LUMIÈRES D’AUTOMNE
Prends l’éloquence
et tords-lui son cou.
PAUL VERLAINE, Art poétique.
Le pathos : voilà l’ennemi. Combien de fois n’avons-nous pas rêvé de crier « assez ! » à un acteur qui cabotine ; de claquer le couvercle du clavier sur les doigts d’un pianiste exalté ; de couper le micro à un homme politique qui sollicite notre émotion au lieu de nous faire réfléchir. Les (vrais) grands interprètes le savent bien : moins on en fait, plus on peut toucher durablement l’auditoire. Musset s’écrie : « Vive le mélodrame où Margot a pleuré ! », mais en sortant du théâtre Margot a déjà tout oublié.
Debussy, Franck
À l’opposé de Beethoven et de Verdi, Debussy est le maître de l’understatement en musique, tout particulièrement dans ses mélodies – il en a composé plus de quatre-vingts – où, quel que soit le texte, sa musique plane loin au-dessus des mots, infiniment subtile ; aussi la partie du pianiste est-elle au moins aussi importante que celle du baryton et pourrait presque être jouée séparément (comme l’a fait Maazel pour la partie d’orchestre du Ring de Wagner, présentée le mois dernier par notre camarade Darmon). Les vingt-quatre Mélodies enregistrées il y a peu avec beaucoup de finesse et de retenue par le baryton Jan Van der Grabben et la pianiste Inge Spinette sous le titre Le Musicien de l’amour1 illustrent parfaitement ce parti pris d’effleurer et de suggérer plutôt que de souligner les textes de Charles d’Orléans, Villon, Banville, Verlaine. À noter aussi l’impeccable diction du baryton, grâce à laquelle on apprécie les poèmes en contrepoint, en quelque sorte, de la musique.
Autre duo, celui que forment le violoncelliste Alexander Kniazev – bien connu des habitués des festivals de La Roque‑d’Anthéron et de Montpellier – et la pianiste Plamena Mangova, pour un disque d’oeuvres de Franck et Ysaÿe2. Il s’agit de transcriptions de pièces pour violon et piano : la Sonate et un Nocturne de Franck, et la Berceuse et le Poème élégiaque d’Ysaÿe. Le principe de la transcription, courante au XIXe siècle, est à nouveau en vogue, et ce n’est pas aberrant dès lors que l’interprète est hors pair, ce qui est le cas de Kniazev. Le timbre du violoncelle est, on le sait, le plus proche de celui de la voix humaine, et confère à ces oeuvres un pouvoir d’émotion plus grand encore que leur version pour violon. À découvrir : l’extraordinaire Poème élégiaque d’Ysaÿe, qui fut au moins aussi grand compositeur qu’interprète.
Bach
Tout amateur de musique connaît l’essentiel de la musique instrumentale et vocale de Bach. Mais ses Motets sont rarement joués en concert. Tout au plus peut-on entendre certains de leurs choraux repris dans des Cantates. Cependant, les six Motets sont des pièces à part entière, écrits pour être joués dans des circonstances bien déterminées à la paroisse de Leipzig. L’enregistrement qu’en donne Philippe Herreweghe et son Collegium Vocale Gent3 (voix et instruments) a une spécificité unique : l’effectif choral est réduit, ce qui confère au contrepoint des parties vocales une clarté exceptionnelle. On redécouvre ainsi, dépouillés de leur gangue des sureffectifs choraux habituels, Singet dem Herrn ein neues Lied ; Komm, Jesu, komm ; Jesu, meine Freude ; Lobet den Herrn, alle Heiden ; Fürchte dich nicht, ich bin bei dir ; et Der Geist hilft unser Schwachheit auf.
Fazil Say
Ce pianiste flamboyant se fait rare et ses enregistrements sont des événements, tout comme ses concerts. C’est que Fazil Say a autant de détracteurs que d’inconditionnels. Avouons faire partie de ces derniers, et le classer parmi les très grands pianistes virtuoses extravertis d’aujourd’hui, avec Boris Berezovski, dans la lignée de Rachmaninov, de Cziffra et même de Liszt. Son dernier disque est consacré aux Tableaux d’une exposition de Moussorgski, à la Sonate 1.X.1905 de Janacek, et à la 7e Sonate de Prokofiev4. Superbe pianiste ! Non seulement sa technique est transcendante mais sa musicalité et son toucher sont d’une finesse exceptionnelle. À cet égard, la Sonate de Janacek et celle de Prokofiev, qui portent la marque des époques tourmentées dans lesquelles elles s’inscrivent, constituent des tests définitifs. Et Fazil Say s’y révèle ce qu’il est : un artiste qui a intériorisé les événements de son temps et qui joue non pour le seul public « distingué », mais pour tous ceux qui cherchent à comprendre ce qu’ont été les horreurs du XXe siècle et qui peuvent trouver dans la musique une voie.
Claude Abadie
Notre camarade Claude Abadie (X1938), dont on fêtait en janvier 2010 au Petit Journal Montparnasse le 90e anniversaire, publie le 4e volume des inédits de son Tentette, période 1997–20105. Fabuleux orchestre, rendu légendaire par Boris Vian qui joua comme on le sait avec Abadie et raconte les pérégrinations de cet ensemble dans Vercoquin et le Plancton. On trouve dans ce 4e volume des thèmes ellingtoniens tels que Chelsea Bridge, Cashmere Cutie, et aussi des standards comme Body and Soul, I Remember Clifford. C’est, comme toujours, chaleureux, précis, émouvant, du jazz comme on l’aime. Écoutez- le, et vous constaterez une fois de plus que l’X ne produit pas que des grosses têtes mais aussi, parfois, de grands cœurs.
1. 1 CD OUTHERE
2. 1 CD FUGA LIBERA.
3. 1 CD OUTHERE
4. 1 CD + 1 DVD NAIVE.
5. 1 CD chez C. Abadie (voir adresse dans l’annuaire).