L'Opéra de Hanoï

L’œuvre civilisatrice de la France

Dossier : ExpressionsMagazine N°582 Février 2003
Par Phong Tuan NGHIEM (56)

Trop peu de Fran­çais savent que dans les écoles fran­çaises d’In­do­chine, on par­lait et écri­vait le fran­çais… presque comme en France. Le fran­çais est la langue que parlent les Fran­çais. Ceux-ci ont de la chance : il leur suf­fit de par­ler, c’est du fran­çais. Pour ceux qui doivent l’ap­prendre, c’est une langue dif­fi­cile dont ils ne maî­trisent pas tou­jours les règles. Mais il convient de rendre hom­mage à leurs maîtres (des Fran­çais) qui n’ont pas ména­gé leur peine pour faire pas­ser la belle culture fran­çaise dans leurs esprits indignes1. Dans le récit qui suit, on ver­ra les Fran­çais sous leur jour le meilleur et le pire. Mais au second degré, ce récit sera cet hom­mage à mes maîtres, qui le méritent.

On a beau­coup dit de la pré­sence fran­çaise en Indo­chine qui, de la conquête de la Cochin­chine dans les années 1860 à la Confé­rence de Genève de 1954, a duré près de cent ans : les bien­faits de la colo­ni­sa­tion, l’ex­ploi­ta­tion colo­niale, la géné­ro­si­té des Fran­çais, le racisme, l’hu­mi­lia­tion d’une Nation, l’in­gra­ti­tude des peuples colo­ni­sés qu’il fau­drait ins­crire au fron­ton de leurs bâti­ments publics.

J’ai connu tout cela. Dans ces lignes, je ne cherche ni à embel­lir ni à noir­cir la réa­li­té. Le poète chi­nois Su Dong­po (1036−1101), ami et adver­saire du Pre­mier ministre Wang Anshi, celui-là même qui ten­ta sans suc­cès d’en­va­hir le Dai Viêt (nom du Viêt­nam de l’é­poque), nous a lais­sé un poème dont voi­ci un essai de traduction :

Vu en lar­geur, c’est une chaîne, par le côté, c’est un pic
De loin, de près, en haut, en bas, tout est dissemblance
Je ne connais pas du Lu Shan le vrai visage
Jus­te­ment parce que je me trouve au cœur de cette montagne.

De la pré­sence fran­çaise au Viêt­nam qui peut dire connaître le vrai visage ? J’ai essayé de rendre ici le témoi­gnage d’un enfant, celui que je fus. Ce témoi­gnage est sub­jec­tif mais sin­cère. Il montre un aspect de la véri­té. On peut lui en oppo­ser d’autres.
 

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J’ai com­men­cé ma vie sco­laire à Hanoi chez les frères de l’é­cole Pugi­nier, au cours pré­pa­ra­toire et au cours élé­men­taire. Au début, il y avait des mots que j’a­vais du mal à com­prendre. Mon père m’a dit que si le Viêt­nam avait été indé­pen­dant, j’au­rais appris mes leçons en viet­na­mien, et n’au­rais pas eu tout ce mal. Je n’ai pas appris que mes ancêtres fussent des Gau­lois ni qu’ils eussent des che­veux blonds et des yeux bleus : nous devions avoir d’autres manuels que ceux de l’é­cole laïque. De toute façon, c’é­tait sans impor­tance, car j’é­tais tou­jours l’a­vant-der­nier de la classe, et cet ensei­gne­ment ne m’eût guère profité.

Dans la cour de récréa­tion on appre­nait cepen­dant quelque chose. On jouait beau­coup aux billes. C’é­taient de petites choses mer­veilleuses. Il y en avait de por­ce­laine blanche avec des tour­billons de cou­leurs qui cou­raient comme des flammes à leur sur­face ; d’autres étaient des globes de verre trans­pa­rents, avec en leur cœur une petite boule comme une tor­sade de fils mul­ti­co­lores. J’ai­mais les tenir lon­gue­ment dans la main et les regar­der, mais y jouais très mal. Un élève un peu plus âgé s’en était aper­çu et me deman­da un jour de jouer avec lui. C’é­tait un grand maigre au visage étroit, à l’air filou.

– Pour de bon, hein ?

Ses yeux bleus me fixaient avec avi­di­té. Je ne savais pas que « pour de bon » signi­fiait que celui qui gagnait raflait les billes de l’autre. Flat­té de la sol­li­ci­tude d’un grand, j’ac­cep­tai et per­dis aus­si­tôt. C’é­tait ain­si que j’ai com­men­cé l’ap­pren­tis­sage dou­lou­reux du fran­çais tel qu’il se parle. Ce mal­heur dont je ne crus pas pou­voir me remettre n’é­tait cepen­dant rien à côté des révi­sions déchi­rantes dans l’ordre de la gram­maire et de l’or­tho­graphe que la vie pro­fes­sion­nelle en France devait me réser­ver par la suite.

Cette pre­mière fré­quen­ta­tion de l’é­cole ne dura pas. Les Amé­ri­cains com­men­çaient à bom­bar­der Hanoi, où les Japo­nais avaient leurs troupes, à côté de la gar­ni­son fran­çaise. Plu­sieurs fois par semaine venait une vague de trois ou quatre avions qui jetaient leurs bombes sur la gare et sur l’aé­ro­drome de Gia Lâm. Sou­vent elles man­quaient leur but et il y avait des morts. Les écoles se dis­per­sèrent en pro­vince. Mes parents nous mirent à la campagne.

J’é­tais avec un frère d’un an plus âgé. Nous eûmes pour nous ins­truire et nous édu­quer une jeune fille au pair qui venait de pas­ser son bac et pré­pa­rait sa méde­cine. Elle devait nous ensei­gner le fran­çais et le cal­cul. Elle nous a ini­tiés à la bio­lo­gie avec son livre de phi­lo (j’ai retrou­vé le même l’an­née du bac), et nous a sur­tout appris à chan­ter : ses frères, sur­tout l’aî­né, écri­vaient des chan­sons que les Viet­na­miens aujourd’­hui connaissent encore. Nous étions des enfants à qui il était dif­fi­cile d’ar­ra­cher une larme. Elle nous a appris à pleu­rer. Ce que nous avons mis à pro­fit abon­dam­ment pen­dant plu­sieurs jours quand elle a dû nous quit­ter pour des rai­sons familiales.

Après le départ de notre jeune fille au pair, nous fûmes mis quelque temps à l’é­cole du vil­lage. Je ne me rap­pelle plus si nous y avions des leçons de fran­çais. La chose cer­taine c’est qu’au bout d’un mois nous avons appris le lan­gage vert de nos condis­ciples. C’é­tait un lan­gage fait d’ex­pres­sions très orien­tées vers les choses du sexe que nous répé­tâmes sans tou­jours bien com­prendre, mais qui firent la joie de notre per­son­nel domes­tique. Après ce rapide appren­tis­sage, nous nous sommes sen­tis par­fai­te­ment inté­grés aux enfants du vil­lage. Les seules dif­fé­rences étaient notre habille­ment, et les pré­ju­gés qui res­taient tenaces chez un cer­tain nombre de nos petits camarades.

Après la guerre, nous revînmes à Hanoi. Pen­dant plus d’un an, nous ne devions plus sor­tir dans la rue. Enfer­més à la mai­son, nous avions ces­sé toute étude. Nous pas­sions notre temps à nour­rir les four­mis et à des­si­ner des bandes des­si­nées dont elles étaient les héroïnes. En nous aidant d’un Guide de l’en­to­mo­lo­giste et de conseils pater­nels, nous com­men­cions aus­si à mon­ter une col­lec­tion d’in­sectes, avec les beaux spé­ci­mens, ceux qui n’al­laient pas aux fourmis.
 

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Au début de 1947, au milieu du deuxième tri­mestre je fus mis en hui­tième, au petit lycée fran­çais qui avait repris ses activités.

J’a­vais à peu près oublié le fran­çais. Il me res­tait bien les termes de bio­lo­gie et d’en­to­mo­lo­gie, mais ils ne trou­vaient guère à s’employer dans le nou­veau monde où je venais d’être plongé.


L’O­pé­ra de Hanoï

Peu après mon arri­vée, je fus vic­time d’un bizu­tage qui s’ap­pa­ren­tait à une agres­sion raciste. À la sor­tie de l’é­cole, je fus entou­ré par une dizaine d’é­lèves de ma classe. L’un d’eux me don­na un coup de poing. Je parai avec mon car­table. On arra­cha mon car­table et on le jeta au milieu de la chaus­sée. Plu­sieurs fois, on me pous­sa vio­lem­ment sur la poi­trine. Il y eut encore un ou deux coups aux­quels je répon­dis comme je pus. Mais c’é­taient sur­tout des insultes et des menaces. Et le bar­rage pour m’empêcher d’al­ler cher­cher mon car­table. Les insultes étaient du genre « Sale Nhaq », « Qu’est-ce que tu fais par­mi nous ». « Nha quê » signi­fie « pay­san » en viet­na­mien. Mais ce mot, ou sur­tout son abré­via­tion « nhaq » était le terme de mépris suprême employé par cer­tains Fran­çais à l’en­contre des autochtones.

Un petit attrou­pe­ment s’é­tait for­mé. Un cama­rade que j’ai­mais bien, Michel, qui par­ta­geait ma petite table en classe était là, à deux mètres, et regar­dait. Il ne m’é­tait pas hos­tile. À ce moment, sa sœur qui était une classe au-des­sus de nous pas­sa en vélo avec quelques copines. C’é­tait une quar­te­ronne, belle avec ses che­veux châ­tain doré tou­jours nets et son allure déga­gée ; par la suite, elle devait faire sou­pi­rer nombre d’entre nous quand vien­dront les pre­miers émois. Je la voyais pour la pre­mière fois ce jour-là. Croyant que son frère par­ti­ci­pait à l’a­gres­sion, elle lui cria, avec l’au­to­ri­té d’une grande sœur viet­na­mienne : « Ne reste pas avec ces voyous !« 2. Michel rejoi­gnit sa sœur, et me lais­sa seul au milieu de la horde vociférante.

Un moment après arri­va un élève de ma classe que je ne connais­sais pas. Il était res­té dans l’é­cole pour attendre sa sœur qui était une classe en des­sous de la nôtre. La fureur de la foule avait pas­sé son paroxysme. Mon cama­rade alla ramas­ser mon car­table, me le don­na et dit : « Tu viens ? » Il n’é­tait pas plus cos­taud que moi. Les autres nous lais­sèrent passer.

Depuis ce jour, le frère et la sœur m’at­ten­daient chaque jour pour faire un bout de che­min avec moi. Ils habi­taient en effet sur mon tra­jet. Cela devait durer jus­qu’aux grandes vacances, à moins qu’ils ne fussent ren­trés en France avant. À Pâques peut-être. C’est cela : à Pâques, car nous ne sommes pas res­tés long­temps ensemble. Ils ont dû m’an­non­cer leur départ de la façon la plus banale, le der­nier jour que nous avons fait le che­min ensemble. Je crois me rap­pe­ler cette annonce.

C’é­taient des Fran­çais de Métro­pole. Leur père devait être un offi­cier de haut rang, car ils n’é­taient pas res­tés long­temps. Ils avaient une belle mai­son colo­niale, avec un grand jar­din sur la rue. C’é­tait un jar­din tout plein de fleurs et de pal­miers luxu­riants, pas tout à fait aus­si grand que le nôtre, mais beau­coup plus riant, à mes yeux. Lui s’ap­pe­lait Roland et elle Alice. Elle avait des yeux bleu clair, naïfs et rieurs. Ses che­veux d’un brun très léger étaient doux comme de la soie, à la vue ; les Viet­na­miens auraient dit qu’ils avaient la légè­re­té des nuages. Elle por­tait une veste rose, avec un nœud à pom­pons qui fer­mait son col.

Elle était à l’âge où les enfants perdent leurs dents de lait. Je leur ai par­lé de mon vil­lage tel que je l’a­vais connu en temps de paix, à peine deux ou trois années aupa­ra­vant, de la milice vil­la­geoise que nous avions, pour nous défendre contre les bri­gands, des hommes qui patrouillaient la nuit et souf­flaient dans des conques pour com­mu­ni­quer les uns avec les autres. Cela les amu­sait, car les autres enfants de mon milieu ne connais­saient pas nos campagnes.

En ces temps-là, je ne me posais guère de ques­tion sur cette habi­tude que nous avions prise de ren­trer ensemble. Les enfants ont si faci­le­ment de ces atta­che­ments sou­dains qui ne demandent aucune expli­ca­tion. Et puis cela s’é­tait fait d’une façon si natu­relle. Seule­ment bien des années après, à l’âge adulte ou presque, j’ai com­pris que Roland et Alice m’of­fraient une escorte.

Roland n’a pas dû assis­ter à mon triomphe en classe. Cela avait com­men­cé par un cata­clysme duquel allait naître un ordre nou­veau dans notre uni­vers. C’é­tait une dic­tée dont le résul­tat dut être effrayant. Notre maî­tresse était une jeune femme à la sil­houette fra­gile. Nous la trou­vions jeune : c’é­tait par com­pa­rai­son avec nos parents bien sûr. Nous la trou­vions belle aus­si, avec ses che­veux bruns fri­sés et ses yeux bleus que ne cachaient pas des lunettes qui eussent enlai­di toute autre qu’elle. Son visage grave s’é­clai­rait de temps en temps d’un sou­rire gen­til qui nous rassurait.

Ce jour-là, elle était entrée dans une colère furieuse contre la classe. J’é­tais le seul à n’a­voir fait aucune faute à sa dic­tée. Il y avait der­rière elle une armoire qui ren­fer­mait son tré­sor, consti­tué par les dons de parents d’é­lèves accu­mu­lés là au cours des ans. Elle y prit un album de Gédéon et Pla­cide, et me le don­na. Son visage s’é­tait adou­ci pour moi, mais la fureur était encore dans son geste. Cet album, j’en garde tou­jours le par­fum mer­veilleux. On y voyait toutes sortes d’a­ni­maux qui jouaient ensemble. Il y avait tou­jours une taupe qui sou­le­vait une longue levée de terre, et sor­tait la tête de son trou. Il y avait aus­si un chas­seur qui tirait, dont on ne voyait que les jambes, le reste de son corps caché par la fumée de sa décharge. Avec la guerre et les dépla­ce­ments, j’ai per­du cet album. En France, je devais long­temps le cher­cher dans les bou­tiques. J’ai retrou­vé bien d’autres albums de Gédéon et Pla­cide, mais aucun n’a­vait plus la magie de mon enfance.

L’an­née de sep­tième se pas­sa sans pro­blème. J’ai des­si­né Per­rette et son pot au lait, et la maî­tresse l’a fiè­re­ment mon­trée à sa voi­sine qui ensei­gnait au cours supé­rieur. Notre ins­ti­tu­trice appro­chait déjà de la cin­quan­taine quand j’é­tais avec elle. Elle pre­nait tou­jours un air sévère mais avait un grand cœur. D’an­ciens cama­rades m’ont dit qu’elle a été la ter­reur de toutes les géné­ra­tions qui lui sont pas­sées entre les mains. Évi­dem­ment, je ne m’é­tais aper­çu de rien.

J’ai eu la chance de la revoir quelques années après Poly­tech­nique. Elle m’a dit qu’elle n’a­vait pas eu à s’oc­cu­per beau­coup de moi. C’é­tait de la modes­tie telle qu’on la pra­tique tou­jours en Asie. Bien sûr, elle m’a­vait beau­coup don­né. J’ai pu le lui dire, et elle me savait sincère.
 

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En sixième, je fus mis, avec mon frère, au lycée Yer­sin, à Dalat, une sta­tion d’al­ti­tude à plus de mille kilo­mètres de Hanoi. Nous allions y res­ter quatre ans, jus­qu’à notre départ vers la France pour y pas­ser le bac.

Dans le Viêt­nam de l’é­poque colo­niale, les rues et les écoles por­taient le nom de ceux qui l’a­vaient humi­lié. Le lycée Yer­sin était une excep­tion. Alexandre Yer­sin (1863−1943), dis­ciple de Pas­teur, avait iso­lé le bacille de la peste, mis au point le vac­cin contre cette ter­rible mala­die, décou­vert le site de Dalat, fon­dé les ins­ti­tuts Pas­teur d’In­do­chine. Le Viêt­nam d’au­jourd’­hui lui bâtit encore des temples, à la manière de ceux qui honorent nos héros nationaux.

Les pre­miers temps de notre arri­vée au lycée, mon frère et moi fûmes agres­sés par une bande qui était consti­tuée depuis quelques années déjà. Leur agres­sion n’a­vait aucun carac­tère raciste. Pour­quoi s’en sont-ils pris spé­cia­le­ment à nous, je ne me rap­pelle plus. Peut-être parce que nous avions vou­lu jouer avec eux.

La bande était diri­gée par un gar­çon de treize ou qua­torze ans. Il avait des che­veux jaune paille, avec une mèche rebelle, et un visage plu­tôt beau, mais déjà dur à cet âge. Ses yeux étaient bleu clair comme ceux d’A­lice, mais n’en avaient pas la dou­ceur. C’é­tait leur dure­té qui don­nait sa dure­té au reste du visage. Le lycée était construit au som­met d’une col­line. Tout autour, il y avait de grands espaces boi­sés où il était en prin­cipe inter­dit d’al­ler, mais qu’au­cune ligne de démar­ca­tion pré­cise ne sépa­rait des aires de récréa­tion auto­ri­sées, en sorte qu’on pou­vait cir­cu­ler par­tout dans l’en­ceinte du lycée qui était vaste.

La bande nous som­ma de nous rendre dans un bos­quet éloi­gné des zones de jeux ordi­naires. Par bra­vade nous y allâmes, et à cinq ou six, ils nous tom­bèrent des­sus. À la fin, nous fûmes contraints de sau­ter dans une pro­fonde tran­chée. C’é­tait une de ces tran­chées creu­sées pen­dant la guerre pour ser­vir d’a­bri contre les bom­bar­de­ments aériens. La bande nous y lais­sa, non sans nous avoir cou­verts de quo­li­bets. Nous sor­tîmes de là bien réso­lus à prendre notre revanche. La bande avait une fai­blesse : leur chef redou­blait sa classe alors que tous les autres étaient en sixième avec nous. Nous prîmes cha­cun d’eux à part, pour lui susur­rer que, tout de même, pour un gar­çon intel­li­gent comme lui c’é­tait dom­mage de se lais­ser diri­ger par un pareil cancre. Dans un milieu où la culture viet­na­mienne ambiante péné­trait mal­gré tout, cet argu­ment avait du poids. Très vite, la bande se dis­per­sa et nous eûmes la paix.

Nous étions les rares Viet­na­miens à jouer avec les Fran­çais. Les deux com­mu­nau­tés se côtoyaient assez ami­ca­le­ment, mais ne se mélan­geaient pas. Pour ma part, j’é­tais le plus sou­vent avec les cama­rades fran­çais pour les jeux de tous les jours, et avec des Viet­na­miens pour les excur­sions du dimanche et sur­tout pour les périodes des longs congés, le nou­vel an viet­na­mien, Noël et Pâques où nous ne ren­trions pas dans nos familles.

Je me rap­pelle, en qua­trième, une bagarre avec un petit Fran­çais. Nous sou­pi­rions en secret pour les yeux d’une même belle. Elle avait des yeux où se concen­trait tout l’a­zur du monde. Sans que la véri­table cause du conflit fût jamais avouée, la guerre écla­ta sur un futile pré­texte. Un Viet­na­mien pou­vait alors être assez bien accep­té par­mi les Fran­çais pour que l’in­ci­dent ne dres­sât pas les deux com­mu­nau­tés l’une contre l’autre. Par rap­port au cli­mat qui pou­vait régner à Hanoi quelques années aupa­ra­vant, c’é­tait un grand chan­ge­ment. Un soir, après le réfec­toire, Fran­çais et Viet­na­miens firent cercle autour des deux com­bat­tants, pour comp­ter fra­ter­nel­le­ment les points.
 

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Les rela­tions avec les adultes, en dehors de l’u­ni­vers clos du lycée sont plus dif­fi­ciles à racon­ter. Un jour dans une bou­tique chi­noise pleine à ne pas savoir où mettre les pieds, j’ai bous­cu­lé un vieux colon par mégarde. Comme je lui deman­dai par­don (« Oh ! je vous demande par­don ! »), il me cria : » Bas les pattes ! » Comme à un chien. Il y a eu pire. L’hor­reur est vivante sous chaque ligne de ce récit d’une passion.

Il y avait aus­si la guerre dont les échos nous par­ve­naient très assour­dis. Les appels de De Lattre (« Venez avec nous, ou rejoi­gnez les gens d’en face ! »), accueillis avec scep­ti­cisme par les « grands », ceux qui, après leur bac, allaient être direc­te­ment concer­nés par l’ap­pel sous les dra­peaux. Les exploits guer­riers de mon cou­sin Nghiêm Xuân Toàn que Paris Match éta­lait dans ses pages. Il était dans l’ar­mée fran­çaise : c’é­tait son choix, qu’on peut contes­ter comme beau­coup de nos choix de l’é­poque ; mais, enga­gé volon­taire de la Seconde Guerre mon­diale à un moment où même l’empereur Duy Tân (en dépor­ta­tion à La Réunion), que nous véné­rons, était avec la France, avait-il après la Guerre vrai­ment choi­si autre chose que la guerre qu’il aimait ?

Un évé­ne­ment d’une extrême gra­vi­té vint, l’es­pace d’un ins­tant, nous rap­pe­ler que la guerre était toute proche. Un jour, un sol­dat fran­çais fut retrou­vé assas­si­né. On ne sau­ra jamais s’il s’a­gis­sait d’un crime cra­pu­leux ou d’un atten­tat ter­ro­riste. Dalat était en effet tout à fait en dehors de la guerre. Il nous arri­vait de nous enfon­cer à une demi-jour­née de marche dans la forêt pour nos pique-niques ; per­sonne ne nous met­tait en garde : il n’y avait aucun dan­ger. La réac­tion des auto­ri­tés fut bru­tale et incon­si­dé­rée : toutes les per­sonnes trou­vées dans la rue sans papier d’i­den­ti­té furent arrê­tées et dix choi­sies au hasard furent pas­sées par les armes.

Tous les élèves viet­na­miens du lycée se mirent en grève. Nous allâmes sur un grand espace gazon­né qui ser­vait de ter­rain de foot pour les jeux ordi­naires et res­tâmes là toute la jour­née sans boire ni man­ger. Tout se pas­sait dans le calme. Des « grands » étaient pas­sés dans les études nous mettre au cou­rant, et nous dire qu’il fal­lait nous mettre en grève. Il n’y eut aucun dis­cours, aucune agi­ta­tion. Seule­ment un sou­dain sen­ti­ment de fra­ter­ni­té par­mi nous.

Les nou­velles qui venaient de l’ex­té­rieur étaient cepen­dant alar­mantes : la police se pré­pa­rait à venir arrê­ter les élé­ments Viêt-minh infil­trés par­mi nous. Un vent de panique souf­fla par­mi les chefs de la rébel­lion. Plus encore que le lycée de Hanoi, celui de Dalat rece­vait les enfants des familles dites pri­vi­lé­giées. Rien n’a­vait pré­pa­ré les pro­mo­teurs de la grève à l’ac­tion révo­lu­tion­naire. Ils avaient agi sur un élan du cœur, sans se pré­oc­cu­per de ce qui pou­vait s’en­suivre. Ils finirent par avoir l’i­dée de se choi­sir pour chef un cou­sin de l’empereur Bao Dai, un élève de phi­lo qui accep­ta en trem­blant (Turenne trem­blait bien sous le feu enne­mi). Convo­qué à la police, il eut à subir une forte remon­trance, mais ne fut pas arrêté.
 

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Les adultes qui vivaient dans l’u­ni­vers du lycée n’é­taient pas ceux du monde extérieur.

Notre méde­cin était un vieux mon­sieur aux che­veux tout blancs, qui par­lait le viet­na­mien, chose raris­sime par­mi les colons. Il le lisait même, et incul­quait le res­pect des Viet­na­miens à son per­son­nel infirmier.

Nous avions aus­si des sur­veillants d’in­ter­nat. Étu­diants, tous fran­çais, ils s’a­dap­taient tant bien que mal à leur condi­tion. Il y avait un mal­heu­reux qui me col­lait une pri­va­tion de sor­tie chaque fois qu’il pre­nait son ser­vice. Son com­por­te­ment sau­vage à mon égard était celui d’une bête aux abois. Je le tor­tu­rais, je crois, tout en pen­sant être la vic­time. Vous savez, cet âge est sans pitié. Nos rela­tions étaient deve­nues une telle fable qu’il me suf­fi­sait de lan­cer n’im­porte quelle plai­san­te­rie insi­pide pour pro­vo­quer l’hi­la­ri­té dans les rangs qui devaient être silen­cieux pour se rendre en classe. Et la puni­tion tom­bait aus­si­tôt. Mes cama­rades finis­saient par annon­cer ma puni­tion en chœur avant que le mal­heu­reux pût réagir, ce qui n’ar­ran­geait guère mes affaires.

Par chance les rela­tions avec les pro­fes­seurs ont tou­jours été au beau fixe. Mais elles n’ont pas été sans gen­tille malice de part et d’autre.

Nous avions un pro­fes­seur de sciences natu­relles que nous aimions bien. J’ai­mais à peu près tous mes pro­fes­seurs du lycée Yer­sin, mais celui-ci était aimé aus­si des autres élèves. Mon­sieur Jour­nan (ce n’est pas son vrai nom) nous fai­sait volon­tiers la morale, à sa manière qui était jeune et sans prê­chi-prê­cha. J’a­vais un cama­rade fran­çais avec qui j’al­lais sou­vent dans les bois qui entou­raient le lycée. Appe­lons-le Oli­vier. C’é­tait un gar­çon qui avait un goût assez modé­ré pour les études ; mais aux huit cents mètres, il nous met­tait faci­le­ment la moi­tié d’une piste dans la vue. Je lui com­mu­ni­quais mon amour des insectes. Nos bois en étaient bruis­sants de vie. Il y avait en grande quan­ti­té des phasmes, ces insectes que nous appe­lions des bâton­nets, qui mimaient les brin­dilles des pins où ils vivaient.

Un jour, nous avons pris un beau spé­ci­men de plus de trente cen­ti­mètres et l’a­vons rap­por­té à notre pro­fes­seur qui en eut une grande joie. Nous fûmes aus­si­tôt gra­ti­fiés cha­cun d’un dix-huit. Voyant cela, nos cama­rades se mirent à la recherche des insectes et en rap­por­tèrent une riche mois­son. Ils reçurent des paroles de remer­cie­ment, mais aucune note ne vint récom­pen­ser leurs efforts. Cer­tains s’en éton­nèrent. Mon­sieur Jour­nan, qui atten­dait cette récri­mi­na­tion, leur dit que mon cama­rade et moi avions été récom­pen­sés de notre amour spon­ta­né de la science, mais que ceux qui tra­vaillaient pour la bonne note n’a­vaient droit à rien.

Un autre jour, pen­dant son cours, je me mis à taqui­ner Oli­vier en m’en pre­nant à ses affaires. Mon cama­rade réagit mal­adroi­te­ment et fit un grand bruit. Mon­sieur Jour­nan qui était en train d’é­crire au tableau se retour­na, en colère :

– Qui a fait ça ?
Oli­vier se dénonça.
– Vous aurez quatre heures de colle.
Furieux de voir l’air d’in­no­cence offen­sée qu’af­fi­cha mon cama­rade (dans cette frac­tion de seconde aucune idée d’hon­nê­te­té ou de jus­tice ne tra­ver­sa mon esprit), je levai le doigt et dis :
– C’est moi qui l’ai provoqué.
Le visage de Mon­sieur Jour­nan s’é­clai­ra d’un large sourire :
– C’est très bien ça, et il se reprit aus­si­tôt, je ne vous féli­cite pas pour votre cha­hut, mais c’est très bien de savoir prendre ses res­pon­sa­bi­li­tés. Vous êtes gra­ciés tous les deux.

Un jeune pro­fes­seur tout frais débar­qué de France nous éton­na beau­coup, du moins les Viet­na­miens, en jouant dans une équipe de foot­ball. Dans nos esprits que l’é­cole fran­çaise n’ar­ri­vait pas tout à fait à débar­ras­ser des pré­ju­gés confu­céens, cela cor­res­pon­dait peu à la digni­té que nous atta­chions à la fonc­tion de professeur.

Mais ce dont quelques-uns d’entre nous eurent le plus à souf­frir de son fait ce fut une inno­va­tion qu’il intro­dui­sit et qui fut bien­tôt imi­tée par tous les autres pro­fes­seurs : il ren­dait les com­po­si­tions en com­men­çant par les der­niers. Ceux-ci, en géné­ral, pre­naient les choses avec phi­lo­so­phie. Les mieux clas­sés, sur­tout ceux qui étaient sus­cep­tibles d’ar­ri­ver en tête, atten­daient par contre les résul­tats dans l’an­goisse. Le reste de la classe, sans être aus­si ten­du, sui­vait avec inté­rêt pour savoir qui serait le vain­queur. Le sus­pense était savam­ment amé­na­gé. Ces psy­cho­drames qui se renou­ve­laient chaque tri­mestre devaient faire par­tie du plai­sir d’être prof.

Dans le pre­mier cycle, nous avions sur­tout de jeunes pro­fes­seurs. Beau­coup avaient des idées très en avance sur leur temps.
En troi­sième (c’é­tait en 1951), un pro­fes­seur de fran­çais nous fai­sait écou­ter des pièces clas­siques enre­gis­trées par la Comé­die-Fran­çaise. Nous allions au foyer des élèves, le seul endroit où il y eût un pho­no­graphe, et assis en cercle, sans pro­to­cole aucun, nous écou­tions Cor­neille et Racine, dits par de grands comé­diens. Pour nous qui avions l’ha­bi­tude d’â­non­ner nos réci­ta­tions, c’é­tait une révolution.

Ô rage !… Un long silence… Ô déses­poir !… La voix se traî­nait, bri­sée. À la pause j’ai glis­sé sot­te­ment, et sans rire, à mon voi­sin que l’ac­teur avait pro­fi­té des vers de Cor­neille pour expri­mer ses propres sen­ti­ments. Mal­heu­reu­se­ment le pro­fes­seur n’a pas enten­du ma remarque. Sa réac­tion, à coup sûr amu­sante et riche, eût été quelque chose que je me serais encore rappelé.

Il y avait aus­si des pro­fes­seurs dont on était amou­reux, comme cela doit sans doute exis­ter dans tous les lycées de France. En sixième, un cours était assu­ré par une toute jeune fille brune aux yeux per­venche. Quand elle se maria et nous quit­ta à Pâques, toutes les classes, de la sixième à la seconde, furent plon­gées dans le désespoir.

Une année, pour l’une de nos classes on nous a don­né une vraie démente, mais sans men­tir, démente à se deman­der pour­quoi elle était seule­ment lais­sée en liber­té. À part ce cas patho­lo­gique, aucun de nos pro­fes­seurs n’é­tait vrai­ment impo­pu­laire. Ils se médi­saient bien entre eux, mais pen­dant ces quatre années, je n’ai pas enten­du une seule parole de moque­rie de la part d’un élève.
 

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* *

Jamais per­sonne ne nous a par­lé de l’œuvre civi­li­sa­trice de la France. Nos maîtres nous aimaient trop pour ne pas savoir que cela nous aurait humi­liés. Et puis cela ne devait pas cor­res­pondre au fond de leur pen­sée. Ils nous ont don­né leur savoir avec dévoue­ment et par­fois avec pas­sion. En accom­plis­sant sans fan­fare leur tâche, ils nous ont fait aimer la France idéa­liste et géné­reuse des ins­ti­tu­teurs et des profs, qui était auprès de nous pour repré­sen­ter la France tout entière.

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1.
For­mule d’hu­mi­li­té extrême-orientale.
2. Dans les familles viet­na­miennes, sur­tout les plus pauvres, une fille de huit ou neuf ans com­mence déjà à s’oc­cu­per de ses plus jeunes frères et sœurs, et exerce sur eux l’au­to­ri­té d’une mère.

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HUGO VON GRAFFENBERGrépondre
26 juillet 2011 à 14 h 00 min

Cha­cun selon son rang… d’ho­no­ra­bi­li­té
Oui, c’est vrai, la ver­tu, le dévoue­ment sin­cère des ensei­gnants est connu, et dûment reconnu.

De Lattre, quant à lui… tutoyait les géné­raux viet­na­miens devant les offi­ciers fran­çais de n’im­porte quel rang ! Le Roi Jean a‑t-il pen­sé rache­ter son auguste mépris, en lan­çant sa fameuse phrase « Mon fils Ber­nard n’est pas mort pour la France, il est mort pour le Viêt Nam » ?

(Avant lui, tous les his­to­riens recon­naissent, en véri­té, que la plu­part des chefs mili­taires s’ef­for­çaient plu­tôt de modé­rer l’â­pre­té au gain, la condes­cen­dance des Colons)

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