L’inventeur de la boîte noire : François HUSSENOT (30), 1912–1951

Dossier : Libres proposMagazine N°583 Mars 2003Par : Jean FORESTIER (43)

Allo­cu­tion pro­non­cée par Jean Fores­tier lors du bap­tême de la pro­mo­tion Fran­çois Hus­se­not de l’École du per­son­nel navi­gant d’essais et de récep­tion (EPNER) le 20 juillet 1995.
Jean Fores­tier est décé­dé le 16 jan­vier 2001.

Allo­cu­tion publiée dans La Lettre des vieilles racines (Pro­fes­sion­nels et amis de l’aéronautique et de l’espace), n° 13, jan­vier 1999.

En arri­vant au Centre d’es­sais en vol à ma sor­tie d’é­cole en 1949, je ne m’é­tais pas sen­ti en pré­sence d’un macro­sys­tème ! Non j’a­vais plu­tôt eu le sen­ti­ment d’en­trer dans un royaume de boy-scouts, et ce pour trois motifs, que je vais essayer de pré­ci­ser d’emblée :

  • François HUSSENOT (30), l'inventeur de la boîte noire
    Archives Hus­se­not

    les hommes d’a­bord, avec notam­ment Fran­çois Hus­se­not, le père des Méthodes et Moyens d’es­sais ; pour nous, les pre­mières pro­mo­tions de l’a­près-guerre de Sup’Aé­ro, Fran­çois Hus­se­not avait d’a­bord été le pro­fes­seur qui nous avait com­mu­ni­qué sa foi en la rigueur et l’au­dace néces­saires aux mesures en vol, en para­phra­sant le titre d’un livre dédié à la « rigueur et audace aux essais en vol » paru à cette même époque, livre d’où le nom de Fran­çois Hus­se­not est curieu­se­ment absent. Par­ler de Fran­çois Hus­se­not comme de « l’in­gé­nieur en chef de l’Air Hus­se­not » m’est impos­sible pour deux autres rai­sons ; la pre­mière est qu’au CEV, à la fin des années qua­rante, tout le monde ne l’ap­pe­lait que « Mon Colo­nel » ; la seconde est que Fran­çois Hus­se­not a créé l’HB (Hus­se­not-Beau­doin), de 1935 à 1944, soit entre 23 et 32 ans, c’est-à-dire avant d’ac­cé­der aux grades pré­ci­tés ; je ne par­le­rai donc que de Fran­çois Hus­se­not et de son œuvre ;

  • une carac­té­ris­tique essen­tielle de ces hommes ensuite, dont je devais avoir confir­ma­tion un jour, à un déjeu­ner à Rosières, en enten­dant un pilote d’es­sai, récem­ment diplô­mé et par ailleurs homme poli­tique fran­çais, recon­naître, que c’é­tait à l’EP­NER qu’il avait réa­li­sé ce qu’é­tait « l’hon­nê­te­té intellectuelle » ;
  • la fai­blesse de nos moyens enfin, point sur lequel j’au­rai sûre­ment l’oc­ca­sion d’in­sis­ter à plu­sieurs reprises ; notons seule­ment, dès main­te­nant, qu’à Bré­ti­gny, en 1949, nous étions encore logés dans des bara­que­ments en bois et allions déjeu­ner de l’autre côté du ter­rain, aux « Casernes », reta­pées. Les ins­tal­la­tions neuves ne sor­taient pas encore de terre ;
  • recon­nais­sons que le com­por­te­ment de ces hommes res­tait très « gamin » et qu’ils se livraient par­fois à des mani­fes­ta­tions et des confron­ta­tions « homé­riques », mais ceci est une autre histoire.

La tren­taine de témoi­gnages déjà recueillis est à la base des infor­ma­tions pré­sen­tées ici, notam­ment ceux de Jean Idrac, suc­ces­seur de Fran­çois Hus­se­not à la tête du Ser­vice « Méthodes » du CEV, et de Jean Desoize, arti­san SFIM du suc­cès de l’o­pé­ra­tion 100 000 heures ; la rédac­tion d’un docu­ment de syn­thèse final de cette enquête se heurte aux incer­ti­tudes sub­sis­tant sur la période de ges­ta­tion des HB (1935−1944) et sur les pre­mières exportations.

Le vif du sujet, main­te­nant : au len­de­main de la Seconde Guerre mon­diale, alors qu’al­ti­tude et vitesse de vol allaient faire un nou­veau bond avec l’ar­ri­vée de la pro­pul­sion à réac­tion, les essais en vol consti­tuaient encore l’ou­til essen­tiel dans la mise au point d’un avion : les souf­fle­ries aéro­dy­na­miques exis­tantes étaient mal adap­tées à l’ex­plo­ra­tion de ces nou­veaux domaines de vol et les moyens de cal­cul et de simu­la­tion qu’al­laient offrir les ordi­na­teurs n’exis­taient pas. Pour avan­cer il fal­lait donc accep­ter de prendre des risques en vol, risques que sanc­tion­naient, trop sou­vent, des acci­dents mor­tels, comme ceux des deux fils de Sir Geof­froy de Havilland en Grande-Bre­tagne ; à chaque enter­re­ment, la famille des essais en vol ser­rait les rangs.

Des « mesures en vol » iso­lées étaient venues s’a­jou­ter peu à peu au « compte ren­du pilote », mais dis­po­ser d’un outil per­met­tant de recons­ti­tuer, dans sa conti­nui­té, l’é­vo­lu­tion simul­ta­née des divers para­mètres de vol (alti­tude, badin, assiettes, rota­tions, accé­lé­ra­tions, posi­tions des com­mandes, etc.) res­tait le pas déci­sif à fran­chir pour une bonne effi­ca­ci­té des essais en vol.

Seul l’en­re­gis­tre­ment pho­to­gra­phique per­met­tait, à l’é­poque, de répondre à cette exi­gence. Pour toutes les mesures tra­duites en signal élec­trique, la solu­tion exis­tait, ledit signal entraî­nant la rota­tion d’un miroir. Ce n’é­tait mal­heu­reu­se­ment pas le cas pour la plu­part des para­mètres de vol, la chaîne de mesure cor­res­pon­dante en étant encore dans les « ins­tru­ments de bord » à une trans­mis­sion « hor­lo­gère » directe entre cap­teur (baro­mètre, cap­sule, gyro­scope, gyro­mètre, accé­lé­ro­graphe…) et récep­teur (ou cadran). Seule excep­tion, sans besoin d’au­cune chaîne de trans­mis­sion entre cap­teur et récep­teur qui y étaient confon­dus, la « bille ».

Pour fran­chir le pas déci­sif, il fal­lait donc déve­lop­per non seule­ment un enre­gis­treur pho­to­gra­phique mul­tiple mais aus­si adap­ter la chaîne de mesure des ins­tru­ments de bord à l’en­re­gis­tre­ment pho­to­gra­phique, c’est-à-dire déve­lop­per des cap­teurs spé­cia­li­sés ins­tal­lés dans l’en­re­gis­treur et entraî­nant des miroirs. C’é­tait la démarche de Fran­çois Hus­se­not qui, depuis son arri­vée aux essais en vol en 1935, avait entre­pris, avec les ate­liers Charles Beau­douin, la réa­li­sa­tion indus­trielle d’un enre­gis­treur pho­to­gra­phique mul­tiple ain­si que celle de cap­teurs récep­teurs de pré­ci­sion adap­tés aux besoins (cap­sules pour l’al­ti­tude et la vitesse, gyros, accé­lé­ros, etc.)1.

L’en­re­gis­tre­ment sau­ve­gar­dé le plus ancien (temps, alti­tude, vitesse, « top ») date du 2 mars 1940 et concerne un vol du Potez 567, avion marin déri­vé du Potez 56, Fran­çois Hus­se­not étant alors à la CEPA à Saint-Raphaël.

Deve­nu l’un des trois membres de la « Com­mis­sion des gros hydra­vions », Fran­çois Hus­se­not déve­lop­pe­ra ensuite, avec la par­tie des ate­liers Beau­douin repliée à Roanne, l’HB pour les gros hydra­vions (SE200 et Laté631). Dès 1945, 25 HB seront dis­po­nibles, avec leur notice d’emploi ; on cite­ra notam­ment à la SNCASO l’HB n° 12 et son « expé­ri­men­ta­teur », Dubus, ancien appren­ti des ate­liers Charles Beaudouin.

Iso­lée et dépha­sée par quatre années d’oc­cu­pa­tion, la France, exsangue, n’en dis­po­sait donc pas moins, dès 1944, de l’en­re­gis­treur pho­to­gra­phique « mul­tiple » HB ou Hus­se­no­graphe, unique au monde et bien adap­té à la fai­blesse de nos moyens et à la taille modeste de nos pro­to­types. Au retour du vol, le déve­lop­pe­ment pho­to­gra­phique de la bande de l’HB se fai­sait rapi­de­ment : avant même d’être sèche, la bande offrait au regard un « his­to­rique du vol » facile à lire, même si cer­tains jeunes ingé­nieurs pou­vaient être vic­times d’illu­sions d’op­tique en les exploi­tant. Le pliage de ces kilo­mètres de bandes allait aus­si poser problème.

Résis­tants aux chocs, les maga­sins d’HB sur­vi­vaient le plus sou­vent aux acci­dents, appor­tant ain­si de pré­cieux ren­sei­gne­ments sur les der­niers ins­tants du vol. Seul moyen ana­logue jus­qu’à l’ar­ri­vée de l’en­re­gis­tre­ment magné­tique, le pan­neau pho­to-enre­gis­treur, ou pho­to­pa­nel, simple ciné­ma­to­gra­phie d’un pan­neau d’ins­tru­ments clas­siques de conduite du vol, n’of­frait que la pré­ci­sion limi­tée de ces ins­tru­ments, ne don­nait qu’une suc­ces­sion d’ins­tan­ta­nés et était trop encom­brant pour la plu­part de nos pro­to­types. C’est bien la situa­tion que devait décrire, en avril 1949, la mis­sion Bil­lion-Rece­veau au retour d’un périple aux USA en pré­ci­sant les trois méthodes utilisées :

a) le pan­neau pho­to-enre­gis­treur, ins­tru­ment de base ;
b) l’en­re­gis­tre­ment sur papier pho­to­gra­phique défi­lant der­rière une fente.
Nulle part n’a été vu un dis­po­si­tif d’en­re­gis­tre­ment ana­logue au HB avec uti­li­sa­tion d’un miroir direc­te­ment sur le détec­teur (baro­mètre, cap­sule, accé­lé­ro­graphe, niveau pendulaire) ;
c) l’en­re­gis­treur Brown pour les mesures de tem­pé­ra­ture avec thermocouples.

Les premières boîtes noires de l'aviation
Boîtes noires HB, modèle A10.
Archives Hus­se­not

À ce point de l’his­toire, il convient de se pen­cher plus en détail sur l’o­ri­gi­na­li­té et le réa­lisme de la démarche de Fran­çois Hus­se­not. À l’op­po­sé du sys­tème D si pri­sé des Fran­çais, cette démarche visait à une orga­ni­sa­tion ration­nelle des mesures en vol, orga­ni­sa­tion ren­due pos­sible par l’exis­tence de moyens indus­triels de mesures appropriés :

  • à la base l’HB, enre­gis­treur pho­to­gra­phique mul­tiple, robuste et stan­dard :
    – ali­men­té en élec­tri­ci­té par le 24 volts stan­dard des avions ;
    capable de rece­voir un « mec­ca­no » de cap­teurs spé­cia­li­sés ; recon­nais­sons cepen­dant que, de l’a­vis des prin­ci­paux inté­res­sés, les para­mètres « moteur » allaient res­ter long­temps les parents pauvres !
    – por­table sous un bras pour pou­voir être faci­le­ment ins­tal­lé à bord des avions (en fait pour gar­der un bras libre pour « embar­quer » du canot dans les gros hydravions) ;
  • une pro­duc­tion en série de cet enre­gis­treur et des cap­teurs asso­ciés ; cette exi­gence devait conduire à la créa­tion de la SFIM en mai 1947, à l’i­ni­tia­tive de Fran­çois Hus­se­not ; cette socié­té allait notam­ment déve­lop­per, autour du même concept, les enre­gis­treurs minia­ture A20 ;
  • une orga­ni­sa­tion struc­tu­rée avec les équipes d’es­sais à l’in­té­rieur du CEV puis, au plan natio­nal, les réunions pério­diques « Inter­cons­truc­teurs » et celles de l’É­quipe natio­nale des méthodes (75e en novembre 1976 !) ain­si que la « Sta­tion Ser­vice » du CEV (habi­li­tée à consen­tir des prêts d’ins­tru­ments à des uti­li­sa­teurs hors CEV, par­fois étrangers) ;
  • une infor­ma­tion géné­ra­li­sée, avec ses notices d’emploi, ses fiches d’ins­tru­ments et ses fré­quents BIS (Bul­le­tin d’in­for­ma­tions som­maires regrou­pant dix infor­ma­tions, encore bimen­suel en 1963).

Début 1945, la situa­tion était deve­nue irré­ver­sible suite à la déci­sion héroïque de « pilon­ner » tous les anciens ins­tru­ments, déci­sion prise et exé­cu­tée par Tou­dic et Hus­se­not à l’é­té 1944, sans autre forme de pro­cès. Pro­fi­tant, dès lors, de l’ac­cès à l’é­vo­lu­tion simul­ta­née de l’en­semble des para­mètres de vol appor­té par les HB, le Ser­vice « Méthodes et Moyens d’es­sais » du CEV allait s’ap­puyer sur sa Sec­tion « Études » pour mettre au point les méthodes conti­nues de base ; en février 1951, la plus célèbre de celles-ci, la polaire à assiette constante, allait même rece­voir la consé­cra­tion inter­na­tio­nale de l’OACI.

De son côté, le Ser­vice « Essais » du CEV allait rapi­de­ment prendre le relais dans le déve­lop­pe­ment de ces méthodes pour les essais des nou­veaux pro­to­types ; asso­ciée à cette avan­cée, l’EP­NER, créée dès 1946, atti­rait rapi­de­ment, de ce fait, des sta­giaires du monde entier.

Consé­quence logique, « faire pro­gres­ser les méthodes d’es­sais de son domaine, contrô­ler celles qui sont employées chez les construc­teurs et juger de leur vali­di­té » deve­nait, en 1948, l’une des attri­bu­tions offi­cielles du CEV. L’é­ten­due des attri­bu­tions fixées au CEV par l’ins­truc­tion par­ti­cu­lière du 24 août 1948 pour­rait inci­ter cer­tains esprits cri­tiques à craindre que cette ins­truc­tion n’é­lève le CEV au rang de macro­sys­tème, n’é­tait la réserve finale : « Pour accom­plir effi­ca­ce­ment le rôle qui lui est impar­ti, le CEV ne doit pas négli­ger de se tenir au cou­rant des réa­li­sa­tions étrangères. »

L’ap­port irrem­pla­çable des HB était rapi­de­ment recon­nu en Grande-Bretagne :

  • plu­sieurs construc­teurs uti­li­sèrent les HB pour leurs essais dès le début des années cin­quante : notam­ment (dès 1952, voire avant) de Havilland, Saun­ders, Fol­land, Rolls ; Hand­ley Page sur le Vic­tor (pre­mier vol le 24 décembre 1952 avec deux A13 et un pho­to­pa­nel) ; English Elec­tric sur ses Can­ber­ras et Haw­ker sur le P1127 (1955) ;
  • en 1955 les Bri­tan­niques ren­dirent obli­ga­toires les enre­gis­treurs HB pour les essais offi­ciels (A&AEE) ;
  • plus tard, 70 HB furent encore com­man­dés pour le pro­gramme TSR2, et tous livrés avant l’ar­rêt du pro­gramme en 1965.

Il est impos­sible de clore ce pano­ra­ma sans men­tion­ner deux suc­cès de cette famille d’enregistreurs.

Un bref rap­pel d’a­bord de l’o­pé­ra­tion « 100 000 heures ». Entre­prise en vue de mettre en évi­dence le bien-fon­dé de sur­veiller en per­ma­nence les para­mètres de vol des avions de trans­port dans le but d’aug­men­ter la sécu­ri­té des vols, d’ai­der à connaître la cause des acci­dents et de suivre et d’a­mé­lio­rer la fia­bi­li­té des chaînes d’en­re­gis­tre­ment pour évi­ter le dou­ble­ment de l’é­qui­pe­ment sur avion, cette expé­ri­men­ta­tion SGAC-CEV a débu­té en mai 1954 avec des A20 sur dix avions (DC6, Constel­la­tion, Super­cons­tel­la­tion) de deux com­pa­gnies aériennes fran­çaises (Air France et TAI) ; rému­né­rée à l’heure de vol cor­rec­te­ment enre­gis­trée, la SFIM en a assu­ré la mise en œuvre et le sui­vi ; les 100 000 heures de vol pré­vues ont été atteintes en 1957 ; très rapi­de­ment, les Com­pa­gnies deman­dèrent, à leurs frais, des enre­gis­tre­ments ponc­tuels pour des essais par­ti­cu­liers ou des sui­vis d’or­ganes d’avion.

Enfin, une liste, cer­tai­ne­ment incom­plète et sans ordre chro­no­lo­gique, de quelques uti­li­sa­tions hors aéronautique :

  • France : Métro­po­li­tain, Che­mins de fer de Pro­vence, PTT, SNCF…
  • Étran­ger : minis­tère des Télé­com­mu­ni­ca­tions (Bel­gique), Natio­nal Coun­cil (Cana­da), Bri­tish Steel, Lon­don Under­ground, Dun­lop, Fires­tone, Gir­ling, Ferodo…

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1 - Le prin­cipe du
Hus­se­no­graphe est celui d’un appa­reil pho­to­gra­phique. Les para­mètres four­nis par les ins­tru­ments de bord sont pro­je­tés sur une pel­li­cule sen­sible grâce à un sys­tème de miroirs qui ren­voient des flashes de lumière. La pel­li­cule est enfer­mée dans une chambre noire. D’où le nom de boîte noire qui est res­té. La boîte est en métal. Elle a été rapi­de­ment peinte en orange, cou­leur plus facile à repé­rer. La teinte aus­si est restée.

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