L’ouvrage Cachin à Cherbourg dispositif innovant de mise à l’eau des sous-marins
Le principe d’Archimède est cher au cœur de tous les marins. Même, peut-être surtout, à celui des sous-mariniers, à qui il permet d’évoluer dans la troisième dimension, la verticale. Depuis 1993, il permet aussi de procéder à la mise à l’eau, dans l’arsenal de Cherbourg, des sous-marins construits à l’horizontale dans les grandioses nefs du chantier Laubeuf, et non plus sur les cales inclinées datant du Second Empire.
Le nouveau mode de construction, qui a été adopté pour la réalisation des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) du type Triomphant, posait a priori deux problèmes de manutention. Pour la manutention horizontale, la DCN, direction des constructions navales, ancêtre de Naval Group, a fait appel à un système de marcheurs hydrauliques. Pour la manutention verticale, c’est-à-dire la mise à l’eau, elle avait envisagé deux options : celle d’un ouvrage composé d’une forme classique mais munie d’une plateforme intérieure ballastable et immergeable, permettant la mise à l’eau par usage répété du principe d’Archimède ; et celle du système breveté Synchrolift, où l’ouvrage est constitué d’une darse en libre communication avec la mer, encadrée par deux séries de treuils supportant une plateforme métallique sur laquelle est posé le navire. Le premier système avait été choisi (et inventé) par le chantier General Dynamics de Groton aux États-Unis, pour les SNLE du type Ohio. Le second système, largement répandu pour tous types de navires, avait été retenu par la Royal Navy pour sa base de SNLE de Faslane, en Écosse.
Sollicitée pour avis, la direction des travaux maritimes, chargée de la réalisation des infrastructures du port militaire de Cherbourg, avait suggéré que le lancement d’un concours pour un ouvrage Archimède ne manquerait pas de susciter l’intérêt des grandes entreprises françaises du génie civil et de l’offshore – un peu sinistrées par une crise économique doublée d’un effondrement du prix du pétrole et de la demande de plateformes de forage – et par là même une saine compétition, garante d’un meilleur prix que l’achat du brevet Synchrolift. La DCN voulut bien entendre cet argument et autoriser le lancement du concours. Ce fut finalement le groupement Spie Batignolles GTM qui l’emporta, avec l’entreprise Paimboeuf pour la plateforme métallique.
REPÈRES
Napoléon avait « résolu de renouveler à Cherbourg les merveilles de l’Égypte » et il choisit pour maître d’œuvre de ces travaux Joseph Cachin, natif de Castres (en 1757), ingénieur des Ponts et Chaussées, qui, appelé à Cherbourg en 1792 pour faire le point des travaux de la grande digue commencée en 1783 par Louis XVI, y conçut l’audacieux projet d’un port « creusé dans le roc pour les plus grands vaisseaux de guerre » et n’eut de cesse qu’il eût convaincu le Premier consul, devenu empereur, d’en ordonner la réalisation par un décret du 15 mars 1805. C’est à l’emplacement même de la première forme de radoub de l’arsenal, la forme Cachin, qu’a été construit le dispositif de mise à l’eau du Triomphant. C’est donc tout naturellement que le nom de Cachin lui a été réattribué, un peu comme un nom de navire de guerre relevé de génération en génération.
Un principe de fonctionnement très simple
Mais il convient d’abord de revenir sur le principe de fonctionnement de l’ouvrage. Il est composé, d’une part, d’une forme de radoub classique, mais très profonde (près de trente mètres) et dotée, contre ses bajoyers, d’une double rangée de poteaux de béton, et d’autre part d’une plateforme métallique de grandes dimensions (106,0 x 30,0 x 7,6 m) susceptible d’être placée en appui sur les susdits poteaux et de supporter, dans cette configuration, le poids du sous-marin mis en place au moyen des marcheurs. La plateforme est alors une sorte de pont, très large (106,0 m) mais de faible portée (30 m). Elle peut aussi être mise en flottaison, tout en supportant la charge, par remplissage de la forme, devenant ainsi un bateau qui peut, d’une simple et courte translation longitudinale, placer au droit des poteaux des bajoyers les échancrures ménagées dans ses parois latérales. L’ensemble peut alors descendre majestueusement, par vidange de la forme. La plateforme peut enfin être immergée en fond de forme par simple ouverture de vannes pendant que la forme est remise en eau. Il suffit alors d’attendre l’égalité des niveaux d’eau à l’extérieur et à l’intérieur de la forme pour ouvrir le bateau-porte et livrer passage au sous-marin mis en flottaison.
Une réalisation plus complexe
Restait quand même à réaliser l’ouvrage. Ce principe très simple requérait en effet le creusement de la forme dans un rocher compact, au beau milieu d’un site industriel en activité et à quelques dizaines de mètres de machines-outils de précision, ainsi que la garantie de la stabilité des parois et le prolongement de la forme par une enclave sur la mer : il manquait vingt mètres à la longueur de terre-plein disponible devant le chantier Laubeuf. Il y a peu à dire sur le terrassement : aucun incident ne vint émailler cette phase où, pendant un an, on tirait chaque soir des volées de 350 kg d’explosif. La préfabrication des deux caissons en béton armé assurant le prolongement de l’ouvrage côté mer et du bateau-porte en béton précontraint se déroulait pendant ce temps dans une autre forme de l’arsenal, sans grande difficulté. On insistera un peu en revanche sur la stabilité des parois. On avait bien vite renoncé aux maçonneries de granit, qui auraient été du plus bel effet, et même au béton : il aurait fallu neuf mètres d’épaisseur. Le soutènement est alors assuré par des ancrages passifs, constitués de barres d’acier scellées dans le rocher sur des longueurs de 7 à 16 mètres.
Un parti audacieux, mûrement réfléchi
C’était assez audacieux. Cela aurait même été déraisonnable si l’on n’avait su pouvoir compter tout à la fois sur un excellent bureau d’études et sur l’assistance des meilleurs spécialistes de la mécanique des roches au sein du réseau scientifique du ministère de l’Équipement. Le calcul des ancrages, effectué sous leur haute supervision, était fondé sur une modélisation fine du massif rocheux, analysé lors du creusement de l’ouvrage, et sur des marges de précaution liées aux risques de corrosion. Ces mêmes spécialistes ont proposé l’instrumentation de l’ouvrage, doté ainsi de capteurs permettant de suivre ses déformations lors d’une manœuvre, et de dispositifs de mesure des progrès de la corrosion. Il y a une grande densité de clous, un par 1,5 m2 de paroi, conduisant à une longueur totale de soixante kilomètres. L’ouvrage Cachin est ainsi la seule forme en rocher armé du monde.
Des précautions méticuleuses
D’autres précautions avaient été prises lors de la mise au point du marché, portant notamment sur l’élimination des pressions d’eau. Le massif rocheux est très peu perméable, mais l’eau en faible quantité peut être dotée d’une grande force si elle est mise en pression par une dénivellation importante : c’est le phénomène du crève-tonneau jadis analysé par Blaise Pascal. Ici, la présence d’une excavation profonde pourrait mobiliser des poussées capables de mettre en péril le soutènement. C’est pourquoi il a été prévu d’adopter la solution proposée par un autre concurrent du concours (avec bien sûr son consentement rémunéré) : celle de ceinturer l’ouvrage, sur ses trois rives terrestres, par une galerie souterraine en forme de U, creusée dans le rocher à 30 m de profondeur. Y débouchent des drains creusés « en baleine de parapluie », ainsi que l’eau captée par les drains subhorizontaux creusés depuis l’intérieur de la forme, et enfin les eaux de drainage de la sous-face du bateau-porte. (La communication ainsi créée entre la galerie souterraine et la sous-face du bateau-porte place celle-ci à la pression atmosphérique, ce qui fait échapper le bateau-porte au principe d’Archimède, puisqu’il n’est plus plongé dans un liquide. La stabilité du bateau-porte est ainsi multipliée.) Toutes les eaux ainsi recueillies se rassemblent en une fraîche et musicale rivière souterraine, dont le faible débit est dirigé vers une station de pompage et rejeté dans l’avant-port.
Enfin on s’efforça de tester l’ouvrage, avant même l’épreuve suprême que constituait la manœuvre du Triomphant, le 13 juillet 1993, sous une pluie battante, en présence des plus hautes autorités et des milliers d’acteurs du programme SNLE-NG : un jour on empila, sur une des rives de l’ouvrage et sur une dizaine de mètres de hauteur, des blocs de béton empruntés au chantier voisin du port de Flamanville ; une autre fois, on profita de la présence du Redoutable, venu à Cherbourg en vue d’y achever sa brillante carrière au sein de la Cité de la mer implantée dans la gare maritime, pour tester le comportement de la plateforme, sous une charge toutefois deux fois plus faible que celle du Triomphant.
La direction des travaux de l’ouvrage Cachin a été assurée par Bernard Salha (81) qui est aujourd’hui directeur technique du groupe EDF et directeur de la recherche et du développement.