Maîtriser les noyaux et les pépins

Dossier : Environnement : comprendre et agirMagazine N°637 Septembre 2008
Par Marcel BOÎTEUX

Pré­pa­ra­tion, capa­ci­té d’or­ga­ni­sa­tion, rapi­di­té d’a­dap­ta­tion, sou­tien moral, fier­té de réus­sir ont fait un suc­cès du pro­gramme nucléaire fran­çais. Com­ment la France a‑t-elle mis à son ser­vice des mil­liards de noyaux fis­siles sans subir trop de » pépins » ?


Ci-des­sus : Cen­trale de Nogent-sur-Seine.


Hom­mage aux anciens d’a­bord. Si le CEA n’a­vait pas été créé dans les pre­mières années d’a­près-guerre, s’il n’a­vait pas dès cette époque posé les linéa­ments d’une poli­tique du com­bus­tible – de la mine d’u­ra­nium au retrai­te­ment des déchets – s’il ne s’é­tait pas fait les dents, puis les nôtres, sur les pre­miers réac­teurs de Mar­coule sui­vis des aven­tures (pas tout à fait glo­rieuses) des réac­teurs EDF I, II et III, si tout cela n’a­vait pré­cé­dé, la suite n’au­rait pas été pos­sible. Plus tard, le chan­ge­ment de filière (du gaz-gra­phite, dit fran­çais, au réac­teur à eau pres­su­ri­sée, dit amé­ri­cain à l’é­poque) a été une arti­cu­la­tion essen­tielle de la poli­tique nucléaire fran­çaise. EDF mili­tait fran­che­ment pour – mais pas una­ni­me­ment -, et le CEA n’é­tait pas majo­ri­tai­re­ment contre, quoi qu’on ait dit. En tout cas, ce fut le bon choix. Aus­si quelques réac­teurs à eau pres­su­ri­sée étaient-ils déjà en construc­tion avan­cée, et d’autres s’es­quis­saient avec la col­la­bo­ra­tion com­pé­tente et cou­ra­geuse de Fra­ma­tome – le risque finan­cier était grand – lors­qu’a écla­té la crise du pétrole fin 1973.

Une France préparée et déterminée

Ain­si, pre­mier fac­teur de la réus­site, la France était pré­pa­rée. Direc­teur de l’é­qui­pe­ment et chef d’or­chestre res­pon­sable pour EDF, Michel Hug avait même com­men­cé, en pré­vi­sion de pro­grammes accrus, à ren­for­cer le réseau des sous-trai­tances auquel il allait fal­loir s’a­dres­ser pour faire face. Le fait est, en tout cas, que les indus­triels fran­çais ont été presque tous à la hau­teur, ces indus­triels sans qui, là aus­si, rien n’eût été possible.

Un client averti
Autre fac­teur de suc­cès, spé­ci­fique au cas fran­çais, c’est le client lui-même – EDF en l’oc­cur­rence – qui est son propre archi­tecte indus­triel et assure l’in­gé­nie­rie géné­rale, et non un archi­tecte auto­nome comme aux États-Unis, ou le four­nis­seur de chau­dière nucléaire lui-même comme en Alle­magne. Ain­si, la Mai­son EDF sait-elle le pour­quoi, le com­ment… et peut-elle dis­cu­ter les coûts en connais­sance de cause. De plus, elle est mieux armée pour trans­for­mer en quelques années une impres­sion­nante cohorte d’é­tu­diants et d’in­gé­nieurs des cen­trales ther­miques clas­siques en exploi­tants de cen­trales nucléaires – ce qui fut aus­si un joli tour de force.

Deuxième fac­teur de réus­site, la déci­sion poli­tique excep­tion­nelle, et méri­toi­re­ment durable, du gou­ver­ne­ment. Bien conseillé sans doute, mais déter­mi­né, le Pre­mier ministre Pierre Mess­mer décide, dès la mi-décembre 1973 (déci­sion offi­cia­li­sée en mars 1974), d’un chan­ge­ment de rythme face à la crise du pétrole : on passe de un à six réac­teurs nucléaires par an ! Avec un pareil hori­zon de pro­gramme, l’in­dus­trie fran­çaise peut s’or­ga­ni­ser en toute cer­ti­tude sur un nou­veau palier. À cet effet de pla­ni­fi­ca­tion va s’a­jou­ter un effet de série : mal­gré contes­ta­tions et reproches vio­lents allant jus­qu’en haut lieu, EDF s’en­tête à exi­ger une longue série de réac­teurs tous qua­si iden­tiques, les idées nou­velles et géniales du four­nis­seur (ou du maître d’oeuvre) étant soi­gneu­se­ment ran­gées dans des che­mises à exploi­ter plus tard. Pour pré­ser­ver cet effet de série, Michel Hug doit, de son côté, réor­ga­ni­ser sa propre direc­tion, qui était jusque-là une sorte de fédé­ra­tion de direc­tions régio­nales très auto­nomes (une fois prise la déci­sion de construire tel ouvrage, la direc­tion régio­nale dési­gnée fai­sait au mieux, avec ses méthodes et ses tra­di­tions). Il faut main­te­nant cas­ser les tra­di­tions des baron­nies sans démo­ti­ver les barons : chaque direc­teur régio­nal va avoir la res­pon­sa­bi­li­té noble de l’in­gé­nie­rie d’une par­tie de l’en­semble – l’un conçoit la chau­dière nucléaire, l’autre la salle des machines, le troi­sième le » contrôle-com­mande « , etc., et, le moment venu, le rôle du direc­teur res­pon­sable de chaque réa­li­sa­tion sur place sera alors de ras­sem­bler ces autres dos­siers d’in­gé­nie­rie autour du sien, et d’a­dap­ter le tout au ter­rain. Enfin, der­nier fac­teur de suc­cès, encore propre à la France. Dans un cli­mat de contes­ta­tion par­fois extrê­me­ment violent, le com­man­de­ment – l’É­tat en l’oc­cur­rence – réus­sit à res­ter ferme et le fan­tas­sin EDF, qui se bat sur le ter­rain, fait face sans fai­blesse. À l’é­tran­ger, l’ap­pa­reil indus­triel a fini par flan­cher. En France, la grande famille EDF, cible des quo­li­bets, des injures et des atten­tats, a tenu.

Les fourmis au secours des cigales

Pré­pa­ra­tion, capa­ci­té d’or­ga­ni­sa­tion, rapi­di­té d’a­dap­ta­tion, sou­tien moral, fier­té de réus­sir (mal­gré des erreurs, certes – nul n’est par­fait !), le pro­gramme nucléaire fran­çais a été un succès.

Cas­ser les tra­di­tions des baron­nies sans démo­ti­ver les barons

Il rap­porte aujourd’­hui à la France une copieuse rente – la rente nucléaire – que tout le monde se dis­pute : faut-il comme aujourd’­hui la rendre aux » abon­nés » sous forme de prix régu­lés, en pié­ti­nant le jeu des mar­chés et les espoirs des concur­rents ? ou voir plus grand ? Puisque, à tort ou à rai­son, le choix de la concur­rence a été fait, je serais plu­tôt ten­té, pour ma part, d’en reve­nir à la dis­ci­pline des mar­chés, de lais­ser les déten­teurs de cen­trales nucléaires encais­ser la rente qui en résulte et, pour ce qui est de l’É­tat – prin­ci­pal pro­prié­taire d’EDF – d’af­fec­ter la par­tie mobi­li­sable de cette rente à un grand pro­gramme social, le sau­ve­tage des retraites par exemple : n’y aurait-il pas quelque chose de gran­diose à voir les four­mis aus­tères et beso­gneuses des » trente glo­rieuses « , qui ont fait la poli­tique nucléaire de la France, secou­rir les cigales libé­rées et anti­nu­cléaires du baby-boom, dont l’en­det­te­ment col­lec­tif mine aujourd’­hui les bases mêmes de leur retraite et l’a­ve­nir de leurs enfants ?

Poster un commentaire