Magasin de porcelaine
Le deuxième prix littéraire d’X-Auteurs est attribué à Marie CORBIN
Sa main s’est détachée. Maman git au sol. Elle crie, elle crie et moi je la vois à mes pieds et ma main ballante. Ma main sans sa main, sa main sans la mienne et celles de cette femme agrippées aux cheveux de Maman. Elle la frappe. Elle y mêle ses mains, ses pieds, sa voix et me laisse là la main pendante. En pleine rue, en pleine journée, en pleine enfance, un magasin de porcelaine est né dans mon cœur.
Une hystérique. Elle s’est jetée à la tête de Maman. Elle l’a sauvagement agressée. Finalement, ça aurait presque pu être drôle ou insolite. Maman a eu très peur, d’ailleurs, elle en parle encore. Moi, je n’ai pas eu peur. J’ai compris. De cette compréhension instinctive dont seuls les enfants sont capables.
Maman était là et me tenait la main fermement. On marchait dans la rue, dans cette ville de province où tout semble être parfaitement à sa place. La boulangerie, l’école, le bureau de Papa, le magasin de Nicole. Et les mères qui tiennent la main de leurs petites filles. Quelque chose s’est produit. Un événement, un incident, anodin en somme. La chaîne de la causalité universelle s’est rompue sous mes yeux. Un grain de sable dans la mécanique bien huilée du monde, des villes de province et des mères qui se promènent avec leurs petites filles. Maman au sol, car cette dame inconnue, insignifiante et anonyme l’a poussée. Cette dame a marché dans la rue comme nous, dans cette même ville où tout est à sa place.
Mais c’est une folle, comme les fous que l’on imagine dans les asiles, qui parlent tout seul, qui mangent les plantes ou se prennent pour Jésus. La mécanique s’est enrayée. Une donnée exogène s’est insérée dans le circuit des causes et des conséquences.
Maman est la première figurine de mon magasin de porcelaine.
Quand je lui répétais, avec une gravité imperturbable, » J’ai un magasin de porcelaine « , elle riait. Mais je sais qu’elle avait peur. Peur que la petite fille à la main ballante ne souffre d’un traumatisme irréversible. Elle avait tort, j’avais juste compris.
Plus tard, c’est à toi que j’ai présenté mon magasin de porcelaine. Tu as trouvé ça beau, émouvant, subtil. Tu as trouvé ça d’une poésie rare. Tu ne savais pas encore que tu étais un membre éminent de ma boutique. Je suis sûre qu’au fond tu trouvais ça bizarre. Cette idée obsédante et cette manie d’acheter ici et là des figurines de porcelaine, moches, inutiles, ridicules. Si seulement, tu étais là pour voir à quel point j’avais raison. Tu es la preuve de ma perspicacité. Maman est entrée la première dans mon magasin. Alors, j’y ai mis Papa. C’est normal. Puis j’y ai mis mon lapin en peluche, ma sœur, mon frère, Grand-mère, Grand-père.
Plus tard, il y a eu des figurines inédites : un joueur de tennis, une chanteuse et puis un amour dévastateur de quatrième. J’ai grandi et les enfants de Somalie y sont entrés, les pauvres, les malades et les vieux. Toi, tu as une place unique dans mon magasin. Tu es en cristal. Le grand luxe, au milieu de cette plèbe de porcelaine. Tous les jours, mon magasin de porcelaine évolue.
Le jour de l’ouverture, Maman a été ébréchée. Quelques années plus tard, il a fallu enlever quelque chose de la tête de Papa. Quelques grammes de porcelaine ont disparu. Tonton a quitté le magasin. Brutalement, un jour de décembre. Il est tombé de l’étagère. Des miettes. Un jour, j’ai fait l’inventaire. Mon magasin avait vieilli. Malgré mon dévouement, maman était ébréchée, Papa percé, ma sœur rayée, mon frère un peu terne et tonton disparu. Tu es entré dans mon magasin et je me suis promis de t’épargner ce triste sort. J’ai mis un morceau de soie sur ta figurine. Je t’ai mis dans une boîte, toi qui es en cristal. Tu en es sorti bien vite.
Et voilà le résultat. Tu es une enveloppe de cristal. Vide. Moi, je veille sur les figurines. Je les soigne quand elles ont mal. Parfois, je suis en colère, je hurle et ma voix les ébranle. Je les laisse ternir sous la poussière. Je les griffe et elles s’ébrèchent. Mais, ne t’inquiète pas, elles me rendent bien la pareille. Quand tonton est tombé, j’ai essayé de le rattraper et il a failli m’entraîner dans sa chute. Je m’en suis bien sortie. J’ai perdu un morceau, mais seulement un morceau. Pas si grave.
Tu vois, j’avais raison. J’avais bien compris. Quand maman a été ébréchée, j’ai su qu’il fallait que je veille. Je veille et mes figurines continuent à se délabrer. Elles sont touchées par ci, par là malgré mon attention sans faille. Tu trouvais ça beau, toi, un magasin qui a traversé les années, comme un visage ridé. Tu disais que c’était la vie. Et que maman était plus belle ébréchée, Papa plus serein avec un morceau de tête en moins et Tonton plus léger sans le poids de sa figurine. C’est malin. Tu crois que tu es plus beau comme ça ? Plus serein ? Plus léger ?
Je peux mettre la clé sous la porte. Tu gis sur ce lit et je m’efforce de détacher ce moment de tous les autres. De tous ceux qui sont venus avant, de tous ceux, qui viendront après, ou ne viendront pas. Ou ne viendront pas. Je ne te félicite pas. Tu trouves ça intelligent, toi, de lancer de tels défis au temps ? Tu t’endors comme ça, tu fais disparaître le présent et tu ne donnes aucune certitude au futur. Tu t’es endormi dans un intervalle semi-ouvert, comme un défi à l’arithmétique. Je dirai plutôt semi-fermé. Tu dirais sûrement avec un air narquois que c’est la même chose. Semi-ouvert, semi-fermé. Semi-ouvert, on attend la fermeture, semi-fermé on attend l’ouverture. Le temps s’est arrêté pour toi. Pas pour moi. Comme c’est bizarre.
Je ne t’ai jamais raconté la façon sauvage qu’a l’adversité de s’engouffrer sans prévenir dans mon magasin de porcelaine. Maintenant tu sais. Elle est entrée chez moi la semaine dernière et t’a enlevé. D’habitude, elle ébrèche ou elle réduit en poussière. Mais toi, tu es en cristal, elle a eu pitié. Elle n’a pas voulu laisser de trace, elle a aspiré discrètement, insidieusement le plus pur de ta matière. Je ne t’ai pas dit car je n’ai jamais trouvé le moyen de filer la métaphore aussi loin.
Parce que mon magasin est un espace bien clos et que ce qui se produit avant l’entrée ou après la sortie du magasin n’a pas la poésie de la porcelaine. Je n’ai pas pu parler même à toi. Je t’ai dit Maman dans la rue. Papa à l’hôpital, Tonton sur la route, je n’ai pas pu. Ce n’est plus le moment. Je ne crois pas que tu m’entendes. Je ne veux pas te parler pendant des heures comme ils font tous. Tu es endormi profondément. Je ne troublerai pas ce sommeil mystérieux. Si tu reviens, je te dirai, c’est promis.
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