Lionel STOLERU (56) intelligence, sensibilité et humanisme
« Et, ce soir-là, Sébastien se coucha et s’endormit du sommeil de la terre. » C’est ainsi que se termine le dernier ouvrage de Lionel Stoleru, L’homme initial, paru chez L’Harmattan en 2016. Le 1er décembre dernier, notre camarade s’est lui aussi endormi du sommeil de la terre.
Lionel Stoleru n’a pas participé au débat « 2017 : les polytechniciens interpellent les politiques » auquel il devait prendre part le 30 novembre 2016 pour défendre l’idée « qu’un consensus social était possible » sur l’idée de ce « mécanisme révolutionnaire » que serait l’attribution automatique « d’un revenu de base » (modeste) à tous les Français adultes. Il devait mourir subitement quelques heures plus tard.
Sa fille, Emmanuelle Wargon, nous dirait lors de ses obsèques, dans une intervention bouleversante, qu’elle pensait que c’était au fond ainsi qu’il aurait souhaité disparaître, en pleine possession de ses moyens physiques – il nageait régulièrement, jouait au tennis – et bien sûr intellectuels, sans imposer aux siens et à tous ses proches la douleur de la dégradation qui accompagne si souvent le vieillissement.
UNE BRILLANTE INTELLIGENCE
C’est à l’X, ou pour quelques-uns d’entre nous juste avant, que nous avons connu Lionel, frappés que nous étions tous par son extraordinaire agilité d’esprit. À l’École, elle lui avait permis d’absorber avec une facilité déconcertante les cours les plus ardus et donc d’avoir aussi le temps de se livrer à bien d’autres activités que l’étude.
Il avait ainsi mis en scène la revue Gamma et coopéré avec l’un de nous à la rédaction du scénario de la revue Barbe, Donogoo-Carva, qui évoquait le parcours d’un professeur de physique de l’X se laissant entraîner dans une aventure du type « Monsieur Le Trouhadec saisi par la débauche ».
“Une facilité déconcertante !”
Déjà très créatif dans des domaines autres que purement intellectuels, il avait conçu et mis au point, avec un autre d’entre nous, le projet d’une enveloppe étanche pour bracelet- montre, le Toutalo, qu’il n’avait finalement renoncé à breveter que sur le conseil insistant (et avisé) de l’un de nos anciens.
Il fut tout aussi brillant aux Mines, puis à Stanford. Il était heureux d’avoir obtenu une bourse lui permettant d’aller en Californie, où il travailla avec entrain dans le laboratoire de l’économiste Kenneth Arrow, qui n’était pas encore prix Nobel, mais déjà Economist for peace and security. Arrow après Allais, il y a de plus mauvais inspirateurs !
L’HOMME INITIAL
L’Homme initial, ou l’optimisme de la volonté lourdement plombé par le pessimisme de la raison ! Dans ce livre allégorique, Dieu accorde au héros, Sébastien Le Gall, de survivre à un accident mortel pour autant qu’il soit capable de lui démontrer que l’Homme est amendable et capable de renoncer à détruire sa planète.
Mission impossible, comme pour le titre de la série américaine, mais qui, contrairement à celle-ci, même sur le point de réussir, au dernier moment échoue ou plutôt semble échouer.
UN INTELLECTUEL AUX MULTIPLES ENGAGEMENTS
Tenter de faire part de la vie professionnelle de Lionel Stoleru, c’est se lancer dans un roman aux multiples épisodes, dont on peut superficiellement penser qu’ils furent quelque peu disparates mais qui, en réalité, sont conjoints par une même pensée et une même volonté, celle qu’il exprimera de façon symbolique dans son dernier ouvrage, L’homme initial, dont la dernière phrase figure au début de notre hommage.
À la dernière page de l’ouvrage, Sébastien Le Gall « s’endort du sommeil de la terre », exactement comme notre ami Lionel le fit au moment même où il allait peut-être parvenir à convaincre ses pairs que l’attribution d’un revenu universel pouvait permettre de limiter les ravages de la pauvreté et du chômage…
Tout ce qu’il a tenté de faire au cours de sa vie professionnelle ou au travers de ses messages en tant qu’enseignant serait-il pour autant vain ?
“ Pour lui, les étiquettes politiques comptaient moins que les objectifs à atteindre ”
L’obstination dont Lionel a fait preuve mérite le respect et permet de comprendre que, pour lui, les étiquettes politiques comptaient moins que les objectifs à atteindre et qu’un engagement d’ordre éthique impliquait le dépassement de l’accessoire au bénéfice de l’essentiel.
Valoriser le travail manuel (stoler veut dire menuisier en roumain, rappelait-il volontiers en évoquant le pays de ses ancêtres), lancer et mettre au point l’idée du revenu minimal d’insertion (le RMI), créer le Groupement étudiant national d’enseignement aux personnes incarcérées (le GENEPI), soutenir à bout de bras l’insertion professionnelle et humaine des immigrés, convaincre les politiques du rôle potentiel majeur du revenu universel en tant que moteur de cohésion sociale, tout cela (et bien d’autres choses encore) ne justifie-t-il pas que Lionel Stoleru ait pu être tour à tour proche de Valéry Giscard d’Estaing, de François Mitterrand, de Michel Rocard ou de Jean-Pierre Raffarin ?
Quand on jette un regard en arrière, on ne peut que constater, avec reconnaissance, que plusieurs des propositions qu’il a imaginées ou soutenues ont finalement pris corps et, lorsqu’on se projette dans le futur, il n’y a dès lors aucune raison de penser que celles qui restent encore à l’état de projets ne finiront pas par aboutir à des réalisations pérennes tant elles sont pertinentes.
Il était dès lors ô combien légitime qu’il fût promu commandeur de la Légion d’honneur !
« SANS LA MUSIQUE, LA VIE SERAIT UNE ERREUR »
« Nietzsche a dit beaucoup de bêtises, mais il a dit aussi cette phrase, une phrase simple qui correspond assez bien à ce que je pense. » Lionel avait cité en ces termes la phrase ci-dessus rapportée lorsqu’il avait été interviewé pour le film réalisé lors du 46e anniversaire de notre promotion.
La musique a accompagné Lionel Stoleru tout au long de sa vie, d’abord en tant que merveilleux pianiste, puis chef d’orchestre de grand talent et enfin compositeur d’une profonde originalité. © AFP PHOTO / LIONEL BONAVENTURE
La musique l’a en fait accompagné tout au long de sa vie, d’abord en tant que merveilleux pianiste, puis chef d’orchestre de grand talent et enfin compositeur d’une profonde originalité. Il a aussi fait en sorte que sa passion soit partagée par les plus jeunes.
Il invitait régulièrement des classes à assister à ses concerts et il a même permis à un jeune très gravement malade de réaliser son rêve : prendre un moment la baguette du chef pour diriger des passages de Carmen !
Ce n’est pas banal, lorsqu’on s’est fait connaître comme économiste, comme enseignant et comme homme politique d’oser, « tardivement », prendre en charge la création et la pérennisation d’un « orchestre romantique européen » et d’oser écrire, ce que personne n’avait tenté de faire jusque-là, une symphonie qui s’inspire directement des musiques et des chants liturgiques qui accompagnent le culte juif.
Lionel Stoleru, là encore, a fait preuve d’audace – encore de l’audace, toujours de l’audace ! – une audace déjà récompensée par une incontestable réussite mais que l’avenir devrait encore consacrer par le rayonnement que l’intensité émotive et la qualité musicale de sa symphonie justifieraient amplement.
LIONEL STOLERU, UN « MENSCH »
Comme beaucoup de juifs, Lionel avait un attachement affectif pour l’État d’Israël (il créa la Maison France-Israël en 1992). Inévitablement, il fit l’objet de violentes attaques antisémites de la part de l’ancien leader de l’extrême-droite, qui n’hésita pas à agresser honteusement ce grand serviteur de l’État à propos de sa prétendue double nationalité.
Mensch est un mot du vocabulaire juif d’Europe centrale, celui qui est utilisé pour désigner les hommes qu’on respecte infiniment pour leur sagesse et leur rayonnement.
Cette dénomination s’applique sans nul doute parfaitement à notre camarade, à notre cocon, à notre ami : Lionel Stoleru était un mensch !
Citoyen profondément laïque, Lionel Stoleru était, du point de vue cultuel juif, ce qu’on appelle habituellement un « observant ». Certains de nous se rappellent qu’il avait perdu son père peu après son entrée à l’X et qu’il avait obtenu du général l’autorisation de sortir tous les matins, très tôt, de l’École pour aller dire le kaddish en sa mémoire au temple de la rue Vauquelin.
Avec quelques cocons, il avait ensuite obtenu la création d’une aumônerie israélite à l’École, dont l’un des responsables ultérieurs fut l’actuel grand rabbin de France. Lors de ses obsèques, le jour où il rejoignait dans la tombe Francine, son épouse tant aimée, leur fille a rappelé le rôle essentiel de transmission et d’accompagnement qu’il avait joué auprès de ses trois petits-enfants.
« Une œuvre majeure de “passeur” »
Le plus jeune d’entre eux avait fait sa bar-mitsvah (la célébration de l’entrée des garçons dans la majorité religieuse) quelques jours seulement avant sa disparition, et l’un des rabbins qui officiaient a souligné que, d’une certaine façon, Lionel avait ainsi pu achever à temps son œuvre majeure de passeur.
Au cours des enterrements juifs on prononce souvent une phrase rituelle, qui n’a pas manqué de l’être le 5 décembre dernier. Elle a alors une signification religieuse. Mais sa formulation permet aussi de lui conférer une acception plus large, selon le sens, transcendantal ou non, immatériel ou non, qu’on donne au mot âme.
« Que l’âme du défunt rejoigne le faisceau de la vie », dit-on alors. L’âme de Lionel a rejoint le faisceau de chacune de nos vies, des vies de tous ceux qui ont eu le bonheur de le côtoyer et de bénéficier de son amitié, et elle y restera profondément ancrée tant que demeurera en nous et en eux un souffle de vie.
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Lionel Stoleru
J’ai modestement participé au groupe de réflexion sociopolitique indépendant que Lionel avait avait constitué au début des années 80. Il m’a plus apporté que je ne lui ai apporté.
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