MacroPsychanalyse
Il n’est pas fréquent que deux X économistes s’aventurent sur le terrain de la psychanalyse. C’est pourtant ce que viennent de faire Vivien Lévy-Garboua, venu du corps des Mines et banquier, et Gérard Maarek, ancien administrateur de l’INSEE. Les deux compères avaient déjà publié ensemble en 1985 un livre stimulant La dette, le boom et la crise.
Voir les polytechniciens sortir de leur domaine est toujours sympathique, mais souvent peu rassurant. Tel n’est pas le cas ici : les deux auteurs se sont donné la peine de connaître tous les textes essentiels et de soumettre leur manuscrit à un éventail de lecteurs.
Le titre de l’ouvrage ? MacroPsychanalyse avec un sous-titre ambigu L’économie de l’inconscient.
Vivien Lévy-Garboua et Gérard Maarek partent du constat, difficilement contestable, que les sciences de l’homme offrent aujourd’hui un panorama chaotique.
Chaotique certes, mais prometteur. La science économique se nourrit encore du modèle de l’optimisation de l’utilité sous contraintes, mais depuis Herbert Simon a recours de plus en plus, dans une approche évolutionniste, à des représentations de rationalité procédurale intégrant anticipations, apprentissages et adaptations. Les progrès spectaculaires des neurosciences offrent des analyses sérieuses de la genèse des émotions, du fonctionnement de la mémoire, des processus intellectuels. Et la psychanalyse qui s’est sensiblement enrichie depuis Sigmund Freud a développé une métapsychologie qui permet d’interpréter de nombreuses observations individuelles. Le chaos annonce donc à mon avis une convergence créatrice. Le livre de Vivien Lévy-Garboua est une contribution à cette convergence.
Mais sa segmentation en trois parties : l’individu, le groupe et les études de cas est la marque de la dualité d’objectifs, ce que le titre laissait pressentir.
La première partie ne relève pas à proprement parler de macropsychanalyse. Elle intéressera surtout les économistes. Pour mettre en appétit le lecteur, j’en retiendrai deux messages :
1) un exposé très clair de la métapsychologie de Freud, des diverses topiques qu’il introduit et de l’éclairage qu’apportent à ce sujet les neurosciences ;
2) un essai d’introduction de concepts psychanalytiques pour approfondir des problèmes économiques classiques comme le dilemme du prisonnier.
Les auteurs franchissent ensuite le passage de la psychanalyse individuelle à ce qu’ils appellent la macropsychanalyse et qui concerne les groupes structurés. Freud s’était aventuré sur ce terrain, mais ses textes, célèbres et profonds, ont à cet égard beaucoup vieilli, et périodiquement des psychanalystes ont souligné que des institutions pouvaient être psychologiquement malades comme des individus. Vivien Lévy-Garboua et Gérard Maarek s’attaquent donc à un domaine essentiel. Leur livre fourmille d’idées, de propositions, de pistes qui seront, je l’espère, développées et amplifiées, tant leur contenu est presque trop riche.
L’hypothèse de travail est que les groupes structurés sont dotés d’un psychisme collectif qui est lui-même « l’assemblage d’instances fonctionnelles qui coopèrent ou se combattent selon les circonstances ». De l’étude de ce psychisme, de son fonctionnement normal et de ses pathologies (névroses, psychoses, troubles de l’identité et de la communication) sont déduites d’intéressantes propositions impossibles à résumer car elles sont en elles-mêmes très synthétiques.
Aussi me limiterai-je à présenter un élément qui, me semble-t-il, peut donner goût de lire ce livre. L’introduction, pour chaque groupe structuré, de quatre instances (au sens métapsychologique) :
• le producteur qui met en œuvre les programmes techniques assignés au groupe,
• le professeur qui initie les membres aux tâches qui leur sont dévolues,
• le prince qui gouverne et régule les programmes techniques qui incombent au producteur,
• le prêtre qui affiche un système de valeurs et s’efforce de l’inculquer à tous les membres.
Quiconque a l’expérience d’une entreprise peut avoir l’intuition de la signification et du rôle de ces quatre instances.
Faciles à lire, mais me semble-t-il, moins originales, les six études de cas de la troisième partie (portrait de familles, l’entreprise en analyse, le management au risque de la psychanalyse, études cliniques, la fin des empires, la modernité) ont le mérite de montrer que la macropsychanalyse peut associer à ses développements théoriques une analyse pertinente de situations collectives concrètes.
Poignée de grains semés, bouteille à la mer, cri dans le vent, l’avenir décidera ce qu’il adviendra de ce livre, mais les auteurs ont eu raison de se lancer dans cette recherche.