L’Invité
Nous étions convenus de parler dès que possible de L’Invité, cette fort divertissante pièce de David Pharao que j’avais juste eu le temps de vous recommander après lecture. Depuis cette brève évocation, le spectacle est passé du Théâtre Édouard VII – Sacha Guitry aux Mathurins, avec la même équipe et le même décor, bien sagement classique, de Nicolas Sire. On peut espérer qu’il s’y jouera encore quand paraîtra ce papier mais, compte tenu des délais de fabrication de notre chère revue, cela n’est point assuré. On verra bien.
Par les temps qui courent, le cocuage n’inspire plus beaucoup les auteurs dramatiques contemporains. Peut-être est-ce parce que le “ zapping sexuel ”, voire homosexuel, tend à le remplacer, et qu’alors l’on ne rencontrerait guère plus d’authentiques cocus, bien consistants. Toujours est-il que la vie des entreprises attire à présent ces auteurs. On l’a déjà observé, dans le mode tragique avec Les Directeurs de M. Daniel Besse, dans le registre comique désolé avec les dessous d’une firme cinématographique, campés dans Des cailloux plein les poches, de Mme Marie Jones. Sans doute, l’horreur économique est-elle passée par là, selon quoi il deviendrait de bon ton de médire de ce qui nous fait vivre tout un chacun, directement ou indirectement – et plus ou moins bien, certes. Peu importe après tout, du moment que voilà occasion de rire, ce qui est le cas avec L’Invité.
Nous y voyons comment on recrute le futur directeur d’une usine en Indonésie, et ce n’est pas triste. À de certains moments, l’on se croirait chez Labiche, tant cette affaire est bien ficelée, construite à merveille, avec son empilement de péripéties inattendues, ce jusqu’aux dernières répliques. D’aucuns ont jugé la pièce cruelle. Peut-être l’est-elle en effet, mais n’est-il pas toujours cruel de s’amuser de l’humaine bêtise ? Et Dieu sait si M. Pharao s’entend à nous faire rire de ses trois victimes de la dureté des temps, ardentes à bien faire et mettant néanmoins chaque fois “ à côté de la plaque ”, avec une affligeante obstination.
La première victime (jouée par Patrick Chesnais) est un cadre moyen, très Français moyen, assez inculte pour situer l’Indonésie au Moyen-Orient et n’ayant plus depuis longtemps d’autres occupations que d’éplucher les notes de téléphone, de contempler son poisson rouge et de faire marcher son train électrique. Il a jugé pertinent, pour éviter des frais de restaurant, d’inviter à dîner chez soi “ l’intégrateur de compétences ” de sa future (?) entreprise, sur qui reposera la décision finale d’embauche. Pour son malheur, il est flanqué d’une épouse (jouée par Évelyne Buyle) bien gentille et bien dévouée mais terriblement gnangnan et de surcroît incapable de seulement cuire un oeuf. Pour comble de disgrâce, tout commence, dès le lever du rideau, par une terrifiante fuite d’eau dans la salle de séjour.
Heureusement pour les époux, intervient le voisin du dessous (joué par Philippe Khorsand), homme au grand coeur mais intempestivement zélé et envahissant. Il sait tout faire, aussi bien manipuler les vannes des colonnes montantes pour pallier les fuites que composer un menu, faire les achats y afférents, et surtout donner un avis sur la façon de déjouer les pièges des recruteurs. N’a‑t-il pas travaillé dans la firme “image.com”, celle qui pilota nombre de campagnes présidentielles. Fort de son expérience, il abreuve le candidat de leçons propres à le commuer en cadre branché, amateur d’art moderne et de musique classique. Il se prononce sur la robe qui conviendra à l’épouse, la façon dont elle devra se coiffer pour paraître femme du monde, la pauvrette qui croit qu’un couvert à poisson servirait à donner à manger à son poisson rouge, qu’on nourrit pourtant toujours à la main.
Dans un hilarant crescendo de désastres, tout rate bien entendu, en présence de “ l’intégrateur de compétences ”, par bonheur assez fin pour percer à jour cette poudre aux yeux. De sorte que le candidat est retenu. Il a cependant droit à une explication : Moi, comme chef d’unité, j’ai besoin d’un homme simple, docile, sans envergure, sans états d’âme, capable de renoncer à ses convictions, toutes qualités dont il a fait preuve à son insu. L’épouse aussi aura été appréciée, avec sa robe du dimanche et sa perruque à trois sous, elle est parfaite. On n’envoie pas aux Moluques une femme coquette, un amateur d’art contemporain, un fou d’opéra. Aux Moluques ? Mais dans les trois mois, tout le monde rapplique !
Le mot de la fin pourtant appartient au voisin. Il en est resté aux calamités dont il fut témoin, complaisamment déguisé en maître d’hôtel pour “ faire chic ”. Persuadé de l’échec, il en console ses voisins : Un bon poste, dans une boîte, ça se fait par recrutement interne. S’ils commencent à chercher à l’extérieur, c’est que déjà, dans la boîte, tout le monde a dit non. C’est pas le signe que c’est un boulot de merde, ça ? Parce qu’entre nous, partir à quinze mille kilomètres dans un pays hostile, ravagé par des conflits ethniques, religieux, politiques… Il faut le trouver, le taré qui va accepter de partir là-bas !
Comme quoi, voyez-vous, la vie n’est point toujours rose dans nos entreprises. Mais j’imagine que vous le savez déjà, chers lecteurs.