Pourquoi il est indispensable d’intégrer la logistique dans les politiques publiques
Si la performance du secteur majeur qu’est la logistique dépend avant tout des acteurs économiques, sa prise en compte dans la politique gouvernementale n’en est pas moins indispensable pour lui donner les meilleures conditions de développement. C’est un enjeu dimensionnant pour la France.
La logistique, c’est en France 10 % du PIB et 1,8 million d’emplois. Au-delà de ces chiffres, il y a peu d’activités aussi présentes dans la vie quotidienne des entreprises et des citoyens. Sans mobilité des marchandises, la vie s’arrête, faute d’approvisionnement des magasins, des écoles, des hôpitaux, des usines et des artisans, et finalement des citoyens-consommateurs : si les confinements ont pu immobiliser les personnes, les marchandises, elles, ne se téléportent pas ! Des chaînes logistiques économiquement et écologiquement performantes sont nécessaires aussi pour la mise en œuvre de nombreuses politiques publiques : en amont et en aval des (re)localisations industrielles, pour l’économie circulaire et les circuits courts, l’insertion de la France dans le commerce international et notre attractivité, ou encore la qualité de la vie sur tous les territoires.
Pour aller encore plus loin dans l’efficacité des organisations logistiques, nous devons consolider une vision globale publique-privée articulant d’une part les stocks et les flux, d’autre part l’international, le national et le local – de la compétitivité de nos ports et aéroports à la qualité des dessertes rurales. Longtemps oublié des politiques publiques, ce secteur commence enfin à être pris en considération. Nous devons encore accélérer.
REPÈRES
Lancée début janvier 2020 sous la présidence d’Anne-Marie Idrac, ancienne ministre, France Logistique rassemble pour la première fois les acteurs privés de toute la chaîne logistique. Sa raison d’être : porter une vision globale des chaînes logistiques qui en fait l’interlocuteur de référence des pouvoirs publics sur les sujets transverses afin de faire de la filière transport et logistique française l’une des plus attractives à l’échelle européenne. Son objectif : valoriser la filière et contribuer à l’amélioration de sa compétitivité en France au service des performances économiques et écologiques de notre économie, pour l’emploi dans tous les territoires. Ses missions : incarner les acteurs et promouvoir la filière, construire avec les acteurs privés et publics la réponse aux enjeux de demain, soutenir le dynamisme d’une filière innovante dans un environnement concurrentiel européen rude.
La logistique, un angle mort historique des politiques publiques
Force est de constater que la logistique n’est historiquement pas utilisée en France par les pouvoirs publics comme levier important de développement. D’autres pays ont fait les choix de l’intégrer davantage dans leurs choix stratégiques : c’est bien sûr le cas de la Chine avec les Routes de la soie ; la puissance industrielle de l’Allemagne est largement fondée sur l’importation de composants et l’export de produits finis, via des chaînes très performantes de déplacement des marchandises ; quant aux Pays-Bas, la logistique est structurante de l’économie, en particulier autour des ports, et a été intégrée dans leurs neuf top sectors.
Est-ce parce que la palette ou le colis ne votent pas ? Ou parce que les acteurs logistiques sont si efficaces qu’il n’y a pas d’enjeu pour les pouvoirs publics, qui ont salué leur rôle pendant la crise sanitaire ? Ou encore parce que les compétences institutionnelles ne sont pas très claires, et la transversalité des enjeux difficile à appréhender ?…
“La logistique, c’est en France 10 % du PIB et 1,8 millions d’emplois.”
Les actions logistiques relèvent très largement de relations commerciales privées. Elles font intervenir des donneurs d’ordre (industriels, commerçants, consommateurs finaux), des professionnels logistiques (transporteurs, logisticiens) ou des fournisseurs de solutions (constructeurs de véhicules, d’entrepôts, de robots ou de logiciels) dans des logiques essentiellement de marché.
Il n’est donc évidemment pas question que les acteurs publics réalisent ni même organisent eux-mêmes les services logistiques, comme ils le font pour la mobilité des voyageurs – hormis pour leurs propres approvisionnements (cantines, hôpitaux…). Il n’en reste pas moins qu’une plus grande implication des acteurs publics devrait donner à l’ensemble des acteurs de la supply chain des conditions d’exercice leur permettant d’organiser encore mieux les opérations, pour une logistique toujours plus efficace et plus verte – ce qui va de pair.
De multiples leviers publics
Les acteurs publics disposent pour ce faire de plusieurs leviers. Premier levier : l’animation d’écosystèmes permet, comme cela est le cas chez nos principaux concurrents, la mise en relation des acteurs, qu’ils soient publics ou privés, et la construction de projets partagés. Si chaque maillon de la supply chain est déjà largement optimisé, les dialogues et interconnexions (physiques ou de données) laissent encore trop à désirer pour répondre à la complexité des besoins et aux enjeux du développement durable.
Autre levier : la réglementation et la fiscalité doivent assurer des conditions équitables, notamment avec nos pays voisins concurrents, qu’il s’agisse de l’implantation des entrepôts, des règles environnementales ou des conditions de travail des conducteurs, par définition mobiles entre pays. À cet égard, on ne souligne pas assez que beaucoup des services logistiques sont délocalisables, qu’il s’agisse du lieu de stockage ou du transport routier – qui est réalisé, sur les grandes distances, à plus de 92 % par des opérateurs étrangers.
« Le financement des infrastructures est le principal domaine nécessitant des apports d’argent public. »
Ou encore : le financement des infrastructures est le principal domaine nécessitant des apports d’argent public. Les priorités en la matière sont l’amélioration de la desserte multimodale de l’hinterland des ports français, la modernisation du réseau fluvial, la régénération du réseau ferroviaire, l’installation des plateformes multimodales ou les systèmes d’approvisionnement en carburants de substitution au diesel fossile. Et encore : le soutien à l’innovation pour accélérer en particulier les transitions numérique et énergétique et améliorer notre compétitivité, et à la formation compte tenu des besoins quantitatifs et qualitatifs qui se font jour sur le marché du travail. Et enfin l’aménagement du territoire, sur lequel je reviendrai.
Une articulation public-privé efficace
Depuis début 2020, acteurs publics et privés ont entrepris de travailler conjointement au redressement. Sur le fondement du rapport remis fin 2019 par Éric Hémar (PDG du logisticien ID Logistics) et Patrick Daher (président du groupe industrialo-logistique Daher) à Édouard Philippe, alors Premier ministre, un pilotage interministériel opérationnel s’est mis en place sous la gouvernance de la direction générale des infrastructures, des transports et de la mer (DGITM) et de la direction générale des entreprises (DGE). De son côté, le secteur privé s’est organisé pour porter d’une seule voix les projets et demandes de la filière, via l’association France Logistique, créée début 2020, que je préside.
Deux comités interministériels de la logistique (Cilog) se sont tenus en décembre 2020 et octobre 2021. Ils affirment une vision transverse de la compétitivité logistique, au service des performances économiques, écologiques et sociales de l’économie et du territoire français. À chaque Cilog, le gouvernement détaille des mesures précises relevant généralement d’un travail interministériel et d’une coopération publique-privée : transition énergétique du transport routier, multimodalité, logistique urbaine, amélioration de l’efficacité portuaire, implantation écologique des stocks…
Cette méthode a fait la preuve de son efficacité. Ces travaux doivent impérativement se poursuivre dans les années à venir selon trois axes : une articulation encore plus forte avec les politiques de production et d’innovation (plan France 2030 par exemple), des déclinaisons locales approfondies (niveaux régional et intercommunal) et une mobilisation plus vive du monde académique et de la recherche – le tout dans un dialogue public-privé encore vivifié.
L’importance du foncier et de l’aménagement du territoire
La relocalisation et la résilience industrielles augmentent les besoins en lieux de stockage : c’est actuellement le premier facteur d’augmentation de la demande en surfaces et volumes d’entrepôts. Le e‑commerce, en déplaçant la préparation de commande du magasin vers l’entrepôt, engendre lui aussi des besoins accrus en foncier logistique.
Par ailleurs, un bon maillage des implantations logistiques permet la massification et la mutualisation des flux, ce qui est favorable aux modes lourds (fleuve, rail), ainsi que l’optimisation du remplissage et des circulations des camions. Pourtant, deux tendances actuelles tendent à pénaliser l’efficacité d’ensemble des chaînes : pour des raisons d’image, de rentabilité ou de complexités administratives, on voit s’éloigner les stocks vers l’étranger ou loin des lieux de consommation finale, ce qui conduit à allonger les distances parcourues par les camions. Faute de mutualisations dans des lieux appropriés, on voit aussi augmenter les tournées urbaines en véhicules plus petits venant encombrer l’espace public et la consommation globale d’énergie. Dans les deux cas, c’est écologiquement et économiquement peu efficace.
“Un rapport sur la logistique urbaine durable a été rendu au gouvernement le 21 octobre 2021.”
C’est pourquoi les documents d’urbanisme (Sraddet, schémas régionaux d’aménagement, de développement durable et d’égalité des territoires au niveau régional, PLUi, plan local d’urbanisme intercommunal au niveau du bloc communal) devraient intégrer les localisations logistiques. Avec pour objectif de favoriser le rapprochement des stocks logistiques des centres, de préciser leurs bonnes localisations fines et de faciliter la densification de ces implantations (hauteur, limitation du mitage, utilisation des friches pertinentes), pour économiser les mètres carrés, de plus en plus précieux. Une meilleure planification territoriale de la logistique accompagnerait aussi favorablement le développement d’entrepôts de plus en plus écologiques : limitation de l’artificialisation des sols, biodiversité, neutralité carbone.
La nécessaire déclinaison locale
La prise de conscience locale des enjeux logistiques est encore balbutiante. Elle résume souvent la logistique à l’une de ses composantes, en fonction de l’actualité des territoires, et est souvent marquée par la perception des externalités négatives de ces activités (encombrements, pollutions, mauvais partages des espaces…). La diversité des besoins, flux et organisations, les conditions de l’optimisation économique et écologique des chaînes d’approvisionnement restent mal connues.
La coordination entre les politiques de développement économique, d’aménagement, de lutte contre les pollutions et de satisfaction globale des citoyens-consommateurs est mal assurée. Globalement, si le rôle premier des acteurs privés de la logistique est de satisfaire leurs clients, ils ne demandent qu’à mettre leurs compétences au service des politiques locales. Ils adaptent les solutions aux spécificités des territoires : densité de population, localisation des entreprises et commerces, présence de nœuds intermodaux, rôle des ports … Ils accompagnent les collectivités pour développer des organisations innovantes, répondant à des niveaux ambitieux de qualité de vie, tout en intégrant les réalités techniques et économiques de métiers fortement concurrentiels.
« Certaines agglomérations se sont aussi lancées dans la réalisation de schémas de politique logistique intégrant tous les enjeux. »
Le rapport sur la logistique urbaine durable, que j’ai rendu au gouvernement le 21 octobre 2021 avec deux élus locaux, Anne-Marie Jean (Strasbourg) et Jean-Jacques Bolzan (Toulouse), souligne l’importance de combiner bonne gouvernance, politiques de circulation et de stationnement, urbanisme et partage des données. Il s’est traduit notamment par la bonne nouvelle d’une implication du Gart (groupement des autorités responsables de transport) pour une logistique urbaine plus durable.
C’est aussi l’objectif du programme CEE InTerLUD (innovations territoriales et logistique urbaine durable) coporté par des acteurs privés et publics et visant la mise en œuvre de chartes de logistique urbaine durable dans 50 intercommunalités. La généralisation des ZFE (zones à faibles émissions) pourrait accélérer ces prises de conscience. Même si la loi sur les ZFE prévoit un encadrement des seuls véhicules de moins de 3,5 t, la majorité des intercommunalités envisage d’inclure aussi les poids lourds dans les restrictions à venir.
L’article dédié à la transition énergétique du camion détaille les contraintes et différentes solutions, encore balbutiantes pour certaines, pour convertir progressivement les flottes à des énergies de substitution au diesel. Plus largement, sur le fondement de la loi climat et résilience, il est prévu d’organiser des conférences régionales logistiques permettant d’apprécier les besoins, atouts et contraintes de toutes les parties prenantes, en vue de partager des visions de stratégie logistique. Certaines agglomérations se sont aussi lancées dans la réalisation de schémas de politique logistique intégrant tous les enjeux.
L’importance du cadre européen
Les règles concernant les émissions des véhicules et les réseaux d’alimentation en énergie relèvent, entre autres sujets, de décisions européennes. 2022 sera à cet égard une année très importante, dans le cadre du projet global Fit for 55. La loyauté de la concurrence notamment routière sur la base du « paquet mobilité » de juillet 2020 est également majeure pour notre souveraineté logistique. Je suis persuadée que la France peut et doit mieux utiliser la logistique comme levier de performances économiques et écologiques.