Bélier du square Paul Langevin

L’X sous le signe du Bélier

Dossier : ExpressionMagazine N°772 Février 2022
Par Alain BRACHON (X63)

Réflexions sur une expres­sion poly­tech­ni­cienne d’un autre temps, celui où les élèves sur la Mon­tagne fai­saient le mur : fai­saient « le bêta ». Avec un saut de l’ange, à la manière d’Yves Klein ? Pas­cal, de sa der­nière demeure à Saint-Étienne-du-Mont, devait appré­cier : qui veut faire l’ange fait le bêta.

« Les poly­tech­ni­ciens du cam­pus de Palai­seau n’ont plus besoin de faire le mur : ils n’ont plus de mur autour d’eux. Les poly­tech­ni­ciens de la Mon­tagne-Sainte-Gene­viève, eux, étaient entou­rés de murs et de grilles des­ti­nés à les pré­ser­ver des ten­ta­tions du Paris by night et du Quar­tier latin. Aus­si, de temps en temps, fai­saient-ils le mur. Et, comme l’expression leur parais­sait tri­viale, ils appe­laient cela faire le bêta. L’origine de ce mot semble remon­ter aux temps de l’Empire.

À cette époque, en effet, la pre­mière issue par laquelle les poly­tech­ni­ciens cher­chèrent à quit­ter ou à réin­té­grer frau­du­leu­se­ment leurs quar­tiers fut une fenêtre de la façade du square Monge, aujourd’hui square Paul-Lan­ge­vin, pla­cée juste au-des­sus d’un bélier majes­tueux qui était sculp­té dans la pierre et qui faci­li­tait les com­mu­ni­ca­tions avec le sol, à condi­tion d’avoir quelque apti­tude à la varappe. De l’initiale de bélier on fit bêta, et le mot res­ta. » C’est ce qu’écrit Marc Défour­neaux (57) dans son livre Plainte contre X, un fes­ti­val d’humour en forme de sou­ve­nirs, ou plu­tôt un fes­ti­val de sou­ve­nirs en forme d’humour.

Du bélier au bêta

Com­ment expli­quer dans ces condi­tions que le mot « bêta » ne figure nulle part dans L’Argot de l’X, publié en 1894 par Albert Lévy (X1863) et Gas­ton Pinet (X1864), et que le mot « bélier » ne ren­voie qu’à l’article sur le « Point gamma » ?

Roger Smet (X1931) comble cette lacune dans Le Nou­vel Argot de l’X qu’il publie en 1936 : « Bélier, β – Autre­fois s’élevait au-des­sus du square Monge une magni­fique tête de bélier en pierre, et la légende raconte que c’est par là que les élèves peu sou­cieux de pas­ser la nuit au bunoust (Bunoust, X1886, qui com­mande l’École en 1921, a lais­sé son nom au lit indi­vi­duel) s’échappaient vers d’autres plai­sirs. Depuis quelques années la sym­pa­thique tête avait dis­pa­ru à cause des tra­vaux entre­pris à l’École, mais M. Umb­den­stock, archi­tecte des nou­veaux bâti­ments, pro­fes­seur d’architecture à l’École et très fana de toutes les tra­di­tions, a fait repla­cer la même tête à peu près à la même place qu’autrefois.

“Faire le Bélier, c’est un symbole de la résurrection du printemps.”

« La lettre grecque β étant le signe sous lequel on désigne en astro la constel­la­tion du Bélier, le mot bêta a rem­pla­cé le mot bélier dans l’argot de l’École et l’on appelle ain­si main­te­nant tout pas­sage per­met­tant de gagner l’exo autre­ment que par le “pique-chien” (sobri­quet des ser­gents-majors pré­po­sés à la garde du poste d’entrée P5). 

On dit “faire le bêta” pour “sor­tir par une voie inter­dite et dan­ge­reuse”, mais le com­man­de­ment, qui cherche à faire dis­pa­raître le plus pos­sible cette pra­tique, s’emploie de son mieux à “bocar­der” les bêtas (d’après Le Nou­vel Argot de l’X, le mot bocard vien­drait du nom des machines des­ti­nées à extraire l’or de sa gangue ter­reuse, cf. Napo­léon Bona­parte et sa poule aux œufs d’or, La Jaune et la Rouge, n° 764, avril 2021). Il a pris ensuite le sens par­ti­cu­lier de fer­me­ture, d’où le verbe. On raconte que cer­tain géné, com­man­dant l’École il y a peu, se fai­sait conduire aux “bêtas” par les cais­siers, dans le but unique de véri­fier s’ils n’étaient pas trop dan­ge­reux ; il ne fai­sait “bocar­der” que ceux qui lui parais­saient tels. 

« Voi­ci en quels termes André Mau­rois, qui a bien des fois mon­tré sa sym­pa­thie pour les élèves de l’École, parle du bêta dans le Car­net du Bal de l’X de 1932 : “Une céré­mo­nie plus mys­té­rieuse exige qu’ils essaient pen­dant la nuit de fuir leur ter­ri­toire en esca­la­dant la tête d’un bélier sculp­té dans la grande muraille qui les entoure. Il suf­fit de se rap­pe­ler que le Soleil entre, au moment de l’équinoxe de prin­temps, dans le signe du Bélier pour com­prendre le sens pro­fond de ce rite ana­logue à ceux d’Osiris en Égypte et d’Adonis en Grèce. Faire le Bélier, c’est un sym­bole de la résur­rec­tion du printemps.” »

Du bêta au gamma

En astro­no­mie, sui­vant en cela l’astronomie antique, on a bap­ti­sé « constel­la­tions » des groupes d’étoiles qui se trouvent dans une même région du ciel ; leur dis­po­si­tion y évoque des ani­maux, objets, per­son­nages, pour ceux qui ont beau­coup d’imagination. Mais le Grand Cha­riot de ce qui s’appelle la Grande Ourse en Occi­dent peut s’appeler la Louche du Nord chez les Chinois !

Les astro­nomes ont choi­si des noms latins pour les constel­la­tions et ont assi­gné une lettre grecque par ordre alpha­bé­tique de brillance décrois­sante au sein d’une même constel­la­tion : ain­si, α Canis Majo­ris est l’étoile la plus brillante de la constel­la­tion du Grand Chien, aus­si appe­lée Sirius ; de manière géné­rale β désigne ensuite la deuxième étoile. Le Bélier, dont une tête a ser­vi d’appui de pas­sage aux X, a peu d’étoiles brillantes : α Arie­tis (géni­tif de Aries, le bélier en latin) et β Arie­tis (Hamal et She­ra­tan res­pec­ti­ve­ment, en arabe).

« Il n’existe donc aucune raison évidente pour désigner le Bélier plus par β que par α. »

Quoi qu’affirme Le Nou­vel Argot de l’X, il n’existe donc aucune rai­son évi­dente pour dési­gner le Bélier plus par β que par α. Sauf à consi­dé­rer que l’étoile α du Bélier, pre­mier point du Bélier, est déjà uti­li­sée dans la cos­mo­go­nie poly­tech­ni­cienne du fait que, d’une part, le point ver­nal (noté γ, par­fois g), par­fois noté point de l’équinoxe ver­nal ou point de l’équinoxe de prin­temps, ou encore point gam­ma, porte en astro­lo­gie le nom de « pre­mier point du Bélier », d’après le nom de la constel­la­tion dans laquelle il se trou­vait dans l’Antiquité, et, d’autre part, que l’observation de l’étoile alpha du Bélier, appe­lée en akka­dien dil-kar, « qui annonce la lumière » et en assy­rien ikû, déter­mi­nait jadis astro­no­mi­que­ment le com­men­ce­ment de l’année, riš šat­ti.

Quant à l’autre sens du point gam­ma, tour­nant majeur dans la vie de l’École, c’est un pro­fes­seur d’astronomie, le capi­taine Laus­sé­dat (X1838), qui en serait à l’origine. Il ne se pas­sait pour ain­si dire pas de leçon sans qu’il ne fût ques­tion du point gam­ma par où passe la Terre à l’équinoxe de prin­temps. Pour trom­per son ennui, Émile Lemoine (X1860) ima­gi­na en 1861 d’organiser une fête à cette occasion.


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