L’offre foncière face à la crise
Le mot « crise » a envahi le champ des idées, en particulier en économie. Le logement n’y fait bien sûr pas exception. Nous voudrions ici mettre en perspective quelques particularités de la « crise du logement » en France, et plus spécifiquement tenter d’identifier le rôle qu’y joue la question de l’offre foncière, de la disponibilité de cette matière première essentielle qu’est le terrain, et suggérer, en évoquant quelques éléments de comparaison européenne, ce que pourraient être des axes de réforme du système de la production de terrains à bâtir, qui se trouve au cœur du problème.
REPÈRES
Entre 1950 et 2010, les conditions de logement des Français se sont fortement améliorées, en termes de surface disponible par habitant, d’équipement du logement, d’éléments de confort ou d’accès aux équipements publics, notamment les transports en commun. Le bilan global est impressionnant, en particulier par comparaison avec d’autres pays européens. Lors des enquêtes et sondages sur « les Français et leur logement », ceux-ci répondent très majoritairement être satisfaits en la matière.
Pourtant, depuis une vingtaine d’années, on observe une dégradation multiforme, en termes de morphologie urbaine, de ségrégation croissante, de perte de « pouvoir d’achat logement », de quartiers difficiles. La production de logements neufs ou rénovés ne correspond pas aux besoins, liés en particulier à une natalité assez forte et aux familles recomposées, puissant facteur de demande.
D’où le mantra (incantation, en sanscrit) des 500 000 logements nécessaires, dont 70 000 en Île-de-France, répété à l’envi depuis plusieurs années.
Économie d’abord
Une hausse temporaire
Une forte hausse des prix immobiliers, des prix du logement en particulier, s’était déjà produite à la fin des années 1980, précisément entre 1986 et 1990, conduisant ensuite à une sévère crise du secteur immobilier dans son ensemble dans les années 1990. On avait alors parlé de « bulle ».
Ce boom immobilier, qui avait trouvé son origine dans des mouvements de capitaux internationaux, issus en particulier du système financier japonais, s’est révélé très limité dans le temps et dans l’espace. La hausse n’a duré que quatre ans, et les prix sont revenus aux niveaux antérieurs en termes réels au cours des années 1990. Elle n’a touché de façon sensible qu’une partie limitée du territoire, surtout la région parisienne et la Côte d’Azur.
La question nous paraît surplombée par la question économique, l’augmentation très forte du prix du logement en valeur réelle, par rapport à l’ensemble des prix, qui résulte elle-même pour une large part de l’augmentation des prix fonciers.
C’est le coût du foncier qui est au cœur du problème
En effet, la hausse des coûts de construction n’entre que pour une part très minoritaire dans l’augmentation considérable – plus du doublement en région Île-de-France – du prix du logement. C’est donc le coût foncier qui est au cœur du problème. C’est prioritairement sur ce point que devraient porter les politiques publiques.
La pénurie de terrains
L’évolution actuelle dure depuis la fin du XXe siècle, et le coup de semonce de 2008, consécutif à la crise dite des subprimes, a été suivi d’un certain redressement dans nombre de pays, par exemple en France où les hausses de prix se sont poursuivies dans les zones tendues, au moins jusqu’à cette année, sans que l’on se sente capable d’inférer quoi que ce soit sur la période à venir.
Lorsque la crise du logement se manifeste par une hausse excessive, déconnectée du pouvoir d’achat, on se tourne naturellement vers la composante du prix qui y joue un rôle central, le foncier, et plus précisément vers la pénurie de terrains mis sur le marché. C’est la question récurrente de « l’offre foncière » – véritable « marronnier » des politiques d’urbanisme.
Deux outils fonciers
Deux outils strictement fonciers peuvent être mobilisés au service d’un véritable projet stratégique.
L’établissement public foncier (EPF) se révèle efficace quand il est au service d’un projet de long terme, un véritable projet de planification stratégique. C’est à cette condition que la propriété foncière publique fait sens. La création d’un EPF ne résout rien en soi, et le choix de son échelle d’intervention est important.
Le droit de préemption urbain (DPU) est un outil très puissant, ici encore très fécond quand il est mis au service d’un projet et d’une stratégie de long terme. Il peut pourtant devenir contreproductif lorsqu’il est utilisé « au fil de l’eau » ou, pire, pour des objectifs « obliques » non explicités.
Toujours soulevée lorsque la crise du logement se profile, la question fait l’objet d’excellents rapports, parlementaires en particulier, de mesures diverses et variées, qui vont souvent enrichir la riche nécropole des textes mort-nés ou mis en pièces par le débat parlementaire : la mise en œuvre des recommandations et des textes se réduit souvent comme peau de chagrin, que l’on estime qu’il s’agit d’une affaire locale, d’une question trop sensible politiquement (il ne faut pas toucher à la propriété), ou d’une question de mentalités.
Bref, le foncier reste un problème complexe, que l’on ne traite pas vraiment, alors que l’on sait parfaitement que c’est, sinon la clé, du moins un élément central pour pouvoir produire du logement à un coût acceptable. Le nouveau gouvernement a mis le doigt sur le problème, annoncé des mesures. Il est trop tôt pour en proposer une évaluation ou des conditions de réussite. Nous indiquons seulement ici ce que pourraient être les lignes de force d’une véritable politique d’offre foncière, condition première pour la mise en œuvre d’une politique du logement.
De l’offre foncière à la production foncière
Le raisonnement en termes d’offre et de demande ne fonctionne pas
Le foncier s’inscrit actuellement dans une logique de « caisse de retraite », de long terme. C’est pourquoi le raisonnement en termes d’offre et de demande ne fonctionne pas : ce n’est pas parce qu’on propose trente ans de terrains à bâtir dans le Plan local d’urbanisme (PLU) que les prix vont se réguler à la baisse. L’horizon du propriétaire foncier, public ou privé, est un horizon de long terme, et la « rétention » est simplement un comportement économiquement rationnel de la part du propriétaire de terrains, un comportement de « bon père de famille », dans le système financier et fiscal actuel.
La « production foncière » relève davantage du volontarisme foncier, et c’est alors que le Plan local d’urbanisme doit exprimer les besoins. Le PLU devrait retrouver une fonction de programmation, en l’intégrant avec ce qui est aujourd’hui le Programme local de l’habitat (PLH). Il devrait être conçu au niveau de l’agglomération. Ce serait un changement important par rapport à la situation actuelle de grande volatilité des documents locaux d’urbanisme, et de rareté des schémas de cohérence territoriale (SCOT) approuvés.
L’agglomération s’impose
L’échelle de la commune est évidemment dépassée. Et les intercommunalités, qui ont sans conteste joué souvent un rôle significatif, ne paraissent pas l’échelon pertinent tant leurs structures sont complexes et variées.
Le niveau de l’intercommunalité rejeté
La récente loi « Engagement national pour l’environnement », ou loi Grenelle II, du 12 juillet 2010, ouvrait d’intéressantes perspectives, mais sur un point clé, la perspective de l’intercommunalité du PLU, elle a été rejetée à une large majorité.
L’agglomération s’impose. Mais c’est toujours la commune qui conserve le permis de construire à ce jour, et le plus souvent le PLU et l’exercice du droit de préemption. Cette question de la « gouvernance foncière » est centrale dans la maîtrise du développement urbain et de la question du logement. Une vision stratégique du développement des grandes agglomérations fait aujourd’hui cruellement défaut, à quelques notables exceptions près.
De la planification à la programmation
Dans plusieurs pays européens, surtout en Europe du Nord, planification et programmation sont clairement articulées. Pour prendre la terminologie française, on dira que le Programme local de l’habitat (PLH) et le Plan local d’urbanisme (PLU) forment un seul et même document, actualisé chaque année. On passe ainsi de la planification à la programmation, jusqu’au financement du logement dans ses diverses composantes.
Il s’agit ici de favoriser la planification « active », c’est-à-dire qui contient son propre mécanisme de mise en œuvre, et donc d’intégrer les objectifs du PLH dans le PLU, en vérifiant chaque année qu’on avance bien au rythme prévu.
On retrouve la notion de positive planning, chère aux Anglo- Saxons : on ne se contente pas d’annoncer qu’il faut construire n logements, par exemple 500 000. On indique où, quand et quels types de logements. Ici encore, on peut souligner qu’une telle pratique ne prend son sens qu’au niveau de l’agglomération.
Une intervention foncière stratégique
En France, le « pouvoir foncier » se situe encore à l’échelon communal, à l’articulation entre le document d’urbanisme et le permis de construire, qui reste l’arme de dissuasion.
Le droit de préemption
Le droit de préemption urbain est une exception française, qui ne paraît pas avoir d’équivalent en Europe. Une réforme en a été proposée récemment, avec le projet de loi Warsmann, qui avait repris des propositions importantes d’un groupe de travail du Conseil d’État présidé par Jean-Pierre Duport. La partie de ce projet relative au droit de préemption a été abandonnée en rase campagne. Ce point est significatif de la réticence des élus locaux parlementaires, toutes couleurs confondues, à renoncer à leurs prérogatives foncières.
En Europe du Nord, y compris en Allemagne, ce pouvoir foncier se situe au niveau de l’agglomération, le plus souvent étendue au rural périurbain. Le rapport entre le politique et le technique y est de plus très différent, le service d’urbanisme jouant un rôle clé.
En Grande- Bretagne, par exemple, le responsable de l’urbanisme, le chief planner, est le « patron » de la ville en matière de gestion foncière, d’aménagement et de logement. On pourrait parler d’autorité organisatrice du logement. Il est parfaitement identifié par les habitants, et il agit bien entendu en symbiose avec l’échelon politique.
Dans les conditions actuelles, en France, la priorité pour « refonder » la planification urbaine est de redéfinir l’articulation entre ce que les Anglo-Saxons appellent le planning, urbanisme stratégique, et le zoning, à quoi se réduit trop souvent notre planification locale, qui définit surtout le droit des sols.
L’arme de dissuasion
Les communes ont pratiquement toujours conservé l’arme de dissuasion, le permis de construire, et le plus souvent la maîtrise du Plan local d’urbanisme. Le PLH, intercommunal par principe, n’est pas directement articulé, en général, au PLU, comme c’est le cas, par exemple, en Allemagne ou aux Pays-Bas.
Notre planification locale définit surtout le droit des sols
En somme, le « pouvoir foncier » reste, pour l’essentiel, aux mains des municipalités. Quant aux établissements publics de coopération intercommunale (EPCI), leur rôle reste le plus souvent modeste sur ce point. Et les schémas de cohérence territoriale (SCOT) demeurent une rareté, sans parler du cas de la région Île-de- France, où le projet du Grand Paris, outre les critiques qui peuvent lui être adressées, fait encore à ce jour les frais du conflit entre État et Région.
L’observation des pays voisins est utile sur ce point. Qu’il s’agisse par exemple de la Grande-Bretagne, de l’Allemagne ou des Pays-Bas, le pouvoir foncier est aux mains de l’agglomération. Le nombre d’autorités responsables de l’urbanisme se limite à quelques centaines, à peine plus de 300 par exemple outre-Manche.
Faire émerger un pouvoir urbain
Un acte III de la décentralisation est annoncé comme l’une des premières initiatives qui devront être soumises au Parlement pour cette législature. Souhaitons qu’à cette occasion puisse émerger un pouvoir urbain à un niveau adéquat. Mais le grand nombre de parlementaires, qui sont également des élus municipaux, ne rend pas complètement optimiste sur ce point. Ce pourrait pourtant être un axe essentiel pour amorcer une véritable réforme des politiques du logement et l’articuler à une vraie politique d’aménagement du territoire.