L’universalité des formes fractales dans la nature
La mise en évidence par Mandelbrot, dans les années soixante-dix, de l’existence fréquente de géométries fractales dans la nature, est un des développements scientifiques les plus remarquables de la seconde moitié du XXe siècle. On retrouve les mêmes formes dans des situations physiques, chimiques ou biologiques très différentes.
Une nouvelle géométrie fractale
C’est à Benoît Mandelbrot (44), disparu en octobre 2010, que l’on doit un nouvel intérêt pour la géométrie dont on avait pensé, un peu vite, qu’elle avait dit son dernier mot. C’est en effet Mandelbrot qui a dégagé les concepts de la géométrie fractale, concepts permettant de décrire des objets hiérarchiques de forme très irrégulière. C’est lui, qui, pressentant l’importance de cette synthèse, a créé le mot même de fractale.
Dans la géométrie classique, une ligne est un objet à une dimension, une surface un objet à deux dimensions, un volume un objet à trois dimensions. Nous sommes donc habitués à des objets dont la dimension est un nombre entier 1, 2, ou 3. S’il se trouve dans la nature des objets qui puissent être décrits par une dimension qui ne soit pas un nombre entier, on s’attend à ce que leurs propriétés dépendent de cette même dimension. Ces objets existent, ce sont les objets » fractals « , et disons pour simplifier que l’on appelle une « fractale » un objet dont la géométrie peut être décrite par une dimension non entière.
Une » fractale » est un objet dont la géométrie peut être décrite par une dimension non entière
La mise en évidence par Mandelbrot dans les années soixante-dix, de l’existence fréquente de géométries fractales dans la nature, est un des développements scientifiques les plus remarquables de la seconde moitié du XXe siècle. Jusqu’ici les formes géométriques trop complexes ne pouvaient être décrites autrement que par leurs images ou par leur cartographie. Pensons aux nuages, aux côtes rocheuses, aux montagnes, aux poumons, aux vaisseaux sanguins, aux racines d’une plante.
Une dimension fractionnaire
Pour caractériser simplement une géométrie décrite par une dimension non entière, reportons-nous à la figure ci-après. On y voit un cube de côté a. Ce cube peut être divisé en 8 petits cubes de côté a/2. Or un cube est un volume donc un objet à 3 dimensions et l’on remarque que 8 est égal à 23. Ce 3, qui est ici un exposant, est bien la dimension d’un volume que l’on mesure en mètres cubes.
Plus bas, on voit une » courbe de Koch ». C’est un objet de forme compliquée qui est construit comme indiqué. Mais pour compliqué qu’il soit, on peut le diviser en 4 fragments identiques dont la taille est 1⁄3 de la taille initiale. De la même façon que pour le cube, on peut remarquer que 4 est égal à 3 (log4/log3). Ce nombre log4/log3 (environ 1,26) joue le rôle d’une dimension comme le nombre 3 est la dimension d’un volume.
Autre remarque, chaque petit cube est semblable au cube entier s’il est dilaté (agrandi) d’un facteur 2. De même chaque 1⁄4 de la courbe de Koch est identique à la courbe entière s’il est agrandi d’un facteur 3. C’est ainsi que l’on peut introduire simplement le concept de dimension non entière ou de dimension fractionnaire ou fractale.
Déterministe ou aléatoire
À l’origine, ce sont des expériences de physique sur les transitions de phase du second ordre qui ont induit l’idée d’invariance d’échelle chez Fischer, Kadanoff et Wilson dans les années 60–70 (Ken Wilson a utilisé cette notion dans sa théorie des transitions de phase du second ordre et a reçu le prix Nobel 1982 pour ces travaux). Cette invariance d’échelle existe aussi dans les polymères (travaux de P.-G. de Gennes dans les années 70–80, autre prix Nobel).
Notons que la similitude interne peut être exacte, comme dans les deux cas de la figure, ou approximative pour les branches d’un chou-fleur qui ne sont pas exactement identiques. Par agrandissement, chaque branche ressemble au chou-fleur entier sans le reproduire exactement. Suivant les cas, on parlera de fractales déterministes ou aléatoires.
L’ubiquité des fractales
En 1988 paraissait un livre d’un mathématicien anglais travaillant aux États-Unis, Michael Barnsley, dont le titre était Fractals Everywhere. La géométrie fractale a été observée dans un grand nombre de systèmes. Cela va d’objets de la physique « submicromique » comme des agrégats atomiques, des fronts de diffusion dans les soudures ou la structure des aérogels, jusqu’à la répartition des galaxies dans l’univers en passant par la forme des côtes marines et des montagnes.
La géométrie fractale peut s’observer dans les galaxies ou les côtes marines
Y aurait-il donc une signification unique à l’apparition de ces géométries dans des contextes aussi divers ? Non, mais avant de répondre, il convient de se demander pourquoi nous serions surpris de l’existence de cette géométrie dans la nature. On sait que la symétrie joue dans les phénomènes physiques un rôle fondamental. Les symétries sont certaines propriétés d’invariance des lois de la physique qui se vérifient quand un système subit une transformation géométrique donnée.
Quand on recherche la nature la plus fondamentale des interactions physiques, on y retrouve toujours des propriétés de symétrie comme c’est le cas de la correspondance entre la matière et l’antimatière. Dans cette optique, la géométrie fractale apparaît comme la géométrie adaptée à la symétrie de dilatation ou d’invariance d’échelle. Il n’y a, au fond, pas plus lieu de s’étonner de l’apparition de la géométrie fractale qu’il n’y a lieu de s’étonner de la périodicité du réseau cristallin du chlorure de sodium.
Pour s’y reconnaître un peu mieux dans cette multitude de systèmes ou de phénomènes, on peut ranger les fractales dans quelques catégories essentielles.
La géométrie fractale serait la géométrie du calcul des probabilités
Les systèmes dynamiques non linéaires
La première catégorie de phénomènes dans lesquels on observe, et quelquefois démontre, l’existence de fractales est l’étude des systèmes dynamiques non linéaires. Dans le chaos déterministe, des systèmes très simples, et dont le fonctionnement est strictement causal, sont susceptibles de posséder des états apparemment aléatoires. La géométrie fractale des attracteurs étranges apparaît ici fréquemment. La turbulence entre, elle aussi, dans cette catégorie.
Les phénomènes d’interfaces naturelles
La seconde catégorie de phénomènes où interviennent des fractales est celle des phénomènes d’interfaces naturelles (alvéoles pulmonaires, racines des plantes, bassins fluviaux, réseau sanguin). Il faut prendre ici le mot d’interface dans un sens très général. Ce peut être l’interface entre deux milieux, c’est alors une vraie surface, par exemple la surface des alvéoles pulmonaires qui sépare l’air du sang dans les poumons des mammifères, 140 m² chez l’homme. Dans ce cas, la dimension fractale de la surface d’échange entre air et sang est proche de 3, celle d’un volume.
Les phénomènes aléatoires
Optimiser dans un volume donné
L’interface peut aussi être l’interface entre une surface, comme l’entrée de la trachée, et un volume, celui des poumons. Comment construire donc une interface entre une surface et un volume ? La nature a résolu ce problème par l’intermédiaire d’un arbre, ici l’arbre bronchique qui irrigue le volume à partir d’une surface. Lui aussi est de dimension 3. Tout cela concerne les systèmes dans lesquels un processus d’échange ou de distribution doit être optimisé dans un volume donné.
La troisième catégorie de fractales apparaît dans l’étude des phénomènes aléatoires. Dans ce sens, on peut dire que la géométrie fractale serait la géométrie du calcul des probabilités, un peu au même titre que la géométrie des courbes dans le plan correspond à l’étude des équations algébriques F (x, y) = 0.
Les exemples sont nombreux. Citons la trajectoire du mouvement brownien, l’agrégation limitée par la diffusion montrée sur la figure ci-dessus, les fronts de diffusion dans les soudures, les vols de Lévy, la percolation, les fractures, beaucoup de surfaces rugueuses, la » criticalité » auto-organisée, certains fronts de corrosion, le tracé des fluctuations boursières, etc., sont des exemples de cette géométrie née du hasard. Je pense que ce qui est tout à fait fécond et nouveau, c’est l’idée même qu’à la théorie des probabilités puisse correspondre une géométrie que l’on puisse décrire quantitativement.
Il est clair d’après ces nombreux exemples, certains exacts et d’autres seulement conjecturés, que la notion de » géométrie des probabilités » s’applique bien aux géométries fractales. Il semble donc bien aujourd’hui que la symétrie de dilatation, représentée par la géométrie fractale, soit souvent liée au hasard, en fait plus particulièrement à ses réalisations et non à ses moyennes.
Le hasard maîtrisé
Jusqu’ici le calcul des probabilités ne s’intéressait qu’à déterminer la quantité de prévisible dans l’imprévisible. L’élargissement de son champ à la géométrie d’une réalisation d’une suite d’événements aléatoires constitue, à mon sens, une ouverture immense et un des grands succès des fractales.
À cela s’ajoute le paradigme suivant : si ces systèmes aléatoires sont fractals et donc hiérarchiques, on peut penser que leurs propriétés sont essentiellement dominées par le caractère fractal de cette hiérarchie (la dimension fractale) et que des fractales déterministes de même dimension auraient les mêmes propriétés. Si cela est vrai, ceci veut dire que, dans ce sens, le hasard est maîtrisé, il a fourni l’essentiel de sa complexité en construisant des fractales. Ce paradigme, qui a dominé mon intérêt personnel pour ces géométries, est vérifié pour les électrodes (travaux avec Marcel Filoche), les catalyseurs et les membranes fractales.
Quelques jalons
Il existe maintenant quelques jalons fermes à cette idée de fractale en tant que » géométrie du calcul des probabilités « .
Citons, par exemple, des démonstrations où la trajectoire du mouvement brownien possède une dimension égale à 2 et où les » vols de Lévy » d’exposants D forment des trajectoires de dimension D.
Dans les années 1980, Benoît Mandelbrot a conjecturé que la dimension fractale du bord extérieur du mouvement brownien plan était égale à 4⁄3. Cela a été démontré par Lawler, Schramm et Werner, et a valu à Wendelin Werner sa médaille Fields en 2006.
Nous avions, quant à nous (avec Jean-François Gouyet et Michel Rosso), conjecturé en 1985 que la frontière extérieure de l’amas de percolation possédait une dimension égale à 7⁄4. Cela a été démontré au début des années 2000 par Stanislav Smirnov qui a reçu la médaille Fields en 2010.
Un pouvoir d’amortissement
Une autre catégorie de phénomènes est liée au pouvoir d’amortissement des structures fractales. Ainsi, les études menées à l’École polytechnique ont démontré qu’une cavité acoustique dont la surface serait une fractale mathématique serait infiniment amortie. De cela on peut déduire que la fractalité de certaines côtes marines serait auto-amortie.
La puissance disponible de la mer conduirait à une autolimitation de l’efficacité de l’érosion
Cette fractalité serait due au fait que la mer, attaquant les points les plus faibles d’une terre aléatoire, produirait par érosion une côte irrégulière qui l’amortirait davantage. Bien entendu, le hasard continue à jouer un rôle par le fait que le rivage érodé est constitué d’éléments de résistances aléatoires. Mais ce sont les conditions physiques, ici la puissance disponible de la mer, qui conduirait à une autolimitation de l’efficacité de l’érosion. Ici, il s’agit d’un amortissement mécanique.
Un autre cas est le cas de l’attaque chimique d’un solide désordonné par un agent corrosif dont le potentiel chimique s’épuise au fur et à mesure que l’attaque se produit. Ici aussi le hasard continue à jouer un rôle, mais le processus de corrosion est autolimité. C’est une fractalité auto-organisée car c’est l’évolution spontanée de ces systèmes qui les conduit vers une structure fractale.
L’universalité des fractales aléatoires
Le sens du mot « universalité » varie suivant le contexte. Le sens qui nous concerne est celui de la physique statistique proposé par Fischer, Kadanoff et Wilson. Il dit que certains systèmes possèdent des propriétés indépendantes de leur nature microscopique.
Une autre classe d’universalité est celle de la percolation en gradient. C’est la géométrie d’une soudure à 2 dimensions avec une dimension fractale de 7⁄4 (démontrée récemment par Pierre Nolin et Wendelin Werner). Dans une modalité un peu différente, ce peut être aussi la géométrie d’une figure de corrosion ou la géométrie (calculée) d’un rivage soumis à l’érosion marine. Ici la dimension fractale vaut exactement 4⁄3.
Il s’agit de géométrie. De même que la terre est ronde, un peu comme une orange, ou comme une boule de pétanque, ces objets, tous différents, ont une même géométrie, la sphère, forme universelle. Ici « même géométrie » se traduira par « même dimension fractale ». Cette notion d’universalité surgit de l’examen de situations expérimentales très différentes qui présentent des géométries irrégulières à toute échelle (fractales) mais dont les analogies de forme sont évidentes.
Ainsi des dépôts électrolytiques, des formes d’injection d’eau dans du plâtre, la forme d’une précipitation spontanée, la croissance d’une colonie bactérienne présentent des géométries très proches, la forme d’une précipitation spontanée.
Ce qui est commun entre ces expériences, c’est leur géométrie qui possède donc un caractère universel. On retrouve les mêmes formes dans des situations physiques (ou chimiques ou biologiques) très différentes. On définit ainsi une classe d’universalité qui regroupe des phénomènes différents décrits par le même type de géométrie. Dans ce cas, il s’agit de la géométrie de l’agrégation limitée par la diffusion dont le nom provient du mécanisme de croissance à travers lequel il a été introduit par Tom Witten et Leonard Sander en 1981. La dimension fractale est proche de 1,7.
Une cristallographie du hasard
Regrouper toutes ces géométries aléatoires dans différentes classes d’universalité, c’est un peu créer ce qui pourrait s’appeler une cristallographie du hasard. Ainsi, ces concepts ont modifié la vue et les perspectives que l’on avait sur de nombreux phénomènes naturels. Est-il meilleur exemple de la force de l’idée d’universalité de certaines géométries fractales que la carapace du coquillage Cymbiola innexa (Reeve) où l’on voit aussi le triangle de Sierpinski, figure mathématique qui date du début du siècle dernier ?
Mais ce triangle de Sierpinski on le retrouve (caché) dans le triangle de Pascal en remplaçant tous les nombres impairs par des points et en supprimant tous les nombres impairs. C’est Hans Meinhardt qui a montré que certains types de réactions chimiques en présence de diffusion fabriquaient spontanément des géométries de ce type. Qui aurait cru qu’entre certaines des propriétés du triangle de Pascal et la décoration de certains coquillages il y ait quelque chose de commun et que ce commun soit fractal ? C’est bien cela, l’universalité des fractales. Un grand merci à Benoît Mandelbrot de nous avoir mis sur des chemins si riches.
Quelques excès
L’ubiquité des fractales a donné lieu à quelques excès et l’on a vu paraître vers la fin des années quatre-vingt des articles se basant sur des caractérisations fractales peu fiables. À cela s’ajoute que, dans certains cas, les caractérisations fractales sont directement conditionnées par la qualité des données, données qui elles-mêmes évoluent dans le temps avec les techniques instrumentales. C’est le cas en ce qui concerne la très actuelle question de la distribution fractale des galaxies, sujet passionnant et en constante évolution.
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Questions d’attributions,
Ce qu’a décrit Benoit MANDELBROJT n’est pas vraiment ce qu’on appelle de la géométrie, mais je trouve plus grave qu’on parle de dimension fractale sans dire que cela s’appelle la dimension de Hausdorff (mathématicien Allemand, 1869–1942). Pourquoi parler de courbes de Koch, puisqu’elles ont été introduites par Von Koch (mathématicien Suédois, 1870–1924) ? Si on parle de Sierpinski (mathématicien Polonais, 1882–1969), pourquoi ne pas rappeler que sa construction est simplement un analogue en dimension 2 de l’ensemble de Cantor (mathématicien Allemand né en Russie, 1845–1918). En fait, des courbes du genre de celle de Von Koch avaient été utilisées bien avant lui dans des démonstrations de Bolzano (mathématicien « Tchèque », 1781–1848) et ensuite de Weierstrass (mathématicien Allemand, 1815–1897) pour construire des fonctions continues et différentiables nulle part.
Pour ce qui est de l’utilité des fractals, j’ai écrit dans mon dernier livre sur l’homogénéisation (note 6, chapitre 13) : The same vicious circle exists concerning fractals. Rough objects are created by nature, but no one has shown a natural process which creates a self-similar fractal structure : it is just that there are people who use self-similar fractal sets as models for rough objects !
Les jeux mathématiques auxquels se livrent nos amis physiciens reflètent ce que j’ai décrit comme le complexe de Comte (philosophe Français, 1798–1857), à cause de sa classification des sciences (1- mathématiques, 2- astronomie, 3- physique, 4- chimie, 5- biologie), que je trouve plutôt idiote mais qui a fait des ravages chez beaucoup. Bien sûr, au dela de confondre A implique B et B implique A, je m’étonne encore que les physiciens ne se soient pas encore aperçus qu’Einstein (physicien Allemand, 1879–1955) était un mauvais physicien pour avoir confondu le processus introduit par Bachelier (mathématicien Français, 1870–1946) et étudié mathématiquement par Wiener (mathématicien Américain, 1894–1964) avec ce qu’avait observé R. Brown (botaniste Britannique, 1773–1858), signe qu’il ne comprenait pas le caractère non physique de sauts instantanés en position (Bachelier, lui, étudiait l’achat et la vente d’actions à La Bourse), ni même de sauts instantanés en vitesse puisque cela viole la conservation de la quantité de mouvement, et qu’il faut donc invoquer des collisions avec d’autres particules (trop petites pour que Brown ait pu les voir sous son microscope) et donc le mouvement « Brownien » n’ayant rien de physique, il est indécent de l’utiliser pour faire croire qu’on comprend ce que la nature nous montre.
Luc TARTAR, X65
Correspondant de l’Académie des Sciences
University Professor of Mathematics
Carnegie Mellon University
Pittsburgh, PA, 15213, USA