies aériennes françaises (Air France et TAI) ; rémunérée à l’heure de vol correctement enregistrée, la SFIM en a assuré la mise en œuvre et le suivi ; les 100 000 heures de vol prévues ont été atteintes en 1957 ; très rapidement, les Compagnies demandèrent, à leurs frais, des enregistrements ponctuels pour des essais particuliers ou des suivis d’organes d’avion.
Enfin, une liste, certainement incomplète et sans ordre chronologique, de quelques utilisations hors aéronautique :
- France : Métropolitain, Chemins de fer de Provence, PTT, SNCF…
- Étranger : ministère des Télécommunications (Belgique), National Council (Canada), British Steel, London Underground, Dunlop, Firestone, Girling, Ferodo…
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1 - Le principe du Hussenographe est celui d’un appareil photographique. Les paramètres fournis par les instruments de bord sont projetés sur une pellicule sensible grâce à un système de miroirs qui renvoient des flashes de lumière. La pellicule est enfermée dans une chambre noire. D’où le nom de boîte noire qui est resté. La boîte est en métal. Elle a été rapidement peinte en orange, couleur plus facile à repérer. La teinte aussi est restée.