L’inversion mentale, fille de l’informatique

Dossier : ExpressionsMagazine N°669 Novembre 2011
Par Gérard BERRY (67)

En quelques décen­nies, l’informatique a bou­le­ver­sé notre façon de vivre. La pre­mière étape a été de dis­so­cier l’information de son sup­port phy­sique : le texte du papier, la musique du disque vinyle, la pho­to de la chi­mie, etc. Toutes ces infor­ma­tions sont main­te­nant uni­fiées comme suites de nombres sto­ckables sur des sup­ports stan­dards et dif­fu­sables par Inter­net. Des indus­tries et des tech­niques aupa­ra­vant tota­le­ment dif­fé­rentes comme l’imprimerie, l’édition musi­cale ou le pilo­tage d’avions relèvent désor­mais d’une tech­no­lo­gie numé­rique commune.

La deuxième étape, en cours, est une déma­té­ria­li­sa­tion plus radi­cale encore. La musique n’existe pour ain­si dire plus que sur Inter­net. L’ordinateur com­prend la façon du soliste de jouer du vio­lon et lui adapte l’accompagnement de l’orchestre (syn­thé­tique), en employant des tech­niques iden­tiques à celles qui sont uti­li­sées pour la conduite des avions.

Savoir où l’on est

La clé de cette révo­lu­tion, c’est « l’inversion men­tale ». Le télé­phone por­table en est un cas spec­ta­cu­laire. En appe­lant sans rece­voir de réponse, on savait où l’interlocuteur n’était pas. Aujourd’hui, la ques­tion s’est inver­sée : « allô, t’es où ? » per­met de savoir à tout moment où il est.

Les jeunes d’une ving­taine d’années ont connu les deux civilisations

Même chose pour les cartes rou­tières. Il fal­lait choi­sir la bonne carte, à la bonne échelle, puis cher­cher où l’on était et où l’on vou­lait aller. Main­te­nant, en allu­mant la carte sur son télé­phone, on sait ins­tan­ta­né­ment où l’on est dans le monde entier et les iti­né­raires sont cal­cu­lés et expli­qués en temps réel.

L’informatique per­met aus­si les simu­la­tions, diag­nos­tics et contrôles les plus com­plexes. Si un pilote a pu poser sans dom­mage son avion sur l’Hudson, c’est parce qu’il s’était entraî­né à la manœuvre sur un simu­la­teur. Demain, à l’aide de cap­teurs implan­tés dans le corps humain, on pour­ra déce­ler à dis­tance des ano­ma­lies. On sera alors « appe­lé par son méde­cin ». De même, les voi­tures pour­ront évi­ter les acci­dents en se « par­lant » numé­ri­que­ment aux car­re­fours et en contrô­lant les conduc­teurs (sous réserve de la réso­lu­tion de déli­cats pro­blèmes juridiques).

La terreur des adultes

Le numé­rique a révo­lu­tion­né la pho­to­gra­phie. On sait, au moyen d’algorithmes, annu­ler les défor­ma­tions et défauts optiques des objec­tifs ordi­naires. Au lieu de fabri­quer des objec­tifs com­plexes pour mini­mi­ser ces défauts phy­siques, il faut désor­mais fabri­quer des objec­tifs simples dont les défauts sont faciles à cor­ri­ger numé­ri­que­ment. Le logi­ciel devient alors l’élément central.

L’inversion men­tale ter­ro­rise beau­coup d’adultes. Ce n’est pas nou­veau : Socrate contes­tait l’écriture, et l’invention de l’imprimerie a été sui­vie de cen­sure par l’Église pour ne pas pro­pa­ger les héré­sies. Les enfants n’ont pas ces pro­blèmes. Ils se demandent même par­fois com­ment on pou­vait faire « avant » (l’auteur pré­pare un cours pour enfants sur la façon dont on fai­sait les choses en 1999, N.D.L.R.). Les jeunes d’une ving­taine d’années ont connu les deux civi­li­sa­tions, avant et après le numé­rique. Pour ceux qui sont nés au XXIe siècle, le monde, c’est la mer, la mon­tagne, la cam­pagne – et Inter­net. Plus grave est la fai­blesse de notre ensei­gne­ment sur ces sujets, ain­si que la frac­ture crois­sante entre les pays « créa­teurs » d’informatique (les États-Unis, l’Inde, la Chine) et les pays res­tés « consom­ma­teurs », comme la France. Les métiers se modi­fient fon­da­men­ta­le­ment dans le monde entier, moins en Europe.

Le changement des habitudes

Tous les jour­naux sont immé­dia­te­ment dis­po­nibles en ligne. La Poste trans­porte de moins en moins de lettres ; elle expé­die des objets com­man­dés sur Inter­net. Le Vélib auto­rise la bicy­clette par­ta­gée en gérant numé­ri­que­ment les vélos. Bien sûr, tout n’est pas sans incon­vé­nients. Le pro­blème de la pro­prié­té intel­lec­tuelle est mal réso­lu. Cru­ciale, la sécu­ri­té des don­nées et des com­mu­ni­ca­tions est encore peu garan­tie. Soyons opti­mistes, cepen­dant : les pistes ouvertes sont prodigieuses.

3 Commentaires

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GERARD (55)répondre
1 novembre 2011 à 14 h 49 min

l’in­for­ma­tique et l’in­ver­sion men­tale
Féli­ci­ta­tions pour ce très joli article : dense, court et fort intéressant.

herve.kablarépondre
16 novembre 2011 à 12 h 58 min

Et si l’in­ver­sion était la bonne méthode ?
bra­vo pour cet article, mais je me demande si l’in­ver­sion n’est pas un sche­ma men­tal qu’il fau­drait étendre à d’autres champs pour favo­ri­ser l’in­no­va­tion ? C’est un peu comme aux échecs : il suf­fit par­fois d’in­ver­ser l’ordre des coups envi­sa­gés pour faire la dif­fé­rence. Steve Jobs n’é­tait-il pas un grand gou­rou de l’in­ver­sion mentale ?

Pierre Duplatrépondre
21 novembre 2011 à 14 h 59 min

Mer­ci pour ces élé­ments de
Mer­ci pour ces élé­ments de réflexion.
En ce qui concerne les cartes (et le GPS), l’in­ver­sion est encore plus grande que tu le dis : quand on est per­du, il suf­fit d’in­di­quer au sys­tème ad hoc l’a­dresse où l’on doit se rendre pour être gui­dé effi­ca­ce­ment jus­qu’à des­ti­na­tion , sans même savoir où l’on était.

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