Luc Angerand (X82), le pilotage, envers et contre tout
Après avoir réalisé un rêve de jeunesse, Luc Angerand a failli le voir détruit en raison d’un grave problème de santé. Mais sa ténacité donne un exemple de ce que la volonté peut obtenir alors que tout semblait perdu…
Lorsqu’il était enfant, la passion de Luc Angerand pour l’aviation naquit de la lecture des atlas, du goût pour la géographie, de rêveries autour de possibles voyages dans des contrées lointaines. Mais, en raison de sa myopie, il pensait devoir renoncer à embrasser une carrière de pilote de ligne. Il le devint pourtant, et le demeura malgré un handicap bien plus grave : à quarante-neuf ans, en raison d’une maladie génétique ayant entraîné des problèmes de coagulation sanguine, il dut être amputé d’un pied.
Un fort soutien familial
Puisqu’il estimait ne jamais pouvoir se retrouver dans un cockpit, le jeune Luc Angerand, qui grandit à Tarbes puis à Paris, avait suivi les conseils d’orientation scolaire donnés par ses parents. Son père, Georges, lui-même polytechnicien (promotion 1949), venait d’une famille d’ouvriers, son propre père ayant commencé comme charbonnier-bûcheron dans la Nièvre avant de devenir cheminot et responsable syndical.
Quant à sa mère, Renée, bibliothécaire et enseignante, qui avait quitté son travail pour s’occuper de ses quatre enfants, elle avait vis-à-vis des grandes écoles une sorte de revanche à prendre : son propre père, entré à Ulm en 1921, en avait été exclu pour avoir un peu trop activement participé aux manifestations de soutien à Sacco et Vanzetti. C’est elle qui, sans même lui en parler, était allée à Louis-le-Grand pour vérifier si le bulletin scolaire de son fils lui permettrait de lui ouvrir les portes du prestigieux établissement et pour retirer tous les formulaires pour son inscription. Il accepta de bonne grâce de les remplir, ce qui lui réussit fort bien puisqu’il intégra l’X en 3⁄2, en 1982.
Luc effectua alors son service militaire dans l’artillerie antiaérienne : un psychanalyste y verrait sans doute une volonté inconsciente de détruire définitivement le rêve de devenir pilote, mais ce choix s’explique, plus simplement, par le fait que l’école d’application se trouvait à Nîmes, où le jeune homme avait des attaches. De sa scolarité à Polytechnique, en section aviron, Luc Angerand ne garde pas de souvenirs très enjoués : il avoue avoir été un élève un peu à l’écart. « J’étais en plein coming out gay et je considérais à l’époque qu’il valait mieux rester discret au sein de l’école », explique-t-il. Son classement lui permit ensuite de se rapprocher des tarmacs, puisqu’il entra dans le corps des ingénieurs de l’aviation civile.
Le pilotage, tout de même
À Toulouse, son premier contact avec les avions n’est pas très prometteur : il se rend compte qu’il a peur de voler et obtient assez laborieusement son « brevet de base », sans aller plus loin. Pendant son premier poste, les aéronefs deviennent même pour lui de simples plots sur un écran radar : il travaille à un projet d’automatisation du contrôle aérien en période de faible trafic. Nommé ensuite au Bureau enquêtes-accidents (BEA), il y prend ses fonctions au lendemain du tristement célèbre accident du mont Sainte-Odile. Il intègre immédiatement les équipes mobilisées sur cet événement, participe à de nombreuses autres enquêtes et s’occupe également de la mise en place d’une base de données européenne sur la sécurité aérienne.
Loin de l’angoisser, l’étude des catastrophes le pousse au contraire à reprendre le pilotage et il réussit en quelques années à passer tous les brevets qui mènent jusqu’à la qualification de pilote de ligne. Nous sommes alors en 2005, à une époque où la compagnie Aigle Azur connaît une forte croissance.
Luc prend une disponibilité et se retrouve copilote sur les A320 de cette compagnie spécialisée sur les liaisons entre la France et l’Afrique du Nord. Commence alors l’une des périodes les plus heureuses de sa vie. « L’atterrissage à Bejaia, entre mer et montagne, quelle merveille ! Et l’arrivée à Madère, l’une des plus périlleuses qui soit ! Comment se lasser de tout cela ? » Par ailleurs, à force d’aller en Égypte, il se prend de passion pour les hiéroglyphes, en commence l’étude, s’intéresse à l’histoire de leur découverte. « À ce sujet, savez-vous que c’est un jeune polytechnicien, Pierre François Xavier Bouchard, qui en 1799 a trouvé la pierre de Rosette ? », nous demande-t-il en souriant.
Malgré l’amputation
Et c’est alors que survient le drame. Fin 2010, Luc Angerand ressent des engourdissements dans le pied droit. Il laisse un peu traîner les choses, et finit par s’inquiéter vraiment lorsqu’il rencontre des difficultés à marcher et que le membre devient froid. Après plusieurs semaines d’hospitalisation, le verdict tombe : il faut amputer. S’ensuivent de longues semaines de rééducation et des années, plus longues encore, avant de retrouver sa licence de pilote, grâce à une ténacité de chaque instant et en bénéficiant d’une toute récente réglementation qui assouplissait certaines normes médicales.
« Le deuxième pilote amputé d’un membre inférieur autorisé à accéder aux commandes d’un avion commercial. »
Revenu au BEA comme directeur de cabinet, il met en place une convention avec les compagnies aériennes, permettant aux enquêteurs qualifiés d’effectuer des heures de vol en leur sein – une convention dont il peut lui-même bénéficier, retrouvant ainsi, pour quelques années, ses collègues d’Aigle Azur et les beautés de la Méditerranée vue du ciel. Dans toute l’histoire de l’aviation civile française, il sera le deuxième pilote amputé d’un membre inférieur autorisé à accéder aux commandes d’un avion commercial.
Et l’Opéra !
Adolescent, Luc Angerand rêvait également d’être comédien. Bien des années plus tard, il apprend que l’Opéra de Paris cherche des figurants handicapés pour jouer dans Les Troyens de Berlioz, et le voilà sur la scène de Bastille, pour illustrer la version traumatisante du metteur en scène Dmitri Tcherniakov, qui place les Amours de Didon et Énée dans un centre de soins en psychotraumatologie pour victimes de guerre.
Malgré les huées impressionnantes provoquées par cette proposition en effet pour le moins discutable, l’expérience le séduira au-delà de toutes ses attentes, au point qu’il la renouvellera en 2023, apparaissant à nouveau comme un soldat mutilé dans le Lohengrin imaginé par Kirill Serebrennikov. Pour établir un lien symbolique avec l’aviation bien-aimée, on peut se rappeler ce que Baudelaire écrivit pour décrire le célèbre prélude de l’opéra de Wagner : « Je conçus pleinement l’idée d’une âme se mouvant dans un milieu lumineux, planant au-dessus et bien loin du monde naturel. »
Pour aller plus loin
Au sujet de la découverte de la pierre de Rosette, voir l’article d’Ahmed Youssef sur Pierre François Xavier Bouchard paru dans La Jaune et la Rouge n° 766 (juin 2021).