L’œuvre civilisatrice de la France
Trop peu de Français savent que dans les écoles françaises d’Indochine, on parlait et écrivait le français… presque comme en France. Le français est la langue que parlent les Français. Ceux-ci ont de la chance : il leur suffit de parler, c’est du français. Pour ceux qui doivent l’apprendre, c’est une langue difficile dont ils ne maîtrisent pas toujours les règles. Mais il convient de rendre hommage à leurs maîtres (des Français) qui n’ont pas ménagé leur peine pour faire passer la belle culture française dans leurs esprits indignes1. Dans le récit qui suit, on verra les Français sous leur jour le meilleur et le pire. Mais au second degré, ce récit sera cet hommage à mes maîtres, qui le méritent.
On a beaucoup dit de la présence française en Indochine qui, de la conquête de la Cochinchine dans les années 1860 à la Conférence de Genève de 1954, a duré près de cent ans : les bienfaits de la colonisation, l’exploitation coloniale, la générosité des Français, le racisme, l’humiliation d’une Nation, l’ingratitude des peuples colonisés qu’il faudrait inscrire au fronton de leurs bâtiments publics.
J’ai connu tout cela. Dans ces lignes, je ne cherche ni à embellir ni à noircir la réalité. Le poète chinois Su Dongpo (1036−1101), ami et adversaire du Premier ministre Wang Anshi, celui-là même qui tenta sans succès d’envahir le Dai Viêt (nom du Viêtnam de l’époque), nous a laissé un poème dont voici un essai de traduction :
Vu en largeur, c’est une chaîne, par le côté, c’est un pic
De loin, de près, en haut, en bas, tout est dissemblance
Je ne connais pas du Lu Shan le vrai visage
Justement parce que je me trouve au cœur de cette montagne.
De la présence française au Viêtnam qui peut dire connaître le vrai visage ? J’ai essayé de rendre ici le témoignage d’un enfant, celui que je fus. Ce témoignage est subjectif mais sincère. Il montre un aspect de la vérité. On peut lui en opposer d’autres.
*
* *
J’ai commencé ma vie scolaire à Hanoi chez les frères de l’école Puginier, au cours préparatoire et au cours élémentaire. Au début, il y avait des mots que j’avais du mal à comprendre. Mon père m’a dit que si le Viêtnam avait été indépendant, j’aurais appris mes leçons en vietnamien, et n’aurais pas eu tout ce mal. Je n’ai pas appris que mes ancêtres fussent des Gaulois ni qu’ils eussent des cheveux blonds et des yeux bleus : nous devions avoir d’autres manuels que ceux de l’école laïque. De toute façon, c’était sans importance, car j’étais toujours l’avant-dernier de la classe, et cet enseignement ne m’eût guère profité.
Dans la cour de récréation on apprenait cependant quelque chose. On jouait beaucoup aux billes. C’étaient de petites choses merveilleuses. Il y en avait de porcelaine blanche avec des tourbillons de couleurs qui couraient comme des flammes à leur surface ; d’autres étaient des globes de verre transparents, avec en leur cœur une petite boule comme une torsade de fils multicolores. J’aimais les tenir longuement dans la main et les regarder, mais y jouais très mal. Un élève un peu plus âgé s’en était aperçu et me demanda un jour de jouer avec lui. C’était un grand maigre au visage étroit, à l’air filou.
– Pour de bon, hein ?
Ses yeux bleus me fixaient avec avidité. Je ne savais pas que « pour de bon » signifiait que celui qui gagnait raflait les billes de l’autre. Flatté de la sollicitude d’un grand, j’acceptai et perdis aussitôt. C’était ainsi que j’ai commencé l’apprentissage douloureux du français tel qu’il se parle. Ce malheur dont je ne crus pas pouvoir me remettre n’était cependant rien à côté des révisions déchirantes dans l’ordre de la grammaire et de l’orthographe que la vie professionnelle en France devait me réserver par la suite.
Cette première fréquentation de l’école ne dura pas. Les Américains commençaient à bombarder Hanoi, où les Japonais avaient leurs troupes, à côté de la garnison française. Plusieurs fois par semaine venait une vague de trois ou quatre avions qui jetaient leurs bombes sur la gare et sur l’aérodrome de Gia Lâm. Souvent elles manquaient leur but et il y avait des morts. Les écoles se dispersèrent en province. Mes parents nous mirent à la campagne.
J’étais avec un frère d’un an plus âgé. Nous eûmes pour nous instruire et nous éduquer une jeune fille au pair qui venait de passer son bac et préparait sa médecine. Elle devait nous enseigner le français et le calcul. Elle nous a initiés à la biologie avec son livre de philo (j’ai retrouvé le même l’année du bac), et nous a surtout appris à chanter : ses frères, surtout l’aîné, écrivaient des chansons que les Vietnamiens aujourd’hui connaissent encore. Nous étions des enfants à qui il était difficile d’arracher une larme. Elle nous a appris à pleurer. Ce que nous avons mis à profit abondamment pendant plusieurs jours quand elle a dû nous quitter pour des raisons familiales.
Après le départ de notre jeune fille au pair, nous fûmes mis quelque temps à l’école du village. Je ne me rappelle plus si nous y avions des leçons de français. La chose certaine c’est qu’au bout d’un mois nous avons appris le langage vert de nos condisciples. C’était un langage fait d’expressions très orientées vers les choses du sexe que nous répétâmes sans toujours bien comprendre, mais qui firent la joie de notre personnel domestique. Après ce rapide apprentissage, nous nous sommes sentis parfaitement intégrés aux enfants du village. Les seules différences étaient notre habillement, et les préjugés qui restaient tenaces chez un certain nombre de nos petits camarades.
Après la guerre, nous revînmes à Hanoi. Pendant plus d’un an, nous ne devions plus sortir dans la rue. Enfermés à la maison, nous avions cessé toute étude. Nous passions notre temps à nourrir les fourmis et à dessiner des bandes dessinées dont elles étaient les héroïnes. En nous aidant d’un Guide de l’entomologiste et de conseils paternels, nous commencions aussi à monter une collection d’insectes, avec les beaux spécimens, ceux qui n’allaient pas aux fourmis.
*
* *
Au début de 1947, au milieu du deuxième trimestre je fus mis en huitième, au petit lycée français qui avait repris ses activités.
J’avais à peu près oublié le français. Il me restait bien les termes de biologie et d’entomologie, mais ils ne trouvaient guère à s’employer dans le nouveau monde où je venais d’être plongé.
L’Opéra de Hanoï
Peu après mon arrivée, je fus victime d’un bizutage qui s’apparentait à une agression raciste. À la sortie de l’école, je fus entouré par une dizaine d’élèves de ma classe. L’un d’eux me donna un coup de poing. Je parai avec mon cartable. On arracha mon cartable et on le jeta au milieu de la chaussée. Plusieurs fois, on me poussa violemment sur la poitrine. Il y eut encore un ou deux coups auxquels je répondis comme je pus. Mais c’étaient surtout des insultes et des menaces. Et le barrage pour m’empêcher d’aller chercher mon cartable. Les insultes étaient du genre « Sale Nhaq », « Qu’est-ce que tu fais parmi nous ». « Nha quê » signifie « paysan » en vietnamien. Mais ce mot, ou surtout son abréviation « nhaq » était le terme de mépris suprême employé par certains Français à l’encontre des autochtones.
Un petit attroupement s’était formé. Un camarade que j’aimais bien, Michel, qui partageait ma petite table en classe était là, à deux mètres, et regardait. Il ne m’était pas hostile. À ce moment, sa sœur qui était une classe au-dessus de nous passa en vélo avec quelques copines. C’était une quarteronne, belle avec ses cheveux châtain doré toujours nets et son allure dégagée ; par la suite, elle devait faire soupirer nombre d’entre nous quand viendront les premiers émois. Je la voyais pour la première fois ce jour-là. Croyant que son frère participait à l’agression, elle lui cria, avec l’autorité d’une grande sœur vietnamienne : « Ne reste pas avec ces voyous !« 2. Michel rejoignit sa sœur, et me laissa seul au milieu de la horde vociférante.
Un moment après arriva un élève de ma classe que je ne connaissais pas. Il était resté dans l’école pour attendre sa sœur qui était une classe en dessous de la nôtre. La fureur de la foule avait passé son paroxysme. Mon camarade alla ramasser mon cartable, me le donna et dit : « Tu viens ? » Il n’était pas plus costaud que moi. Les autres nous laissèrent passer.
Depuis ce jour, le frère et la sœur m’attendaient chaque jour pour faire un bout de chemin avec moi. Ils habitaient en effet sur mon trajet. Cela devait durer jusqu’aux grandes vacances, à moins qu’ils ne fussent rentrés en France avant. À Pâques peut-être. C’est cela : à Pâques, car nous ne sommes pas restés longtemps ensemble. Ils ont dû m’annoncer leur départ de la façon la plus banale, le dernier jour que nous avons fait le chemin ensemble. Je crois me rappeler cette annonce.
C’étaient des Français de Métropole. Leur père devait être un officier de haut rang, car ils n’étaient pas restés longtemps. Ils avaient une belle maison coloniale, avec un grand jardin sur la rue. C’était un jardin tout plein de fleurs et de palmiers luxuriants, pas tout à fait aussi grand que le nôtre, mais beaucoup plus riant, à mes yeux. Lui s’appelait Roland et elle Alice. Elle avait des yeux bleu clair, naïfs et rieurs. Ses cheveux d’un brun très léger étaient doux comme de la soie, à la vue ; les Vietnamiens auraient dit qu’ils avaient la légèreté des nuages. Elle portait une veste rose, avec un nœud à pompons qui fermait son col.
Elle était à l’âge où les enfants perdent leurs dents de lait. Je leur ai parlé de mon village tel que je l’avais connu en temps de paix, à peine deux ou trois années auparavant, de la milice villageoise que nous avions, pour nous défendre contre les brigands, des hommes qui patrouillaient la nuit et soufflaient dans des conques pour communiquer les uns avec les autres. Cela les amusait, car les autres enfants de mon milieu ne connaissaient pas nos campagnes.
En ces temps-là, je ne me posais guère de question sur cette habitude que nous avions prise de rentrer ensemble. Les enfants ont si facilement de ces attachements soudains qui ne demandent aucune explication. Et puis cela s’était fait d’une façon si naturelle. Seulement bien des années après, à l’âge adulte ou presque, j’ai compris que Roland et Alice m’offraient une escorte.
Roland n’a pas dû assister à mon triomphe en classe. Cela avait commencé par un cataclysme duquel allait naître un ordre nouveau dans notre univers. C’était une dictée dont le résultat dut être effrayant. Notre maîtresse était une jeune femme à la silhouette fragile. Nous la trouvions jeune : c’était par comparaison avec nos parents bien sûr. Nous la trouvions belle aussi, avec ses cheveux bruns frisés et ses yeux bleus que ne cachaient pas des lunettes qui eussent enlaidi toute autre qu’elle. Son visage grave s’éclairait de temps en temps d’un sourire gentil qui nous rassurait.
Ce jour-là, elle était entrée dans une colère furieuse contre la classe. J’étais le seul à n’avoir fait aucune faute à sa dictée. Il y avait derrière elle une armoire qui renfermait son trésor, constitué par les dons de parents d’élèves accumulés là au cours des ans. Elle y prit un album de Gédéon et Placide, et me le donna. Son visage s’était adouci pour moi, mais la fureur était encore dans son geste. Cet album, j’en garde toujours le parfum merveilleux. On y voyait toutes sortes d’animaux qui jouaient ensemble. Il y avait toujours une taupe qui soulevait une longue levée de terre, et sortait la tête de son trou. Il y avait aussi un chasseur qui tirait, dont on ne voyait que les jambes, le reste de son corps caché par la fumée de sa décharge. Avec la guerre et les déplacements, j’ai perdu cet album. En France, je devais longtemps le chercher dans les boutiques. J’ai retrouvé bien d’autres albums de Gédéon et Placide, mais aucun n’avait plus la magie de mon enfance.
L’année de septième se passa sans problème. J’ai dessiné Perrette et son pot au lait, et la maîtresse l’a fièrement montrée à sa voisine qui enseignait au cours supérieur. Notre institutrice approchait déjà de la cinquantaine quand j’étais avec elle. Elle prenait toujours un air sévère mais avait un grand cœur. D’anciens camarades m’ont dit qu’elle a été la terreur de toutes les générations qui lui sont passées entre les mains. Évidemment, je ne m’étais aperçu de rien.
J’ai eu la chance de la revoir quelques années après Polytechnique. Elle m’a dit qu’elle n’avait pas eu à s’occuper beaucoup de moi. C’était de la modestie telle qu’on la pratique toujours en Asie. Bien sûr, elle m’avait beaucoup donné. J’ai pu le lui dire, et elle me savait sincère.
*
* *
En sixième, je fus mis, avec mon frère, au lycée Yersin, à Dalat, une station d’altitude à plus de mille kilomètres de Hanoi. Nous allions y rester quatre ans, jusqu’à notre départ vers la France pour y passer le bac.
Dans le Viêtnam de l’époque coloniale, les rues et les écoles portaient le nom de ceux qui l’avaient humilié. Le lycée Yersin était une exception. Alexandre Yersin (1863−1943), disciple de Pasteur, avait isolé le bacille de la peste, mis au point le vaccin contre cette terrible maladie, découvert le site de Dalat, fondé les instituts Pasteur d’Indochine. Le Viêtnam d’aujourd’hui lui bâtit encore des temples, à la manière de ceux qui honorent nos héros nationaux.
Les premiers temps de notre arrivée au lycée, mon frère et moi fûmes agressés par une bande qui était constituée depuis quelques années déjà. Leur agression n’avait aucun caractère raciste. Pourquoi s’en sont-ils pris spécialement à nous, je ne me rappelle plus. Peut-être parce que nous avions voulu jouer avec eux.
La bande était dirigée par un garçon de treize ou quatorze ans. Il avait des cheveux jaune paille, avec une mèche rebelle, et un visage plutôt beau, mais déjà dur à cet âge. Ses yeux étaient bleu clair comme ceux d’Alice, mais n’en avaient pas la douceur. C’était leur dureté qui donnait sa dureté au reste du visage. Le lycée était construit au sommet d’une colline. Tout autour, il y avait de grands espaces boisés où il était en principe interdit d’aller, mais qu’aucune ligne de démarcation précise ne séparait des aires de récréation autorisées, en sorte qu’on pouvait circuler partout dans l’enceinte du lycée qui était vaste.
La bande nous somma de nous rendre dans un bosquet éloigné des zones de jeux ordinaires. Par bravade nous y allâmes, et à cinq ou six, ils nous tombèrent dessus. À la fin, nous fûmes contraints de sauter dans une profonde tranchée. C’était une de ces tranchées creusées pendant la guerre pour servir d’abri contre les bombardements aériens. La bande nous y laissa, non sans nous avoir couverts de quolibets. Nous sortîmes de là bien résolus à prendre notre revanche. La bande avait une faiblesse : leur chef redoublait sa classe alors que tous les autres étaient en sixième avec nous. Nous prîmes chacun d’eux à part, pour lui susurrer que, tout de même, pour un garçon intelligent comme lui c’était dommage de se laisser diriger par un pareil cancre. Dans un milieu où la culture vietnamienne ambiante pénétrait malgré tout, cet argument avait du poids. Très vite, la bande se dispersa et nous eûmes la paix.
Nous étions les rares Vietnamiens à jouer avec les Français. Les deux communautés se côtoyaient assez amicalement, mais ne se mélangeaient pas. Pour ma part, j’étais le plus souvent avec les camarades français pour les jeux de tous les jours, et avec des Vietnamiens pour les excursions du dimanche et surtout pour les périodes des longs congés, le nouvel an vietnamien, Noël et Pâques où nous ne rentrions pas dans nos familles.
Je me rappelle, en quatrième, une bagarre avec un petit Français. Nous soupirions en secret pour les yeux d’une même belle. Elle avait des yeux où se concentrait tout l’azur du monde. Sans que la véritable cause du conflit fût jamais avouée, la guerre éclata sur un futile prétexte. Un Vietnamien pouvait alors être assez bien accepté parmi les Français pour que l’incident ne dressât pas les deux communautés l’une contre l’autre. Par rapport au climat qui pouvait régner à Hanoi quelques années auparavant, c’était un grand changement. Un soir, après le réfectoire, Français et Vietnamiens firent cercle autour des deux combattants, pour compter fraternellement les points.
*
* *
Les relations avec les adultes, en dehors de l’univers clos du lycée sont plus difficiles à raconter. Un jour dans une boutique chinoise pleine à ne pas savoir où mettre les pieds, j’ai bousculé un vieux colon par mégarde. Comme je lui demandai pardon (« Oh ! je vous demande pardon ! »), il me cria : » Bas les pattes ! » Comme à un chien. Il y a eu pire. L’horreur est vivante sous chaque ligne de ce récit d’une passion.
Il y avait aussi la guerre dont les échos nous parvenaient très assourdis. Les appels de De Lattre (« Venez avec nous, ou rejoignez les gens d’en face ! »), accueillis avec scepticisme par les « grands », ceux qui, après leur bac, allaient être directement concernés par l’appel sous les drapeaux. Les exploits guerriers de mon cousin Nghiêm Xuân Toàn que Paris Match étalait dans ses pages. Il était dans l’armée française : c’était son choix, qu’on peut contester comme beaucoup de nos choix de l’époque ; mais, engagé volontaire de la Seconde Guerre mondiale à un moment où même l’empereur Duy Tân (en déportation à La Réunion), que nous vénérons, était avec la France, avait-il après la Guerre vraiment choisi autre chose que la guerre qu’il aimait ?
Un événement d’une extrême gravité vint, l’espace d’un instant, nous rappeler que la guerre était toute proche. Un jour, un soldat français fut retrouvé assassiné. On ne saura jamais s’il s’agissait d’un crime crapuleux ou d’un attentat terroriste. Dalat était en effet tout à fait en dehors de la guerre. Il nous arrivait de nous enfoncer à une demi-journée de marche dans la forêt pour nos pique-niques ; personne ne nous mettait en garde : il n’y avait aucun danger. La réaction des autorités fut brutale et inconsidérée : toutes les personnes trouvées dans la rue sans papier d’identité furent arrêtées et dix choisies au hasard furent passées par les armes.
Tous les élèves vietnamiens du lycée se mirent en grève. Nous allâmes sur un grand espace gazonné qui servait de terrain de foot pour les jeux ordinaires et restâmes là toute la journée sans boire ni manger. Tout se passait dans le calme. Des « grands » étaient passés dans les études nous mettre au courant, et nous dire qu’il fallait nous mettre en grève. Il n’y eut aucun discours, aucune agitation. Seulement un soudain sentiment de fraternité parmi nous.
Les nouvelles qui venaient de l’extérieur étaient cependant alarmantes : la police se préparait à venir arrêter les éléments Viêt-minh infiltrés parmi nous. Un vent de panique souffla parmi les chefs de la rébellion. Plus encore que le lycée de Hanoi, celui de Dalat recevait les enfants des familles dites privilégiées. Rien n’avait préparé les promoteurs de la grève à l’action révolutionnaire. Ils avaient agi sur un élan du cœur, sans se préoccuper de ce qui pouvait s’ensuivre. Ils finirent par avoir l’idée de se choisir pour chef un cousin de l’empereur Bao Dai, un élève de philo qui accepta en tremblant (Turenne tremblait bien sous le feu ennemi). Convoqué à la police, il eut à subir une forte remontrance, mais ne fut pas arrêté.
*
* *
Les adultes qui vivaient dans l’univers du lycée n’étaient pas ceux du monde extérieur.
Notre médecin était un vieux monsieur aux cheveux tout blancs, qui parlait le vietnamien, chose rarissime parmi les colons. Il le lisait même, et inculquait le respect des Vietnamiens à son personnel infirmier.
Nous avions aussi des surveillants d’internat. Étudiants, tous français, ils s’adaptaient tant bien que mal à leur condition. Il y avait un malheureux qui me collait une privation de sortie chaque fois qu’il prenait son service. Son comportement sauvage à mon égard était celui d’une bête aux abois. Je le torturais, je crois, tout en pensant être la victime. Vous savez, cet âge est sans pitié. Nos relations étaient devenues une telle fable qu’il me suffisait de lancer n’importe quelle plaisanterie insipide pour provoquer l’hilarité dans les rangs qui devaient être silencieux pour se rendre en classe. Et la punition tombait aussitôt. Mes camarades finissaient par annoncer ma punition en chœur avant que le malheureux pût réagir, ce qui n’arrangeait guère mes affaires.
Par chance les relations avec les professeurs ont toujours été au beau fixe. Mais elles n’ont pas été sans gentille malice de part et d’autre.
Nous avions un professeur de sciences naturelles que nous aimions bien. J’aimais à peu près tous mes professeurs du lycée Yersin, mais celui-ci était aimé aussi des autres élèves. Monsieur Journan (ce n’est pas son vrai nom) nous faisait volontiers la morale, à sa manière qui était jeune et sans prêchi-prêcha. J’avais un camarade français avec qui j’allais souvent dans les bois qui entouraient le lycée. Appelons-le Olivier. C’était un garçon qui avait un goût assez modéré pour les études ; mais aux huit cents mètres, il nous mettait facilement la moitié d’une piste dans la vue. Je lui communiquais mon amour des insectes. Nos bois en étaient bruissants de vie. Il y avait en grande quantité des phasmes, ces insectes que nous appelions des bâtonnets, qui mimaient les brindilles des pins où ils vivaient.
Un jour, nous avons pris un beau spécimen de plus de trente centimètres et l’avons rapporté à notre professeur qui en eut une grande joie. Nous fûmes aussitôt gratifiés chacun d’un dix-huit. Voyant cela, nos camarades se mirent à la recherche des insectes et en rapportèrent une riche moisson. Ils reçurent des paroles de remerciement, mais aucune note ne vint récompenser leurs efforts. Certains s’en étonnèrent. Monsieur Journan, qui attendait cette récrimination, leur dit que mon camarade et moi avions été récompensés de notre amour spontané de la science, mais que ceux qui travaillaient pour la bonne note n’avaient droit à rien.
Un autre jour, pendant son cours, je me mis à taquiner Olivier en m’en prenant à ses affaires. Mon camarade réagit maladroitement et fit un grand bruit. Monsieur Journan qui était en train d’écrire au tableau se retourna, en colère :
– Qui a fait ça ?
Olivier se dénonça.
– Vous aurez quatre heures de colle.
Furieux de voir l’air d’innocence offensée qu’afficha mon camarade (dans cette fraction de seconde aucune idée d’honnêteté ou de justice ne traversa mon esprit), je levai le doigt et dis :
– C’est moi qui l’ai provoqué.
Le visage de Monsieur Journan s’éclaira d’un large sourire :
– C’est très bien ça, et il se reprit aussitôt, je ne vous félicite pas pour votre chahut, mais c’est très bien de savoir prendre ses responsabilités. Vous êtes graciés tous les deux.
Un jeune professeur tout frais débarqué de France nous étonna beaucoup, du moins les Vietnamiens, en jouant dans une équipe de football. Dans nos esprits que l’école française n’arrivait pas tout à fait à débarrasser des préjugés confucéens, cela correspondait peu à la dignité que nous attachions à la fonction de professeur.
Mais ce dont quelques-uns d’entre nous eurent le plus à souffrir de son fait ce fut une innovation qu’il introduisit et qui fut bientôt imitée par tous les autres professeurs : il rendait les compositions en commençant par les derniers. Ceux-ci, en général, prenaient les choses avec philosophie. Les mieux classés, surtout ceux qui étaient susceptibles d’arriver en tête, attendaient par contre les résultats dans l’angoisse. Le reste de la classe, sans être aussi tendu, suivait avec intérêt pour savoir qui serait le vainqueur. Le suspense était savamment aménagé. Ces psychodrames qui se renouvelaient chaque trimestre devaient faire partie du plaisir d’être prof.
Dans le premier cycle, nous avions surtout de jeunes professeurs. Beaucoup avaient des idées très en avance sur leur temps.
En troisième (c’était en 1951), un professeur de français nous faisait écouter des pièces classiques enregistrées par la Comédie-Française. Nous allions au foyer des élèves, le seul endroit où il y eût un phonographe, et assis en cercle, sans protocole aucun, nous écoutions Corneille et Racine, dits par de grands comédiens. Pour nous qui avions l’habitude d’ânonner nos récitations, c’était une révolution.
Ô rage !… Un long silence… Ô désespoir !… La voix se traînait, brisée. À la pause j’ai glissé sottement, et sans rire, à mon voisin que l’acteur avait profité des vers de Corneille pour exprimer ses propres sentiments. Malheureusement le professeur n’a pas entendu ma remarque. Sa réaction, à coup sûr amusante et riche, eût été quelque chose que je me serais encore rappelé.
Il y avait aussi des professeurs dont on était amoureux, comme cela doit sans doute exister dans tous les lycées de France. En sixième, un cours était assuré par une toute jeune fille brune aux yeux pervenche. Quand elle se maria et nous quitta à Pâques, toutes les classes, de la sixième à la seconde, furent plongées dans le désespoir.
Une année, pour l’une de nos classes on nous a donné une vraie démente, mais sans mentir, démente à se demander pourquoi elle était seulement laissée en liberté. À part ce cas pathologique, aucun de nos professeurs n’était vraiment impopulaire. Ils se médisaient bien entre eux, mais pendant ces quatre années, je n’ai pas entendu une seule parole de moquerie de la part d’un élève.
*
* *
Jamais personne ne nous a parlé de l’œuvre civilisatrice de la France. Nos maîtres nous aimaient trop pour ne pas savoir que cela nous aurait humiliés. Et puis cela ne devait pas correspondre au fond de leur pensée. Ils nous ont donné leur savoir avec dévouement et parfois avec passion. En accomplissant sans fanfare leur tâche, ils nous ont fait aimer la France idéaliste et généreuse des instituteurs et des profs, qui était auprès de nous pour représenter la France tout entière.
_______________________________
1. Formule d’humilité extrême-orientale.
2. Dans les familles vietnamiennes, surtout les plus pauvres, une fille de huit ou neuf ans commence déjà à s’occuper de ses plus jeunes frères et sœurs, et exerce sur eux l’autorité d’une mère.
Commentaire
Ajouter un commentaire
Chacun selon son rang… d’honorabilité
Oui, c’est vrai, la vertu, le dévouement sincère des enseignants est connu, et dûment reconnu.
De Lattre, quant à lui… tutoyait les généraux vietnamiens devant les officiers français de n’importe quel rang ! Le Roi Jean a‑t-il pensé racheter son auguste mépris, en lançant sa fameuse phrase « Mon fils Bernard n’est pas mort pour la France, il est mort pour le Viêt Nam » ?
(Avant lui, tous les historiens reconnaissent, en vérité, que la plupart des chefs militaires s’efforçaient plutôt de modérer l’âpreté au gain, la condescendance des Colons)