“ Ma découverte de la philosophie ”
Longtemps, j’ai eu peur de la philosophie. Quand j’étais jeune et que je faisais mes études, l’idée de devoir un jour plancher sur des sujets aussi férocement abstraits que « La cause », « La finitude » ou « Pourquoi y a‑t-il quelque chose plutôt que rien ? » me donnait des sueurs froides et me réveillait la nuit.
De surcroît, les visites guidées par mes excellents professeurs de classe préparatoire dans le palais des philosophes m’intimidaient et, à la fois, me laissaient sur ma faim. Tous ces systèmes étaient somptueux.
Mais pourquoi choisir d’habiter celui-ci plutôt que celui-là ? Quel rapport avec ma vie, ma mort, le monde dans lequel j’évoluais et même les mondes antérieurs ? J’étais fasciné par la cohérence et découragé par l’arbitraire des pensées qui défilaient devant mes yeux.
“ Longtemps, j’ai eu peur de la philosophie ”
Je me suis donc orienté vers Flaubert plutôt que vers Platon, et j’ai passé une agrégation de lettres modernes.
Et puis un jour, j’ai ouvert De la démocratie en Amérique d’Alexis de Tocqueville et j’ai lu ces quelques lignes : « Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays où on s’occupe moins de philosophie qu’aux États-Unis. Les Américains n’ont point d’école philosophique qui leur soit propre et ils s’inquiètent fort peu de toutes celles qui divisent l’Europe. Ils en savent à peine les noms.
Il est facile de voir cependant que presque tous les habitants des États-Unis dirigent leur esprit de la même manière et le conduisent d’après les mêmes règles, c’est-à-dire qu’ils possèdent, sans qu’ils se soient jamais donné la peine d’en définir les règles, une certaine méthode philosophique qui leur est commune à tous. »
Cette méthode, qui consiste à répudier l’esprit de système, à secouer le joug des habitudes, à « ne prendre la tradition que comme un renseignement » et à « chercher par soi-même et en soi seul la raison des choses », est la méthode cartésienne.
Conclusion de Tocqueville : « L’Amérique est donc l’un des pays du monde où l’on étudie le moins et où l’on suit le mieux les préceptes de Descartes. »
Ce paradoxe a été pour moi une révélation. J’ai compris que nous philosophions tous sans le savoir. J’ai réalisé que la métaphysique n’avait pas son lieu dans les hautes sphères mais qu’elle était au fondement de nos manières de penser et d’agir.
J’ai lu alors les philosophes avidement et en surmontant les obstacles techniques qui m’avaient longtemps paru infranchissables.
Parce que ces philosophes me lisaient et me permettaient, le cas échéant, d’échapper à moi-même. De cette découverte, survenue tard dans mon existence, j’ai voulu, avec plus ou moins de bonheur, faire bénéficier mes élèves de Polytechnique pendant un quart de siècle à Palaiseau, alors qu’ils avaient la vie devant eux.