L’itinéraire d’entrée à l’X d’un élève dont la scolarité s’est déroulée dans une ZEP
Je m’appelle Benoît DELATTRE, je suis X 97. On n’imagine généralement pas les polytechniciens comme candidats « potentiels » à l’exclusion. Pourtant, au départ, ma main n’était pas très bonne. J’ai presque toujours vécu à Floirac, petite ville de la banlieue bordelaise. C’est une ZUP (Zone d’urbanisation prioritaire) et une ZEP (Zone d’éducation prioritaire), et depuis peu, c’est aussi devenu une zone franche.
La ville est située du mauvais côté de la Garonne, sur la rive droite dont la réputation est d’accumuler les cas sociaux, les élèves en situation d’échec scolaire et les problèmes d’insécurité, de drogue, de chômage. Les écoles, les collèges et les lycées n’ont que peu de moyens et encore moins de soutien de la part de l’académie, si on les compare à leurs équivalents de la rive gauche. J’ai cependant profité d’un enchaînement de situations fortuites qui m’a permis d’aller jusqu’en classe préparatoire (dans un lycée de la rive gauche, à Bordeaux même) et de réussir le concours d’entrée à l’École polytechnique.
Ce qui m’a poussé à fournir des efforts en classe, c’est d’abord, je crois, le rejet de l’alcoolisme de mon père. J’ai eu la chance qu’il ne soit pas violent et ne rende pas la vie insupportable à son entourage. Mais pour échapper à sa sphère d’influence et pour m’éloigner de lui et de son exemple, je n’avais d’autre choix que de travailler. N’accordant d’importance qu’au travail manuel, il méprisait le travail intellectuel et s’est désintéressé de mes études. J’ai par contre été encouragé par ma mère, qui était probablement frustrée de n’avoir pas fait d’études.
Mais il ne suffit pas de travailler et d’avoir quelques capacités pour s’en sortir, quand on habite ce genre de quartier. Quels que soient les résultats scolaires, l’environnement ne pousse pas à l’optimisme en matière d’avenir professionnel. Peu d’espoir nous était ouvert, de sorte que nos prétentions en matière d’étude étaient aussi décevantes que les encouragements que nous pouvions recevoir.
Vu le niveau général, nous avions tendance à sous-estimer nos propres compétences et à manquer d’ambition. Je crois aussi que l’Éducation nationale dans son ensemble nous dissuadait d’en avoir. Dans tous les établissements de cette rive droite bordelaise que j’ai fréquentés, les conseillers d’orientation et les conseils de classes étaient toujours désabusés et pessimistes. Ils décourageaient plutôt les projets personnels trop audacieux, brisant beaucoup d’espoirs dans l’œuf.
Poursuivre dans la voie que l’on s’est tracée nécessite une idée précise de ce que l’on veut et une volonté tenace de s’y tenir, de façon à résister aux bourrasques des refus et aux douches froides du pessimisme ambiant. Les élèves ne sont pas incités à sortir des voies habituelles et je travaillais juste pour travailler, sans but précis, avec pour seule idée de suivre une autre voie que celle qu’avait suivie mon père : son propre père était déjà alcoolique et aucun des deux n’avaient pratiquement fait d’études.
Pour un enfant, engager un travail de longue haleine, sans objectif précis, n’est pas chose facile. Ce ne l’était pas pour moi, aussi ai-je commencé à baisser les bras, à travailler moins et surtout moins bien. Je devais avoir une dizaine d’années, lorsqu’un enseignant m’a dit : « Tu comprends ce que tu fais mais tu ne sais pas l’expliquer. Tu ne pourras jamais être professeur, tu deviendras ingénieur. » C’était une phrase banale, mais elle a tout changé. J’ai eu un flash, une révélation. Passant outre le constat de mon incapacité à expliquer, j’ai retenu « tu deviendras ingénieur ». J’ai décidé que je serais ingénieur et je n’ai cessé de l’affirmer depuis. Cette phrase toute simple m’a conduit où je suis aujourd’hui, après m’avoir remis sur les rails.
Bien sûr, cet homme n’a pas tout fait, mais il a enclenché la machine. J’ai pris quelques renseignements sur la voie à suivre, qui s’avérait longue et difficile. Pour ne pas me décourager, je me suis forcé à aborder les problèmes un à un, à laisser dans le vague les échéances lointaines et à me concentrer sur l’étape directement à venir. Plutôt que de rêvasser à l’école d’ingénieur idéale, je devais d’abord échapper à l’apathie générale de mon quartier. Au collège le plus proche, celui où je devais aller, comme dans tous les autres environnants, il y avait beaucoup de classes « à problèmes » dont les professeurs étaient démotivés. Sur les six classes par tranche d’âge, deux seulement rassemblaient les « bons » professeurs et les « bons » élèves.
Ceci dit, on ne peut pas tout rejeter sur le corps enseignant. Dans ces classes où se concentraient les « cas sociaux », les élèves en échec scolaire, les éléments perturbateurs et ceux qui refusaient de travailler, il y avait tout ce qu’il fallait pour décourager les pédagogues les plus convaincus, surtout s’ils enseignaient là depuis plusieurs années. Je ne leur jette pas la pierre, je verse seulement une larme sur les quelques élèves jugés moyens qui auraient pu arriver à quelque chose moyennant un peu d’aide, mais qui n’ont pas pu aller dans les « bonnes » classes.
Pour ma part, je savais qu’il ne fallait pas me laisser envoyer dans une basse classe. Heureusement il y avait l’allemand. C’est une langue difficile, à la grammaire compliquée, qui rebute les mauvais élèves et les paresseux. L’administration du collège en profitait pour réserver une « bonne » classe aux germanistes. C’est ainsi que je suis devenu germaniste. J’ai trouvé ensuite un autre échappatoire à l’échec : à partir de la quatrième les latinistes font partie des « élus ». Par sécurité autant que par goût personnel, je suis donc devenu latiniste. C’est cela qu’il faut faire pour avoir de bons professeurs et de bonnes classes avec lesquels suivre les programmes jusqu’au bout.
Le problème s’est posé à nouveau de trouver une bonne classe au moment de mon entrée au lycée. J’avais préféré la filière technique, à cause de ma haine viscérale de la biologie. Il y avait moins de choix pour les lycées techniques que pour les établissements généralistes, surtout sur ma rive droite bordelaise. J’ai choisi un établissement tout neuf qui ouvrait juste ses portes. C’était risqué, on ne savait pas qui le fréquenterait, combien de classes il y aurait ni même s’il préparait les baccalauréats scientifiques et techniques que je visais.
Il était mal situé, à deux pas des plus mauvais quartiers de la rive droite, et pourtant il présentait beaucoup d’avantages, le principal étant que l’État et la région ayant débloqué de l’argent pour l’équiper et le doter en matériel, c’était l’établissement le plus riche de la rive droite. Il était le seul à disposer de moyens dans cette ZEP, ses professeurs seraient des « nouveaux », ils seraient « frais » avec leurs illusions pédagogiques qu’ils n’auraient pas encore perdues au contact d’élèves réfractaires à leur enseignement.
Il faut en effet du caractère et un bon équilibre psychologique pour affronter certains élèves. Si les professeurs se laissent marcher sur les pieds au premier contact, ils perdent leur ascendant. L’Éducation nationale nomme en ZEP certains professeurs qui n’ont visiblement pas les qualités nécessaires pour faire face à ces jeunes. Et pour les suppléer, lorsqu’ils ont un arrêt de travail (pour quelque raison que ce soit), elle envoie des remplaçants tout frais émoulus des écoles auxquels on confie les classes les plus dures. Je parle d’expérience : en classe de première j’ai « perdu » quatre professeurs en cours d’année (dont deux en mathématiques) et les remplaçants, qui avaient entre 23 et 24 ans, étaient plus jeunes que certains de leurs élèves.
Cependant j’ai eu de la chance et ce que j’ai pu réaliser va au-delà de toutes mes espérances. J’ai eu aussi des professeurs agrégés et d’autres « khâgneux », et nous avions des fonds pour nous doter en matériel, que ce soit pour la filière scientifique ou pour le BEP industrie graphique. J’ai trouvé dans ce lycée tout le soutien dont j’ai eu besoin et je ne peux affirmer, maintenant que j’y repense, qu’un lycée « classique » m’aurait suivi avec autant d’attention.
Au lycée Louis le Grand, on trouve des bons élèves derrière chaque porte. Mais dans mon lycée « pas-grand-chose », il n’y avait qu’une seule terminale S technologique avec au maximum six candidats pouvant prétendre aux classes préparatoires. On avait beaucoup d’attentions pour eux, mais de façon générale, le bien de tous les élèves était pris en compte. Après les inévitables problèmes de démarrage, la scolarité s’est déroulée sans heurt violent, hormis quelques bagarres et un élève pendu par les pieds d’une fenêtre du quatrième étage. Le lycée n’a encore reçu aucun des stigmates habituels aux banlieues dites difficiles : tags, tables défoncées, portes démolies…, et chaque fois qu’un mur est détruit, il est reconstruit rapidement.
Le lycée était à l’écoute des désirs des élèves en matière d’avenir professionnel, ce qui pour moi était une première. Deux personnes ont joué un rôle déterminant pour assurer mon parcours de la seconde à la terminale : le proviseur et son adjointe. Nous étions quatre candidats à vouloir préparer les écoles d’ingénieurs : ils ont fait tout ce qu’ils ont pu afin de mettre à notre portée toutes les solutions accessibles dans la région. Ils ont même été jusqu’à chercher eux-mêmes les dossiers qu’on ne voulait pas nous donner, puis ils ont appuyé nos demandes. Leurs efforts ont été récompensés : non seulement, les quatre ont été admis en classes préparatoires dans le meilleur lycée technique d’Aquitaine, mais nous avons tous intégré une école en première année de spéciale (un à l’ENSAM, deux à l’ENSHEEIT de Toulouse et un à Polytechnique).
Sans doute devons-nous aussi notre salut à la filière de classe préparatoire que nous avons suivie, la filière MT, Mathématiques et Technologie. Hormis celui d’entre nous qui a intégré l’ENSAM, nous nous sommes engouffrés dans la brèche qu’elle ouvrait. Je dis brèche car cette voie était la seule à proposer un concours unique ouvrant sur toutes les grandes écoles, ou presque, pour la somme de 70 F, ce qui paraît incroyable vu les prix exorbitants pratiqués pour les autres concours. Or cette filière sera supprimée dès l’année prochaine : ce n’était qu’une voie accessible à toutes les bourses et ouverte à tous les bacheliers (même les baccalauréats scientifiques et technologiques), la vraie démocratie en fin de compte !