L’Union monétaire après le Brexit : l’heure d’une véritable souveraineté économique européenne ?
Inutile de le nier : le Brexit représente une mauvaise nouvelle pour la construction européenne. Pour la première fois depuis le début de notre aventure commune, un pays membre a en effet décidé de s’en détourner. Nous devons bien évidemment respecter ce choix. Il peut, et doit même aussi nous amener à réfléchir sur le projet européen.
Il pourrait paraître étrange de lier le Brexit à l’Union économique et monétaire. Après tout, le Royaume-Uni avait négocié dès le départ la possibilité de ne pas rejoindre la zone euro et le projet lancé par Maastricht en 1992. Le Royaume-Uni restait toutefois la troisième économie de l’UE et il détient toujours, avec la City de Londres, la première place financière européenne. Ses quarante-sept années d’adhésion à l’UE ont tissé des liens étroits dans de multiples domaines qu’il n’est pas aisé de redessiner. L’économie britannique sera la première victime de cette rupture. Mais le Brexit sera aussi porteur de risques pour l’Europe, notamment l’incertitude qui pèse sur le futur de nos relations commerciales et financières.
REPÈRES
En novembre 2019, près de 76 % des citoyens de la zone euro soutenaient la monnaie unique, tandis que le processus d’adhésion à l’Union monétaire se poursuit, démontrant le caractère vivant et toujours actuel du projet lancé par Maastricht. La Croatie et la Bulgarie ont été les derniers États membres à manifester leur intention d’entrer dans l’euro en 2018 et ont confirmé cette intention en 2020, en entrant dans le Mécanisme de taux de change européen (MCE II).
Le Brexit, une opportunité pour les Européens ?
L’UE post-Brexit s’identifie désormais un peu plus avec l’Union monétaire, ce qui clarifie davantage le projet que représente la monnaie unique. Ainsi, le Brexit stimule notre nécessaire réflexion sur les moyens de relancer l’Union économique et monétaire. En votant pour le Brexit, les Britanniques ont voulu apparemment retrouver leur souveraineté. Toutefois, comme l’expliquait l’ancien président de la BCE Mario Draghi, il convient de ne pas confondre souveraineté et indépendance.
Dans le monde actuel, l’Union européenne permet plus de coopération entre ses États membres pour maîtriser les conséquences de la mondialisation et offrir plus de prospérité aux citoyens. La crise Covid-19 a illustré l’importance des défis que pourra connaître l’Europe post-Brexit, mais aussi la capacité des Européens à y répondre ensemble. C’est le même esprit qui doit présider au renforcement de l’Union économique et monétaire après le Brexit.
L’Union monétaire, un succès inachevé
La monnaie unique représente un succès incontestable. Utilisé aujourd’hui par près de 340 millions de citoyens, l’euro a permis depuis sa création la stabilité des prix et favorisé la convergence nominale en Europe, tout en devenant une monnaie de référence à l’international. Soutenu par la BCE et les banques centrales de l’Eurosystème, l’euro est aujourd’hui plébiscité tant par une large majorité de citoyens que par les États membres de l’UE.
La crise des dettes souveraines, qui a succédé à la crise financière de 2008, n’a pas fait éclater la zone comme on avait pu le craindre. La politique monétaire de l’Eurosystème a joué son rôle, en participant largement à la reprise économique post crise. La création du Mécanisme européen de stabilité (MES) permet désormais de soutenir directement les États membres en difficulté sur les marchés et le fonds a été sollicité en premier par l’Eurogroupe lors de la crise sanitaire du printemps dernier. Enfin, la création de l’Union bancaire a vu la mise en place rapide du Mécanisme de surveillance unique (MSU) et du Mécanisme de résolution unique (MRU), deux institutions rapidement fonctionnelles visant à briser le cercle vicieux entre risque souverain et risque bancaire.
Une Union économique et monétaire aujourd’hui incomplète
S’il y a eu des progrès en matière de coordination, l’Union a surtout été monétaire avant d’être économique. Or la politique monétaire ne peut pas tout. La réforme du MES n’est aujourd’hui pas achevée, tout comme l’Union bancaire, qui ne dispose toujours pas d’un filet de sécurité pour son Mécanisme de résolution unique.
Avant la crise sanitaire, la zone euro présentait toujours des déséquilibres persistants, avec une épargne abondante – la première au monde, devant la Chine – et un faible niveau d’investissement. Le choc de la crise de la Covid-19, la plus grave depuis la Grande Dépression, nous confronte à un défi immense. Les économies européennes, caractérisées par des systèmes efficaces de protection sociale et de puissants stabilisateurs automatiques, ont certes bénéficié de ces avantages dans l’absorption du choc par rapport à d’autres pays. Mais son impact sur le tissu économique européen sera considérable : ainsi, en France, nous ne devrions pas retrouver le niveau d’activité pré crise avant 2022.
Le défi de l’innovation et des nouvelles technologies reste à relever
L’objectif, fixé dès 2000, de faire de l’UE la première économie de la connaissance au monde n’a pas été atteint, en dépit de la stratégie Europe 2020. En 2018, le niveau d’investissement en R & D de l’Union européenne n’atteignait ainsi que 2,2 % de son PIB, en retrait par rapport à la moyenne de l’OCDE (2,4 %), aux États-Unis (2,8 %) ou encore à la cible de 3 % fixée dans la stratégie Horizon 2020.
De nombreux défis structurels
Le Brexit et l’élection de Donald Trump ont marqué une rupture. La remise en cause du multilatéralisme et la montée des tensions commerciales ont provoqué une hausse des incertitudes économiques. L’Europe doit également faire face à de multiples remises en cause de sa souveraineté, y compris dans le domaine économique et financier. L’utilisation de plus en plus fréquente de sanctions extraterritoriales par les États-Unis n’a pas épargné les Européens, comme en témoigne l’amende infligée à BNP Paribas en 2014 ou les développements vis-à-vis de l’Iran depuis lors. Ces sanctions, qui se fondent principalement sur l’usage du dollar comme monnaie, ont un impact sur nos économies.
Le tournant numérique est l’une des clés de l’économie de demain et l’Europe devra faire face, lorsque ce n’est pas déjà le cas, à la concurrence des États-Unis, des pays émergents, voire du Royaume-Uni post-Brexit. La révolution numérique n’épargne aucun secteur et est déjà à l’origine de profonds changements dans le domaine financier à travers l’émergence des Fintechs.
“L’Union a surtout été monétaire avant d’être économique.”
Au-delà de la transition numérique, la transition écologique demeure, malgré la crise, le véritable défi du XXIe siècle. Dans ce domaine, l’Europe n’a certes pas fait assez, mais elle a peut-être fait un peu plus que d’autres. Elle peut s’ériger en modèle de la protection de l’environnement. Dans ce contexte aussi, la finance doit prendre toute sa part dans ce défi. C’est le cas déjà à la Banque de France, qui a montré l’exemple en étant l’un des membres fondateurs du Réseau pour le verdissement du système financier lors du sommet One Planet de Paris en 2017. Au niveau européen, l’annonce du Green Deal par la Commission européenne en décembre 2019 constitue une initiative sans précédent.
L’Union économique et monétaire connaît donc aujourd’hui une situation paradoxale : elle présente une architecture incomplète et fait face à plusieurs défis à financer post-Brexit, mais dispose aussi d’une épargne abondante et de nombreux autres atouts. Il nous faut saisir ce moment pour l’achever et la rénover.
Une véritable souveraineté financière est possible
La relance et la réorientation de l’Union des marchés des capitaux (UMC) peuvent en être un premier vecteur. J’ai déjà eu l’occasion de l’écrire : si 2020 était non pas seulement l’année du Brexit, mais aussi celle d’une Union pour l’épargne et l’investissement durable, dont l’UMC est une composante, l’Europe aurait transformé le problème en opportunité. L’UMC, au départ un projet d’inspiration britannique, peut devenir un accélérateur de l’investissement européen. Elle peut contribuer à le financer dans les économies les plus touchées par la crise et accompagner une montée en puissance du financement en fonds propres, à la fois essentiel pour l’innovation et pour recapitaliser nos entreprises en sortie de crise.
L’UMC peut ainsi faciliter l’utilisation de notre épargne pour réorienter nos économies vers nos défis communs, tout en attirant les capitaux étrangers en Europe. L’accord politique sur une taxonomie des produits verts le montre : l’Europe peut à la fois protéger ses intérêts et peser dans la définition des règles de demain.
Le renforcement de l’Union bancaire constitue un autre chantier pouvant conforter notre autonomie tout comme notre résilience. Faire en sorte que la résolution européenne des banques soit crédible demeure essentiel, peut-être même avant une garantie des dépôts unique, qui pourrait en résulter. Si les banques européennes ont plutôt bien résisté au choc de la pandémie Covid-19, les défis structurels d’avant-crise demeurent toujours d’actualité. Le secteur bancaire reste trop fragmenté aujourd’hui en Europe, en particulier comparé à son concurrent américain. Une consolidation transfrontière des banques européennes, qui leur permettrait d’atteindre une taille critique suffisante tout comme de mieux servir leurs clients, ne doit pas être écartée.
Pour un véritable Eurosystème financier
Le Brexit va nécessairement avoir des conséquences en termes d’infrastructures de marché. Le départ du Royaume-Uni peut néanmoins encourager l’émergence d’un réseau de centres financiers européens, à même de prendre le relai en Europe. De même, en matière de paiements de détail, nous restons aujourd’hui largement dépendants d’opérateurs étrangers, qu’ils soient établis ou nouveaux, comme les GAFA.
Plusieurs initiatives sont en cours pour favoriser l’émergence d’alternatives européennes, tandis que nous pouvons capitaliser sur les chances que présente l’innovation, comme nous le faisons déjà à la Banque de France à travers l’expérimentation d’une monnaie numérique de banque centrale. Ces initiatives permettent en parallèle de renforcer le rôle international de l’euro, élément à part entière de notre autonomie financière face au dollar.
Le modèle économique européen
Malgré nos différences nationales, il y a bien un modèle économique européen, fondé sur la lutte contre les inégalités, une économie de la connaissance, la préservation du climat, du multilatéralisme, du libre-échange et de la liberté des mouvements de capitaux. Après le Brexit, nous aurons plus que jamais besoin de ce modèle. Il faudra pour cela que nous jouions collectif.
Au niveau « micro », le Brexit a rappelé, en creux, l’atout que représente notre marché intérieur. La crise Covid-19 a par la suite souligné le besoin d’une plus grande autonomie stratégique sur les plans industriel et sanitaire. Ces deux ruptures doivent être ensemble le début d’une prise de conscience européenne pour la relance à venir. Sur la méthode, elle doit être verte, innovante, made in Europe lorsque c’est nécessaire, tout en protégeant la concurrence au sein du marché intérieur. L’élan du Green Deal doit être préservé, tandis que la relance pourrait favoriser les projets avec une vraie valeur ajoutée européenne, indépendamment des frontières nationales.
« La relance pourrait favoriser les projets avec une vraie valeur ajoutée européenne. »
Dans ce domaine, comme dans d’autres, l’Europe a l’occasion de fixer en précurseur des standards et de les faire accepter au monde. Tout en renforçant la souveraineté européenne, cette ambition contribuerait à une croissance durable, innovante, et à la préservation du libre-échange.
Au niveau « macro », comme lors de la crise des dettes souveraines, l’Europe a déjà montré qu’elle savait réagir pour préserver l’avenir de l’Union monétaire. La réponse de l’Eurosystème, à travers la mise en œuvre du Pandemic Emergency Purchase Program (PEPP) dès mars 2020, a été rapide et à la mesure du choc, tandis que l’accord obtenu au Conseil européen en juillet 2020 marque une rupture historique : pour la première fois, l’UE va emprunter ensemble pour financer les dépenses nécessaires à la reprise.
Si l’Union monétaire est, de ce fait, déjà devenue un peu plus une vraie Union économique, elle peut encore être renforcée. Sur le plan budgétaire, l’après-crise nécessitera de réfléchir à des règles plus claires et plus crédibles. Sur le long terme, un cadre de gouvernance renforcé pour la zone euro nous permettrait d’agir plus vite et plus fort pour asseoir notre résilience face à l’incertitude comme face aux chocs économiques.
Ne pas défaire l’Europe, le défi pour notre génération
« Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. » Ces quelques mots d’Albert Camus, lors de la réception du Prix Nobel de littérature, en 1957, résument bien le défi devant nous.
Le Brexit représente pour l’Europe à la fois une obligation de résultat et une opportunité. D’une part, il crée à notre porte un contrefactuel qui impose à l’UEM d’obtenir des résultats concrets. D’autre part, il peut accélérer une prise de conscience par les Européens de la nécessité de consolider leur souveraineté dans un monde qui change.
Il ne faut pas sous-estimer ce qui a pu mener au Brexit, mais montrer au contraire que l’Europe, en plus de nous protéger, reste un atout pour nous développer. Elle peut être la meilleure alliée des peuples dans la mondialisation : en faisant entendre leurs voix, elle doit nous permettre à la fois de fixer les règles de demain et de contrer les facteurs de déclin. En somme, elle nous rend maîtres de notre destin. Après le Brexit, c’est cette Europe qu’il nous faut continuer à construire : une Europe concrète, au service des citoyens et des entreprises. Et une Europe qui, plutôt que de simplement protéger son acquis, s’affirme avec audace dans un monde sans boussole.
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