Maîtriser les noyaux et les pépins
Préparation, capacité d’organisation, rapidité d’adaptation, soutien moral, fierté de réussir ont fait un succès du programme nucléaire français. Comment la France a‑t-elle mis à son service des milliards de noyaux fissiles sans subir trop de » pépins » ?
Ci-dessus : Centrale de Nogent-sur-Seine.
Hommage aux anciens d’abord. Si le CEA n’avait pas été créé dans les premières années d’après-guerre, s’il n’avait pas dès cette époque posé les linéaments d’une politique du combustible – de la mine d’uranium au retraitement des déchets – s’il ne s’était pas fait les dents, puis les nôtres, sur les premiers réacteurs de Marcoule suivis des aventures (pas tout à fait glorieuses) des réacteurs EDF I, II et III, si tout cela n’avait précédé, la suite n’aurait pas été possible. Plus tard, le changement de filière (du gaz-graphite, dit français, au réacteur à eau pressurisée, dit américain à l’époque) a été une articulation essentielle de la politique nucléaire française. EDF militait franchement pour – mais pas unanimement -, et le CEA n’était pas majoritairement contre, quoi qu’on ait dit. En tout cas, ce fut le bon choix. Aussi quelques réacteurs à eau pressurisée étaient-ils déjà en construction avancée, et d’autres s’esquissaient avec la collaboration compétente et courageuse de Framatome – le risque financier était grand – lorsqu’a éclaté la crise du pétrole fin 1973.
Une France préparée et déterminée
Ainsi, premier facteur de la réussite, la France était préparée. Directeur de l’équipement et chef d’orchestre responsable pour EDF, Michel Hug avait même commencé, en prévision de programmes accrus, à renforcer le réseau des sous-traitances auquel il allait falloir s’adresser pour faire face. Le fait est, en tout cas, que les industriels français ont été presque tous à la hauteur, ces industriels sans qui, là aussi, rien n’eût été possible.
Un client averti
Autre facteur de succès, spécifique au cas français, c’est le client lui-même – EDF en l’occurrence – qui est son propre architecte industriel et assure l’ingénierie générale, et non un architecte autonome comme aux États-Unis, ou le fournisseur de chaudière nucléaire lui-même comme en Allemagne. Ainsi, la Maison EDF sait-elle le pourquoi, le comment… et peut-elle discuter les coûts en connaissance de cause. De plus, elle est mieux armée pour transformer en quelques années une impressionnante cohorte d’étudiants et d’ingénieurs des centrales thermiques classiques en exploitants de centrales nucléaires – ce qui fut aussi un joli tour de force.
Deuxième facteur de réussite, la décision politique exceptionnelle, et méritoirement durable, du gouvernement. Bien conseillé sans doute, mais déterminé, le Premier ministre Pierre Messmer décide, dès la mi-décembre 1973 (décision officialisée en mars 1974), d’un changement de rythme face à la crise du pétrole : on passe de un à six réacteurs nucléaires par an ! Avec un pareil horizon de programme, l’industrie française peut s’organiser en toute certitude sur un nouveau palier. À cet effet de planification va s’ajouter un effet de série : malgré contestations et reproches violents allant jusqu’en haut lieu, EDF s’entête à exiger une longue série de réacteurs tous quasi identiques, les idées nouvelles et géniales du fournisseur (ou du maître d’oeuvre) étant soigneusement rangées dans des chemises à exploiter plus tard. Pour préserver cet effet de série, Michel Hug doit, de son côté, réorganiser sa propre direction, qui était jusque-là une sorte de fédération de directions régionales très autonomes (une fois prise la décision de construire tel ouvrage, la direction régionale désignée faisait au mieux, avec ses méthodes et ses traditions). Il faut maintenant casser les traditions des baronnies sans démotiver les barons : chaque directeur régional va avoir la responsabilité noble de l’ingénierie d’une partie de l’ensemble – l’un conçoit la chaudière nucléaire, l’autre la salle des machines, le troisième le » contrôle-commande « , etc., et, le moment venu, le rôle du directeur responsable de chaque réalisation sur place sera alors de rassembler ces autres dossiers d’ingénierie autour du sien, et d’adapter le tout au terrain. Enfin, dernier facteur de succès, encore propre à la France. Dans un climat de contestation parfois extrêmement violent, le commandement – l’État en l’occurrence – réussit à rester ferme et le fantassin EDF, qui se bat sur le terrain, fait face sans faiblesse. À l’étranger, l’appareil industriel a fini par flancher. En France, la grande famille EDF, cible des quolibets, des injures et des attentats, a tenu.
Les fourmis au secours des cigales
Préparation, capacité d’organisation, rapidité d’adaptation, soutien moral, fierté de réussir (malgré des erreurs, certes – nul n’est parfait !), le programme nucléaire français a été un succès.
Casser les traditions des baronnies sans démotiver les barons
Il rapporte aujourd’hui à la France une copieuse rente – la rente nucléaire – que tout le monde se dispute : faut-il comme aujourd’hui la rendre aux » abonnés » sous forme de prix régulés, en piétinant le jeu des marchés et les espoirs des concurrents ? ou voir plus grand ? Puisque, à tort ou à raison, le choix de la concurrence a été fait, je serais plutôt tenté, pour ma part, d’en revenir à la discipline des marchés, de laisser les détenteurs de centrales nucléaires encaisser la rente qui en résulte et, pour ce qui est de l’État – principal propriétaire d’EDF – d’affecter la partie mobilisable de cette rente à un grand programme social, le sauvetage des retraites par exemple : n’y aurait-il pas quelque chose de grandiose à voir les fourmis austères et besogneuses des » trente glorieuses « , qui ont fait la politique nucléaire de la France, secourir les cigales libérées et antinucléaires du baby-boom, dont l’endettement collectif mine aujourd’hui les bases mêmes de leur retraite et l’avenir de leurs enfants ?