Magie de la musique tonale occidentale
And when the admiring circle mark
The paleness of thy face,
A half-formed tear, a transient spark
Of melancholy grace…
Lord Byron, Stanzas composed during a Thunderstorm
Vous écoutez une œuvre de John Dowland, de Brahms, de Debussy, de Duke Ellington que vous n’avez peut-être jamais entendue auparavant ; et vous êtes touché, peut-être ému : ce langage vous parle, vous êtes en terrain familier.
En revanche, écoutez une musique dodécaphonique, ou même une pièce tonale relevant d’une autre civilisation, par exemple un gamelan de Bali, un raga de l’Inde du sud, une musique gnawa du Maroc, vous serez au mieux intéressé, mais l’émotion sera absente, tout comme si vous lisiez un poème écrit dans une langue que vous ne comprenez pas.
C’est que, depuis toujours, votre oreille et votre cerveau ont été formés à la musique tonale que l’on pratique dans le monde occidental, celle, peut-être, que votre mère vous chantait pour vous endormir. Cette musique a même assimilé, au fil du temps, d’autres musiques tonales voisines, comme le flamenco ou la musique tzigane. Mais, quand une œuvre vous transporte en état de grâce, c’est bien de la musique de la vieille Europe judéo-chrétienne qu’il s’agit.
Jean Rondeau, Melancholy Grace
Sous ce titre, le claveciniste Jean Rondeau nous invite à explorer avec lui des pièces des XVIe et XVIIe siècles, liées pour la plupart par leur évocation d’une chanson de John Dowland qui parcourut l’Europe à l’époque, Flow my tears. Ce parcours, qui nous conduit de Frescobaldi à Sweelinck en passant par Picchi, Storace, Scheidemann, Gibbons, Valente, John Bull, est en réalité une ‑illustration d’un ambitieux et fascinant ‑développement, qui figure sur le livret du disque, sur la théorie musicale (tempéraments, chromatisme…), la facture des ‑instruments, les rapports à la philosophie, la danse, la poésie, le temps… C’est une musique austère et mélancolique, qui mérite la découverte et l’approfondissement.
1 CD ERATO
András Schiff – Les deux concertos de Brahms
On connaît bien le grand pianiste András Schiff, merveilleux interprète de Bach et Beethoven. Pratiquant depuis l’adolescence les deux concertos de Brahms, il a eu l’idée de les dépoussiérer et de les restituer tels que Brahms les a conçus. Tout d’abord, il a choisi un grand Blüthner de 1859, à cordes parallèles et non croisées et au mécanisme antérieur à l’échappement libre de Steinway : son cristallin, basses modérées. Ensuite, il a fait le choix d’un orchestre, l’Orchestra of the Age of Enlightenment d’un effectif réduit – une cinquantaine de musiciens – et aux cordes en boyau, tel que cela se pratiquait à l’époque de Brahms. Le résultat est
saisissant et présente ces deux monuments du concerto romantique comme des pièces proches de la musique de chambre. Un très intéressant livret accompagne les deux disques.
2 CD ECM
Deux concertos de Schumann
À la différence de son Concerto pour piano, les Concertos pour violon et pour violoncelle de Schumann sont assez peu joués. Le ‑violoniste Gilles Colliard a eu l’idée, semblable à celle de Schiff, d’en alléger l’orchestration avec un arrangement pour cordes uniquement et un effectif très réduit, une douzaine de musiciens de l’Orchestre de chambre de Toulouse. Il est lui-même le soliste du Concerto pour violon, tandis que l’interprète du Concerto pour violoncelle est Nadège Rochat. Ces deux œuvres apparaissent ainsi comme des pièces proches d’un octuor et font ressortir l’instrument soliste sans que celui-ci ait besoin de forcer le son. Et, au prix de cette petite infidélité, on redécouvre deux Concertos empreints de cette ‑mélancolie typiquement schumanienne, mélancolie dont Victor Hugo a écrit, dans Les Travailleurs de la mer, qu’elle est « le bonheur d’être triste ».
1 CD KLARTHE