Louis LEPRINCE-RINGUET (20N) 1901–2000
Professeur de physique à l’École polytechnique de 1936 à 1969, Louis Leprince-Ringuet reste dans la mémoire de tous ses anciens élèves. Il nous présentait de la science une image moderne, vivante, exaltante. Son enseignement donnait envie d’en savoir encore davantage et c’est la raison pour laquelle certains d’entre nous sont entrés dans son laboratoire. Les moins polars se souviennent au moins de son nœud papillon, de sa pipe et des anecdotes qui venaient rompre l’aridité de l’exposé scientifique.
Louis Leprince-Ringuet est né à Alès en 1901, il est le fils d’un ingénieur du corps des Mines qui dirigera plus tard l’école des Mines de Paris. Admis à l’École polytechnique dans la promotion normale de 1920, il en sort dans le corps des PTT. Pendant cinq années, son activité principale est l’entretien des câbles sous-marins. Il préfère ensuite fréquenter le laboratoire de Maurice de Broglie où il s’initie à la physique nucléaire et où il s’oriente ensuite vers l’étude du rayonnement cosmique. Il utilise une chambre de Wilson placée dans l’entrefer du gros électroaimant de Bellevue, créé par Aimé Cotton. En 1933, il s’embarque sur un cargo, avec Pierre Auger, afin de mesurer, entre Hambourg et Buenos Aires, l’effet de latitude du rayonnement cosmique.
Nommé professeur à l’École polytechnique en 1936, il n’y trouve comme support technique qu’un mécanicien qui prépare les expériences de cours dans des locaux sombres proches de l’amphithéâtre. Dès sa première année d’enseignement, il attire à la physique expérimentale plusieurs jeunes élèves. Parmi eux, Charles Peyrou, Michel Lhéritier et Robert Richard-Foy formeront la première équipe de base d’un laboratoire qui, parti de rien, deviendra rapidement un centre réputé de physique. Les expérimentations s’effectuent à Bellevue jusqu’en 1939. Pendant la guerre, les travaux se poursuivent dans les Alpes à l’Argentière-la-Bessée avec une grande chambre de Wilson placée dans une bobine magnétique qui est alimentée par une génératrice électrique de l’usine d’aluminium de Péchiney.
La recherche d’un rayonnement cosmique primaire plus intense lui fait préférer des sites de plus haute altitude. Une équipe animée par Paul Chanson crée, pendant la guerre, un laboratoire de montagne accroché à l’aiguille du Midi de Chamonix. Une autre équipe composée initialement de Charles Peyrou, de Bernard Grégory, d’André Lagarrigue et de Francis Muller choisit en 1950 l’observatoire du pic du Midi de Bigorre pour implanter un système de deux grandes chambres de Wilson. Le résultat le plus important obtenu avec ce dispositif est l’identification de la désintégration du méson K en muon et neutrino.
Une autre équipe, animée par Jean Crussard, s’oriente vers l’utilisation des émulsions photographiques emportées par des ballons-sondes pour être exposées pendant quelques heures au rayonnement cosmique. Mes camarades de promotion se souviennent d’un lâcher matinal de ballons, effectué dans la cour de l’École, qui a arraché une gouttière et qui a réveillé notre Général.
À la fin des années cinquante, les constructions des accélérateurs à Saclay et à Genève entraînent la reconversion du laboratoire de l’École polytechnique des chambres de Wilson vers les chambres à bulles. André Lagarrigue lance un programme de construction de plusieurs chambres à bulles à liquides lourds, la dernière étant Gargamelle avec laquelle une collaboration européenne devait découvrir les courants neutres faibles en 1973. À la suite d’un séjour à Brookhaven en 1957, Bernard Grégory fait construire par le Commissariat à l’énergie atomique une chambre à bulles à hydrogène qui fonctionnera pendant plusieurs années au CERN. On y découvrira l’anti Ξ. L’analyse des clichés et des émulsions mobilise les physiciens, les ingénieurs, les techniciens, pour construire et utiliser des projecteurs, des microscopes, des appareils de mesure.
Louis Leprince-Ringuet entouré de ses collaborateurs,
de gauche à droite Bernard Grégory, Charles Peyrou, Francis Muller, Rafael Armenteros et André Lagarrigue.
Les clichés de chambres à bulles sont étudiés par de très nombreux laboratoires européens, ils contribuent au rayonnement du CERN, mais aussi à la réputation du laboratoire de l’École polytechnique d’où sont issus la quasi-totalité des promoteurs de ces chambres : Charles Peyrou avec la chambre de 30 cm et la chambre de deux mètres du CERN, Bernard Grégory avec la chambre de 81 cm de Saclay, André Lagarrigue avec BP3 et Gargamelle.
Louis Leprince-Ringuet dirige son laboratoire en faisant confiance à ses proches collaborateurs pour le choix des expérimentations. En revanche, c’est lui qui trouve les crédits nécessaires pour faire face aux investissements importants, il s’adresse pour cela aussi bien à l’École polytechnique, qu’au CNRS ou au Commissariat à l’énergie atomique. Son jugement sur les projets ne se fonde jamais sur une appréciation des idées théoriques, mais sur la qualité des hommes et sur le réalisme des entreprises.
Sa grande qualité est de ne s’être jamais trompé sur les décisions importantes. En témoignent sa réorientation personnelle de la physique nucléaire vers le rayonnement cosmique et la reconversion complète de ses équipes vers les accélérateurs. Très attaché à la qualité de l’expérimentation, il soutient dans son laboratoire les initiatives de développement technique sans attacher trop d’importance aux préjugés théoriques. Chaque deux ou trois ans, il réunit les physiciens du laboratoire dans sa propriété à Courcelles-Frémoy en Bourgogne. On y fait le point des activités récentes et surtout on y discute des futurs projets.
Louis Leprince-Ringuet développe son laboratoire en attirant des physiciens d’origines très diverses, des élèves de l’École polytechnique ou de l’École normale, mais aussi de l’école des Mines ou de l’Université. Acquis à l’efficacité du travail en équipe lors de sa participation aux Équipes sociales d’après-guerre, il soutient avec détermination les groupes de chercheurs qui se forment dans les laboratoires de montagne ou auprès des chambres à bulles. Ses collaborateurs auront des carrières diverses. Charles Peyrou, Francis Muller et Rafael Armenteros poursuivront leurs recherches au CERN. Paul Chanson deviendra un pionnier de l’arme nucléaire. Jean Heidmann se reconvertira à l’astrophysique à Meudon. Jacques Prentki dirigera le groupe de physique théorique du CERN. André Astier créera un laboratoire à Jussieu et il présidera l’Université Paris VI.
Après quelques années d’activités scientifiques, James Hennessy reviendra au cognac familial. André Lagarrigue, nommé professeur à Orsay, y créera un nouveau laboratoire avec ses proches collaborateurs, Jean-Jacques Veillet, Daniel Morellet, Louis Jauneau, Bernard Aubert. Paul Musset, Violette Brisson, Jean Badier, Patrick Fleury, Pierre Petiau, Henri Videau, Ung Nguyen Khac et d’autres plus jeunes prépareront de nombreuses expérimentations sur les faisceaux de particules du CERN. En accueillant ces physiciens, le laboratoire se développe rapidement. En 1950, il bénéficie heureusement de la construction d’un grand bâtiment neuf. En 1959, en succédant à Frédéric Joliot-Curie, Louis Leprince-Ringuet dispose de nouveaux locaux au Collège de France où il installe de nouvelles équipes. En 1972, lors de son départ à la retraite, l’ensemble de ses deux laboratoires comprend environ deux cents personnes, dont une cinquantaine de physiciens.
En 1938, Louis Leprince-Ringuet est chargé par le gouvernement d’analyser les recherches scientifiques menées par les grands Corps de l’État. Il conclut son rapport critique en proposant d’organiser des échanges avec les laboratoires universitaires. Le décret, dit « décret Suquet », signé une semaine avant la déclaration de la guerre, permet à des ingénieurs d’effectuer des stages de longue durée dans des laboratoires renommés extérieurs aux Corps. Nombreux sont les polytechniciens, dont je suis, qui ont bénéficié de l’application de ce décret original.
Pendant la révolution de 1968, le professeur Leprince-Ringuet participe avec les élèves à des propositions de réforme de l’enseignement à l’École polytechnique. Cette attitude n’est pas appréciée par la direction des Études qui menace de démettre le professeur de ses fonctions. Dans la crainte de voir entraîner le laboratoire dans cette querelle, tous les physiciens unanimes signent une pétition que j’ai écrite pour demander au ministre de la Défense de maintenir en place le directeur. J’apporte cette pétition au cabinet du Ministre où je plaide notre cause. Au début de 1969, Louis Leprince-Ringuet est démis de ses fonctions de professeur, mais il est maintenu comme directeur du laboratoire. En 1972, le Tribunal administratif annulera la décision du Ministre et donnera raison au professeur.
Commissaire à l’énergie atomique à partir de 1950 auprès de Francis Perrin, il est amené à défendre publiquement le programme nucléaire civil et il est férocement contesté en 1975 par des écologistes. De nombreuses personnalités politiques ou scientifiques, très choquées par l’outrance des attaques, lui apportent leur soutien.
Le tennis a tenu une place importante dans la vie de Louis Leprince-Ringuet. Pendant sa scolarité à l’École polytechnique, il se lie d’amitié avec Jean Borotra, son aîné de la promotion précédente. Pendant que ce dernier participe à une compétition internationale, il le remplace à un examen oral de mécanique. En 1953, il participe à l’inauguration du terrain de tennis de l’École qui vient d’être réaménagé. Dans une partie de double, il est opposé à Borotra. Pour augmenter ses chances de gagner, il choisit comme partenaire le meilleur des deux jeunes polytechniciens qui participent à cette partie, il finit par gagner contre Borotra ! Chaque année, il est présent sur les gradins de Roland Garros pour assister aux compétitions internationales.
Louis Leprince-Ringuet manifeste une étonnante ouverture d’esprit. Il écoute avec autant d’attention un physicien chevronné qu’un technicien, il souhaite aussi se faire expliquer ce qui se passe hors de son laboratoire, dans le milieu industriel ou dans le milieu politique, il est à l’écoute des problèmes de société, il se forge ensuite une philosophie personnelle étayée par une profonde foi chrétienne, qu’il présente dans ses nombreux livres ou dans ses interventions à la télévision. Il est très demandé par des associations pour présenter des conférences sur des sujets très divers.
Il est successivement nommé à l’Académie des sciences en 1949 et à l’Académie française en 1966.
Dans toutes ses activités, scientifiques, médiatiques, artistiques ou sportives, il fait preuve d’une exceptionnelle capacité d’adaptation aux situations nouvelles et d’une inflexible volonté de surmonter les difficultés. Tous ceux qui ont eu la chance de travailler avec lui n’oublieront jamais son exemple.
P.-S. : Rappelons que les archives de Louis Leprince-Ringuet ont été transférées en 1995 à la Bibliothèque centrale de l’École polytechnique, à Palaiseau. Après tri et classement, elles sont désormais à la disposition des chercheurs depuis le 3 avril 1997. (Cf. La Jaune et la Rouge n° 526, juin-juillet 1997, p. 29, Bulletin de la SABIX, n° 27, juin 1997, p. 23 à 41.)