Lire le monde pour préparer une LPM ?
Comprendre ce qui se joue ou se jouera dans le domaine des relations internationales et de la compétition de puissance est évidemment essentiel dans la définition d’une loi de programmation militaire (LPM) pour éclairer le futur des missions de la défense qui, elles, s’inscrivent dans le temps long. Or le contexte actuel de la géostratégie est très mouvant. La compétition stratégique revient en force. C’est la fin d’une époque. La LPM relève ce défi par une réflexion permanente et adaptée.
La guerre en Ukraine a dominé l’actualité de la défense de ces deux dernières années. Pourtant, elle ne représente qu’un aspect d’un environnement international très dégradé, porteur de nombreuses autres crises potentielles ou avérées, avec la double incertitude de leurs protagonistes et de leur forme. La seule quasi-certitude est que plusieurs d’entre elles se concrétiseront plus tôt qu’envisagé : les épisodes des 3 et 17 avril 2024 entre Israël et l’Iran l’ont démontré. S’il s’agit de la manifestation la plus visible de la fin d’une période de stabilité qu’on peut faire remonter à la chute de l’URSS, il y a là une accélération de l’histoire qui questionne.
Des changements déstabilisants
La loi de programmation militaire votée en 2023 s’appuie sur une proposition d’analyse de l’environnement international décrite dans la première partie de la Revue nationale stratégique de 2022, qui a servi de fil conducteur. L’objet de cet article ne sera pas d’en faire une exégèse : cette RNS est relativement compacte et reste accessible. En tout état de cause, elle donne une vision de ce qu’était l’analyse géostratégique en 2022, alors même que la guerre en Ukraine avait commencé. Mais en deux ans que de changements, que d’interrogations ouvertes ! Le premier dîner entre amis permet de mesurer la profondeur de la perplexité des uns et des autres, la diversité des grilles de lecture. Nous allons surtout essayer dans cet espace de donner quelques propositions d’enseignements à tirer de ces deux ans, pour offrir le début d’une grille de lecture.
La dégradation du contexte global
Le premier d’entre eux est certainement celui d’une accélération de la dégradation du contexte global : la guerre en Ukraine, la guerre de Gaza, l’assertivité de l’Iran, la remise en cause de nombreux principes internationaux et des traités signés, l’émergence d’un Sud global, la remise en cause des alliances anciennes et l’émergence de nouvelles propositions, comme celle des BRICS dont l’assise s’étend, sont autant de signes de cette dégradation.
Si certaines hypothèses en faisaient état, leur matérialisation apparaissait toujours comme lointaine, souvent susceptible d’être découragée par différents mécanismes (sanctions, pressions, diplomatie…) souvent occidentaux, dont l’efficacité semble s’éroder. Ce qui en résulte, c’est la généralisation des coups de canif des uns et des autres pour remettre en cause la gouvernance mondiale, refuser les propositions de l’Occident (dont le modèle des démocraties) afin d’ouvrir des espaces pour des agendas nationalistes ou régionaux qui seraient non contraints. Et ces crises se répondent, s’autoentretiennent, ouvrent des possibilités nouvelles. Il ne s’agit plus de réfléchir à une crise, mais à plusieurs simultanément. L’étirement des préoccupations occidentales qui en résulte est en soi une victoire pour certains.
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Un effacement de la notion de géopolitique
Le second enseignement est peut-être celui d’un relatif effacement de la notion de géopolitique, dans le sens non seulement de la lecture des relations internationales sous l’angle de la géographie et des alliances, mais aussi dans le sens de l’expression de la compétition de puissance qui a largement perdu son ancrage géographique. Ce monde devient chaque jour de plus en plus difficile à lire et à comprendre d’abord parce que les alliances, quand elles existent, ont perdu leur dimension monolithique pour devenir « à géométrie variable », en fonction des thèmes et des intérêts, sans allégeance unique. La notion d’alignement a disparu, les États « font leur marché ».
“La compétition de puissance a largement perdu son ancrage géographique.”
Les conséquences pour la défense sont sensibles : savoir qui sera aux côtés de la France face à une crise ne peut plus être considéré pour acquis sur la base des relations que nous entretenons, qui restent bien sûr indispensables, mais dépendra de l’analyse des autres facteurs que fera le partenaire potentiel : son commerce, sa dette, ses relations régionales, ses flux énergétiques, céréaliers…, tous des exemples vécus. Chaque crise rebat les relations, elle appelle de nouvelles discussions et ce qui était acquis encore hier en matière de relations ne l’est plus aujourd’hui. Les exemples sont nombreux, de la Turquie (membre de l’Otan quand même) aux pays du Golfe (dont les relations avec la Chine se développent rapidement) en passant par les pays africains…
Les actions hybrides
La géographie, autrefois une contrainte, devient une notion relative, transférée dans des milieux dématérialisés ou de logiques de flux mondiaux qui ouvrent de nouveaux horizons pour une compétition de puissance renouvelée, où la contestation devient la norme pour certains acteurs, capables de recourir au déni plausible de leurs actions hybrides. Ainsi des champs numériques où le cyber reste la menace principale, mais aussi du champ de l’information où le développement d’actions de manipulation démontre tous les jours que notre perception de la situation stratégique peut être affectée, l’espace qui perd son statut de sanctuaire, les fonds marins de plus en plus essentiels mais suffisamment opaques pour offrir à certains de nombreuses possibilités.
Le retour du nucléaire
La période en cours confirme également le retour du fait nucléaire. Ce bond en arrière de trente ans qui n’est pas seulement celui résultant du recours à une menace nucléaire en Ukraine par la Russie ou celui du développement opaque d’un arsenal chinois très substantiel et a priori sans lien avec la doctrine affichée.
L’affaiblissement progressif de la norme de non-prolifération instaurée par le traité éponyme et la transgression au début du siècle par la Corée du Nord qui en fait un instrument de perturbation mondiale disproportionné dans les mains d’un régime hors de raison, et surtout par l’Iran qui, s’il n’a pas officiellement ou officieusement franchi le seuil de la détention d’arme, dispose, et il faut croire l’AIEA (Agence internationale de l’énergie atomique), d’une quantité suffisante pour produire des armes, sont des préoccupations réelles, pour nous, pour les États dotés, mais aussi pour leurs voisins dont certains se posent des questions à haute voix.
La prolifération des technologies
Le dernier élément qui pèse sur la lecture de la compétition de puissance est certainement celui de la prolifération des technologies. L’Iran en est une illustration très parlante. Notre supériorité technologique s’érode et n’est plus une garantie absolue de supériorité militaire, même si elle en reste une condition nécessaire. La dissémination technologique existe dans l’environnement de défense. Nos adversaires, nos compétiteurs, ont compris que, dans des économies dématérialisées, mondialisées, de plus en plus ouvertes, les technologies les plus sensibles deviennent accessibles (hormis pour quelques niches très particulières) pour peu qu’un pays s’en donne les moyens.
Accessibles parce que souvent duales, parce que les contrôles sont parfois défaillants ou contournables, avec le soutien d’États « rebonds » qui y trouvent un intérêt. Dire que notre système global de lutte contre la diffusion des technologies sensibles ou utiles pour un usage militaire n’atteint pas son objectif n’est qu’une réalité, confirmée par les actions de l’Iran et de la Corée du Nord, les deux pays les plus sanctionnés du monde !
La masse face à la qualité
Ainsi, l’accès à certaines capacités (missiles, drones, cyber, pour citer les principales) n’est plus contraint que partiellement et permet une prolifération de solutions qui, si elles ne sont pas au meilleur état de l’art mondial, jouent sur le rapport entre le coût de l’offensive et celui de la défensive.
L’exemple des actions Houthis en mer Rouge est à ce titre éclairant. Des tribus, proxys de l’Iran, État sanctionné, elles-mêmes en guerre civile, se font livrer ou produisent des missiles en nombre, dotés de performances préoccupantes et démontrées, qu’elles parviennent à utiliser malgré des frappes régulières de deux des nations les plus avancées en matière militaire, causant un tort inestimable au commerce mondial.
La tendance à une confrontation dans laquelle la masse pourrait supplanter la qualité regagne un crédit opérationnel que les dividendes de la fin de la guerre froide (les fameux dividendes de la paix), confortés par trente années de lutte contre le terrorisme, avaient partiellement occulté.
Le retour de la compétition stratégique
Tout cela nous décrit un monde où la compétition stratégique revient en force. Par stratégique, je retiens la définition d’André Beaufre : « La dialectique des volontés employant la force pour résoudre les conflits. » Ce qui se joue aujourd’hui, dans le domaine diplomatique et de défense, est la question de la puissance politique assise sur une capacité à imposer sa volonté, celle de la grammaire du rapport de force redevenue incontournable pour promouvoir des intérêts. Et cela peut se voir à grande échelle (l’obsession américaine de la Chine et réciproquement), mais aussi à des échelles moins planétaires, éventuellement sous le couvert du parapluie plus ou moins assumé d’un allié plus gros (l’Iran avec la Chine et la Russie, la Turquie avec les États-Unis, la Corée du Nord avec la Chine…).
Persistance des menaces anciennes
En cela, c’est à la fin d’une époque que nous assistons, celle des trente ans qui ont suivi la chute du mur de Berlin, trente ans tournés vers les opérations extérieures, vers la lutte contre le terrorisme, trente ans sous le sceau de dividendes de la paix et donc un certain modèle de défense occidental qui doit s’adapter.
Pour autant, les éléments traditionnels de l’univers stratégique et militaire qui nous entoure n’ont pas baissé d’intensité : le terrorisme reste la grande menace pour le continent africain ou une part importante du Moyen-Orient ; les organisations criminelles seront bientôt en capacité de construire des « narco-États » et maîtrisent la grammaire de la perturbation (notamment les migrations, parfois avec la complicité de certains États) ; les conséquences de la transformation de nos lignes d’énergie, en créant de nouvelles dépendances (notamment aux matériaux) font apparaître de nouvelles zones d’instabilité et personne ne mesure pleinement les conséquences du réchauffement climatique sur les déstabilisations régionales (accès aux ressources, compétition hydrique, migrations, accaparement des terres…).
“La compétition stratégique, globale ou régionale, qui se développe, nous concerne souvent au premier chef.”
La compétition stratégique, globale ou régionale, qui se développe, nous concerne souvent au premier chef, du fait de notre statut d’État doté de l’arme nucléaire, de nos Outre-mer, de nos alliances ou de notre place en Europe. Mais les multiples dimensions dans lesquelles elle se déploie nous obligent à l’appréhender dans le cadre de nos alliances et de nos relations bilatérales.
Les flottements des USA
Les États-Unis restent évidemment les premiers acteurs stratégiques mondiaux, disposant à la fois des capacités militaires, diplomatiques, économiques, technologiques pour peser sur l’ensemble du spectre de la compétition. Toutefois, la compétition avec la Chine pour le leadership indopacifique et mondial et les effets de bord de la politique intérieure ont des effets visibles et sont d’ailleurs une des composantes de l’ouverture des espaces de compétition stratégique évoquée.
Cela se lit particulièrement au Moyen-Orient : depuis le retrait de Kaboul en 2020, la concrétisation d’une autonomie énergétique relativise la place du Moyen-Orient dans leurs enjeux et ouvre un espace d’influence dans une zone que l’Europe ne peut abandonner face à la Chine, la Russie ou l’Iran. Les turbulences de la politique intérieure américaine ont aussi des effets, d’ores et déjà perceptibles chez certains alliés qui s’inquiètent de la pérennité des engagements de sécurité de Washington. Il faudra un crédit politique et une persévérance hors norme au prochain dirigeant US qui voudra démontrer la force et la crédibilité des engagements de sécurité de Washington.
Résurrection de l’Otan
L’Otan reste bien entendu la pierre angulaire de nos alliances. Notre participation y est profonde, constante, mais l’agenda de l’Otan ne saurait raisonnablement se disperser au-delà de sa mission nord-atlantique au risque de l’étirement déraisonnable de nos forces. S’éloignant de la zone de « mort cérébrale » sous l’impulsion de la France, revigorée par l’invasion russe en Ukraine, l’Otan est redevenue un acteur essentiel de la posture de dissuasion et de défense en Europe. C’est un élément de stabilité, d’appui essentiel, qui devra confirmer une capacité à mettre en place un concept stratégique et capacitaire très ambitieux. La France y joue toute sa place.
L’Europe enfin ?
L’Europe, enfin, s’est dotée d’une boussole stratégique en 2022. C’est un progrès essentiel. Mais, si l’Europe s’est donné des moyens d’œuvrer dans le domaine de la défense et de la sécurité (notamment sous l’angle industriel et capacitaire), sa capacité à jouer son rôle dans la compétition stratégique mondiale reste encore à consolider. Nous devons développer cette notion de « pilier européen dans l’Otan » qui dotera notre continent d’une réelle autonomie stratégique. C’est une histoire en marche, les progrès sont là, certainement trop lents cependant face au rythme que le monde lui impose.
Continuité et anticipation
Construire une LPM dans ce contexte conduit à relever un double défi : assurer la continuité des programmes qui restent indispensables au socle de la défense du pays et préparer, par différents moyens, les solutions nécessaires pour les conflits de demain. C’est affronter la part d’incertitude qui adviendra, tout en offrant au décideur politique la confiance nécessaire dans son appareil de défense pour les compétitions qu’il doit affronter dès aujourd’hui, lui garantir qu’il ne prépare pas la guerre de demain sur les seules leçons de celles d’aujourd’hui.
La prise de risque que cela suppose n’a de sens que si elle est sous-tendue non seulement par une réflexion stratégique permanente sur l’évolution de la compétition et de la conflictualité, mais aussi par une connaissance des intentions de nos compétiteurs : le renseignement, la réflexion prospective en sont des constituants indispensables. Mais l’adaptation permanente de l’appareil de défense, opérationnel ou industriel, son agilité et sa capacité d’adaptation sont aussi des conditions nécessaires. C’est tout le sens des différentes composantes de la LPM.