Lire mieux, mais autrement
Nous ne lisons et n’écrivons plus comme autrefois. En passant du livre à Internet, nous vivons une révolution comparable à ce que fut le passage de la culture rhétorique à la culture typographique. La lecture et l’écriture nouvelles sont encore tâtonnantes. Mais le livre imprimé n’est pas mort.
La semaine dernière, je me suis surpris à commencer de lire un article du New York Times ramassé sur mon paillasson, puis, comme l’article m’intéressait et que j’ai voulu le lire attentivement, à aller à mon ordinateur pour en poursuivre la lecture à l’écran. C’était une première, je crois, comme si je me sentais désormais mieux pour lire le journal dans sa version électronique que dans sa version papier. L’article, il est vrai, parlait de Kindle 2, la nouvelle liseuse d’Amazon, disponible sur le marché européen, mais le sujet n’y change rien.
Repères
Internet a profondément transformé mon métier de chercheur en multipliant les ouvrages et les revues auxquels j’ai accès de chez moi, à toute heure du jour et de la nuit, par exemple en dehors des heures d’ouverture de la Bibliothèque nationale de France. Je vérifie toujours, avant d’aller à la bibliothèque, que le livre dont j’ai besoin n’existe pas sous forme numérique. J’ai constitué dans mon ordinateur une bibliothèque de mes auteurs de prédilection.
Douze ans d’adaptation
Est-ce le terme, ou une étape importante, dans un processus d’adaptation qui a pris une douzaine d’années et qui, non seulement pour la presse mais aussi pour les livres, m’amène à l’ordinateur pour lire sérieusement ? Je me rappelle le premier séminaire pour lequel j’ai indiqué en bibliographie des ouvrages disponibles exclusivement sur Internet. Il y a dix ans, ce séminaire portait sur les » Anti-modernes « , sur lesquels j’ai écrit un livre depuis.
Plusieurs textes essentiels étaient totalement indisponibles en librairie, comme Les Soirées de Saint-Pétersbourg de Joseph de Maistre, ou les écrits politiques de Chateaubriand, textes réimprimés depuis. À cette occasion, j’ai découvert qu’Internet me permettait de faire des cours que je ne pouvais pas envisager auparavant.
Nous avons pris l’habitude de lire de manière discontinue, parcellaire et préhensive
En vérité, nous ne travaillons plus du tout comme par le passé. Faisant des rangements, je viens de me débarrasser de piles de photocopies d’articles de revue accumulées depuis vingt ans. Je n’en ai plus besoin. Si je voulais les relire un jour, je les retrouverais sur JSTOR, Project Muse ou ailleurs.
Sur Gallica, je consulte presque tous les jours un vieux numéro du Temps ou de la Revue des Deux Mondes. Sur Factiva ou LexisNexis, je retrouve les articles de la presse qui m’ont échappé.
Butiner l’information
Comme tout le monde, je lis de plus en plus à l’écran, de moins en moins sur papier, et j’ai parfois le sentiment que je lis mieux sur écran.
Mais nous lisons autrement sur écran, et la lecture sur écran a aussi modifié la manière dont nous lisons sur papier. Nous avons pris l’habitude de lire de manière discontinue, parcellaire et préhensive. Nous butinons d’une information à l’autre. Nous nous arrêtons pour éclairer un détail, dérivons sur Wikipédia, et pour finir nous avons oublié le texte dont nous étions partis. Quand il m’arrive de rechercher une page par où je suis passé, à l’onglet » Histoire » de Firefox, je suis sidéré par le parcours que j’ai suivi.
Ma génération sait encore lire de manière prolongée, sans naviguer. De fait, quand je me retrouve loin d’Internet, dans un avion, dans une villa isolée de vacances, et que je me plonge dans un livre sans secours numérique, le plaisir est d’autant plus intense que l’expérience est devenue plus rare. Mais qu’en sera-t-il des générations suivantes ? Cette lecture-là leur sera-t-elle encore accessible ? On ne peut pas lire À la recherche du temps perdu ou La Phénoménologie de l’esprit en naviguant à tout bout de champ. Ces livres exigent un temps long, non distrait, ininterrompu, ils demandent une lecture soutenue, patiente et concentrée. Il m’est arrivé de dire que le temps de la lecture était le temps de l’ennui, celui des grandes vacances passées à lire de gros romans russes. Or, l’ennui et le numérique sont deux concepts proprement hétérogènes.
La fin de l’imagination
Bref, il se peut que la notion du texte linéaire soit en voie d’extinction et qu’il devienne indispensable de reformater les livres anciens pour qu’on continue de les lire.
Il y a un certain temps déjà, j’ai suggéré qu’on disposerait bientôt d’éditions de Proust où on cliquerait sur la sonate de Vinteuil pour entendre du Franck ou du Fauré, sur Le Port de Carquethuit d’Elstir pour voir des Boudin ou des Monet. Cela a choqué.
L’ennui et le numérique sont deux concepts proprement hétérogènes
On accepte les notes qui donnent des renseignements historiques et qui signalent des modèles, mais bientôt le lecteur ne se satisfera plus de devoir passer par Wikipédia pour donner de l’épaisseur aux sources et références de Proust. Il les voudra à portée de la main sur sa liseuse électronique. Une des facultés les plus sollicitées par la lecture traditionnelle se trouvera dès lors sans emploi : l’imagination, grâce à laquelle nous donnions de la réalité à la fiction, grâce à laquelle nous nous représentions Manon quand l’abbé Prévost se contentait d’écrire qu’elle avait » l’air de l’Amour même « .
Une résurrection
Les livres hybrides
La dernière invention pour sauver de l’ennui de la lecture, ce sont les livres hybrides, vooks en anglais, qui parsèment le texte électronique de vidéos dans le but avoué de rendre le livre de Gutenberg moins archaïque. Sur son Kindle, son Sony Reader ou son iPad, on cliquera sur un lien et le spectacle commencera. D’importantes maisons d’édition américaines parient sur cet objet multimédia pour continuer d’attirer les lecteurs. Elles avaient publié jusqu’ici sous cette forme des livres pratiques – la vidéo est utile dans un manuel de fitness -, mais Simon & Schuster vient de faire paraître à la rentrée 2009 des romans numériques multimédias.
Les romans interactifs, intégrant les contributions des lecteurs, se répandent aussi sur Internet.
Certains disent que la lecture sur Internet est une résurrection de la lecture prémoderne, celle qui a précédé Gutenberg et l’époque du livre. Le livre aurait été une parenthèse. Nous reviendrions à la lecture intermittente, digressive et collective qui se pratiquait avant que le livre n’encourageât à la solitude, à l’individualisme et à l’imagination.
Les conséquences pourraient être profondes, si le sujet moderne, le Moi moderne, a pour modèle le lecteur cherchant son chemin dans les livres, prenant conscience de lui-même comme lecteur, à l’image de Montaigne, impensable sans la tour de ses livres, passant de ses lectures des classiques, récemment rendus disponibles par l’imprimerie, à la recherche de soi et à l’autoportrait. Si, depuis le temps de Montaigne, la subjectivité est inséparable de l’expérience de la lecture, que sera la subjectivité à l’ère du numérique, quand nous aurons tout à fait sauté le pas ?
L’écriture change aussi
Avec la lecture, l’écriture change elle aussi. Les éditeurs disaient il y a quelques années qu’ils reconnaissaient aussitôt les manuscrits qui avaient été composés sur ordinateur (maintenant ils le sont tous). Ils y sentaient un certain relâchement de la forme, une allure digressive, faite d’additions, de trouvailles. L’effet n’est pas seulement celui du traitement de texte, qui peut faire perdre de vue la structure d’ensemble d’un texte, ses proportions, son harmonie, mais aussi celui d’Internet, qui permet toutes les excroissances, gonfle le texte de bulles numériques.
Que sera la subjectivité à l’ère du numérique ?
Sans doute, mais je m’aperçois que je décris quelque chose qui ressemble diablement aux Essais de Montaigne, rédigés à un autre moment de transition, celle de la culture rhétorique à la culture typographique.
Nous vivons une révolution comparable entre le livre et Internet. La lecture et l’écriture nouvelles sont encore tâtonnantes, mais le livre imprimé n’est pas mort. Il s’en publie même de plus en plus.