L’X sous le signe du Bélier
Réflexions sur une expression polytechnicienne d’un autre temps, celui où les élèves sur la Montagne faisaient le mur : faisaient « le bêta ». Avec un saut de l’ange, à la manière d’Yves Klein ? Pascal, de sa dernière demeure à Saint-Étienne-du-Mont, devait apprécier : qui veut faire l’ange fait le bêta.
« Les polytechniciens du campus de Palaiseau n’ont plus besoin de faire le mur : ils n’ont plus de mur autour d’eux. Les polytechniciens de la Montagne-Sainte-Geneviève, eux, étaient entourés de murs et de grilles destinés à les préserver des tentations du Paris by night et du Quartier latin. Aussi, de temps en temps, faisaient-ils le mur. Et, comme l’expression leur paraissait triviale, ils appelaient cela faire le bêta. L’origine de ce mot semble remonter aux temps de l’Empire.
À cette époque, en effet, la première issue par laquelle les polytechniciens cherchèrent à quitter ou à réintégrer frauduleusement leurs quartiers fut une fenêtre de la façade du square Monge, aujourd’hui square Paul-Langevin, placée juste au-dessus d’un bélier majestueux qui était sculpté dans la pierre et qui facilitait les communications avec le sol, à condition d’avoir quelque aptitude à la varappe. De l’initiale de bélier on fit bêta, et le mot resta. » C’est ce qu’écrit Marc Défourneaux (57) dans son livre Plainte contre X, un festival d’humour en forme de souvenirs, ou plutôt un festival de souvenirs en forme d’humour.
Du bélier au bêta
Comment expliquer dans ces conditions que le mot « bêta » ne figure nulle part dans L’Argot de l’X, publié en 1894 par Albert Lévy (X1863) et Gaston Pinet (X1864), et que le mot « bélier » ne renvoie qu’à l’article sur le « Point gamma » ?
Roger Smet (X1931) comble cette lacune dans Le Nouvel Argot de l’X qu’il publie en 1936 : « Bélier, β – Autrefois s’élevait au-dessus du square Monge une magnifique tête de bélier en pierre, et la légende raconte que c’est par là que les élèves peu soucieux de passer la nuit au bunoust (Bunoust, X1886, qui commande l’École en 1921, a laissé son nom au lit individuel) s’échappaient vers d’autres plaisirs. Depuis quelques années la sympathique tête avait disparu à cause des travaux entrepris à l’École, mais M. Umbdenstock, architecte des nouveaux bâtiments, professeur d’architecture à l’École et très fana de toutes les traditions, a fait replacer la même tête à peu près à la même place qu’autrefois.
“Faire le Bélier, c’est un symbole de la résurrection du printemps.”
« La lettre grecque β étant le signe sous lequel on désigne en astro la constellation du Bélier, le mot bêta a remplacé le mot bélier dans l’argot de l’École et l’on appelle ainsi maintenant tout passage permettant de gagner l’exo autrement que par le “pique-chien” (sobriquet des sergents-majors préposés à la garde du poste d’entrée P5).
On dit “faire le bêta” pour “sortir par une voie interdite et dangereuse”, mais le commandement, qui cherche à faire disparaître le plus possible cette pratique, s’emploie de son mieux à “bocarder” les bêtas (d’après Le Nouvel Argot de l’X, le mot bocard viendrait du nom des machines destinées à extraire l’or de sa gangue terreuse, cf. Napoléon Bonaparte et sa poule aux œufs d’or, La Jaune et la Rouge, n° 764, avril 2021). Il a pris ensuite le sens particulier de fermeture, d’où le verbe. On raconte que certain géné, commandant l’École il y a peu, se faisait conduire aux “bêtas” par les caissiers, dans le but unique de vérifier s’ils n’étaient pas trop dangereux ; il ne faisait “bocarder” que ceux qui lui paraissaient tels.
« Voici en quels termes André Maurois, qui a bien des fois montré sa sympathie pour les élèves de l’École, parle du bêta dans le Carnet du Bal de l’X de 1932 : “Une cérémonie plus mystérieuse exige qu’ils essaient pendant la nuit de fuir leur territoire en escaladant la tête d’un bélier sculpté dans la grande muraille qui les entoure. Il suffit de se rappeler que le Soleil entre, au moment de l’équinoxe de printemps, dans le signe du Bélier pour comprendre le sens profond de ce rite analogue à ceux d’Osiris en Égypte et d’Adonis en Grèce. Faire le Bélier, c’est un symbole de la résurrection du printemps.” »
Du bêta au gamma
En astronomie, suivant en cela l’astronomie antique, on a baptisé « constellations » des groupes d’étoiles qui se trouvent dans une même région du ciel ; leur disposition y évoque des animaux, objets, personnages, pour ceux qui ont beaucoup d’imagination. Mais le Grand Chariot de ce qui s’appelle la Grande Ourse en Occident peut s’appeler la Louche du Nord chez les Chinois !
Les astronomes ont choisi des noms latins pour les constellations et ont assigné une lettre grecque par ordre alphabétique de brillance décroissante au sein d’une même constellation : ainsi, α Canis Majoris est l’étoile la plus brillante de la constellation du Grand Chien, aussi appelée Sirius ; de manière générale β désigne ensuite la deuxième étoile. Le Bélier, dont une tête a servi d’appui de passage aux X, a peu d’étoiles brillantes : α Arietis (génitif de Aries, le bélier en latin) et β Arietis (Hamal et Sheratan respectivement, en arabe).
« Il n’existe donc aucune raison évidente pour désigner le Bélier plus par β que par α. »
Quoi qu’affirme Le Nouvel Argot de l’X, il n’existe donc aucune raison évidente pour désigner le Bélier plus par β que par α. Sauf à considérer que l’étoile α du Bélier, premier point du Bélier, est déjà utilisée dans la cosmogonie polytechnicienne du fait que, d’une part, le point vernal (noté γ, parfois g), parfois noté point de l’équinoxe vernal ou point de l’équinoxe de printemps, ou encore point gamma, porte en astrologie le nom de « premier point du Bélier », d’après le nom de la constellation dans laquelle il se trouvait dans l’Antiquité, et, d’autre part, que l’observation de l’étoile alpha du Bélier, appelée en akkadien dil-kar, « qui annonce la lumière » et en assyrien ikû, déterminait jadis astronomiquement le commencement de l’année, riš šatti.
Quant à l’autre sens du point gamma, tournant majeur dans la vie de l’École, c’est un professeur d’astronomie, le capitaine Laussédat (X1838), qui en serait à l’origine. Il ne se passait pour ainsi dire pas de leçon sans qu’il ne fût question du point gamma par où passe la Terre à l’équinoxe de printemps. Pour tromper son ennui, Émile Lemoine (X1860) imagina en 1861 d’organiser une fête à cette occasion.
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