Maîtriser mieux ces réseaux urbains qui nous gouvernent encore
La ville est donc un phénomène que ne caractérisent ni la morphologie ni la taille ni même les fonctions mais plutôt les relations sociales et une certaine concentration qui obligent à résoudre nombre de problèmes de la vie en société par des solutions collectives.
Pour ma part, je m’intéresse depuis fort longtemps au génie urbain, c’est-à-dire aux réseaux techniques urbains, qui me paraissent constituer une réponse caractéristique à nombre de grandes questions que soulève le phénomène urbain. La diffusion de ces réseaux vers les zones rurales est d’ailleurs la manifestation d’une forme d’urbanisation ou de périurbanisation des campagnes, rendue possible par la motorisation.
En juin 1996, dans un rapport au ministre de l’Équipement, du Logement, de l’Aménagement du territoire et des Transports (Le Génie urbain, La Documentation française), je m’étais efforcé de donner une définition de cette notion :
» Le génie urbain, c’est l’art de concevoir, de réaliser et de gérer les réseaux techniques (ou physiques) urbains. Le terme de réseau ayant ici une double signification :
- réseau-support écoulant des flux physiques, le support matériel étant continu ou discontinu,
- service-réseau assurant une fonction de mise en relation physique et sociale des éléments localisés du système urbain. »
Cette définition restreint bien sûr le champ par rapport à une définition large et tautologique, du type » le génie urbain c’est l’ingénierie urbaine « , simple partie du génie civil (« L’art de la construction »). Mon approche systémique met l’accent sur la dimension spatiale ou territoriale des dispositifs techniques urbains (ce sont des réseaux étroitement liés aux questions d’aménagement urbain) mais également sur les services offerts et sur une dimension socioéconomique, socioculturelle et les liens avec la gestion et la politique urbaine dans son ensemble.
Le lien entre cette approche conceptuelle plus rigoureuse et la définition de la ville de Jean-Louis Huot est frappant, à condition de se souvenir que les réseaux techniques urbains ne sont qu’un des aspects du système urbain, au demeurant essentiel, puisque conditionnant la vie urbaine mais que cela n’épuise pas bien sûr toutes les autres dimensions, notamment urbanistiques, sociales ou culturelles du phénomène urbain.
Si l’on veut bien admettre aussi que la ville forme un système complexe ouvert, alors les réseaux, qui constituent la forme naturelle de l’inscription d’un système dans un territoire, en sont-ils la manifestation la plus caractéristique. C’est une banalité aujourd’hui d’évoquer les réseaux, ce l’était un peu moins il y a quinze ans.
En outre, si l’on reconnaît que le système urbain implique des réponses collectives à certains besoins humains ou sociaux vitaux, il est logique de voir apparaître des » services publics » organisés en réseaux au fur et à mesure du développement de l’urbanisation et de la civilisation urbaine.
Quels sont les besoins essentiels et les fonctions vitales satisfaits par des services publics urbains organisés en réseaux ?
Avant toute chose il faut se nourrir et la ville, sauf à la marge, ne répond pas sur son sol aux besoins de cette nature et doit donc stocker et transformer des produits venus de la campagne proche ou de zones agricoles plus lointaines dégageant des surplus.
La Tripolitaine était le grenier à blé de Rome qui avait confié à un préfet la responsabilité de l’approvisionnement de la ville et de la nourriture de la plèbe (Du pain et des jeux : » Panem et circenses »).
Aujourd’hui la nourriture de la population se fait par les mécanismes de marché grâce au système de transport et de stockage, à l’exclusion sans doute de l’aide alimentaire du type » Restaurants du cœur « . En toute hypothèse, l’organisation logistique correspondante est directement liée aux réseaux de transport de stockage et de distribution, pas spécifiquement urbains pour une large part.
Par contre, une nécessité vitale, c’est l’eau et, plus généralement, la maîtrise du cycle de l’eau en ville pour différentes fonctions (boire, se laver, laver, arroser…). Les réponses se sont progressivement sophistiquées : bornes-fontaines à partir de sources ou d’aqueducs puis desserte de chaque immeuble par l’eau courante sous pression et, parallèlement, solutions pour évacuer les eaux pluviales (trottoirs, caniveaux, etc.) et les eaux usées vers les cours d’eau (égouts) avec ou sans traitement. Les Romains disposaient déjà d’égouts (cloaca maxima) et d’un système exceptionnel d’aqueducs, de thermes et de fontaines géré par le préfet des eaux (Frontin en fut le plus connu).
Les réponses apportées en ville sont manifestement d’une autre nature qu’à la campagne et adoptent la forme réseau.
La dimension écologique du problème rend cette question beaucoup plus complexe qu’au temps de Frontin ou même de Belgrand qui avait résolu à Paris des problèmes déjà forts lourds.
Le vocabulaire de » l’hygiène publique » est apparu bien avant celui des pollutions ou de l’écologie avec la nécessité de maîtriser les rejets vers les milieux naturels. Les questions de santé publique liées à la qualité de l’eau restent malheureusement mal résolues dans beaucoup de villes et de mégalopoles des pays en développement.
Récupération du verre PHOTO A.T.
Le développement de la vie urbaine produit de plus en plus de déchets ménagers ou industriels dont l’essentiel était autrefois recyclé, le solde étant transporté dans des décharges, des » voiries « , disait-on alors, à moins d’être simplement jeté dans les cours d’eau.
Collecter et traiter les déchets est une fonction organisée en réseaux que les réglementations européennes et françaises récentes rendent plus exigeante et plus coûteuse, malgré le tri sélectif en cours de généralisation.
Une autre fonction vitale consiste à se déplacer et à transporter des biens ou des marchandises pour les transformer, les échanger et les consommer. Cela nécessite d’organiser l’espace urbain avec une trame viaire plus dense et plus aménagée que les chemins ruraux ou les routes, et de distinguer clairement l’espace public, fait de rues et de places, le domaine public, de l’espace privé.
Par construction, l’ensemble de ces rues et de ces places forme un réseau connexe, en général le réseau qui accueille la plupart des autres réseaux, le » réseau des réseaux urbains « . Il supporte la circulation des piétons et des modes de transport urbain, individuels ou collectifs, à l’exception des réseaux spécialisés (métros, trains…).
La fondation d’une ville passait autrefois par sa délimitation (avec une charrue), par le tracé des deux axes majeurs (cardo et decumanus chez les Romains) et la localisation du forum ou de l’agora et des principaux bâtiments publics civils ou religieux. L’ensemble de cette opération revêtait une dimension sacrée très marquée.
Le lotissement, la cadastration en îlots puis en parcelles permettait ensuite le développement urbain, les bâtiments publics ou privés étant desservis par les réseaux.
La question des déplacements, de la circulation, des transports et du stationnement est donc celle qui est la plus étroitement liée à l’urbanisme et qui le conditionne largement en retour.
Les temps passés par les habitants d’une agglomération urbaine en déplacements quotidiens sont étonnamment constants à travers les décennies (loi de ZIV). Tout accroissement de la distance parcourue durant cette constante de temps, grâce à des technologies nouvelles, permet donc l’extension urbaine vers les faubourgs, les banlieues puis la périurbanisation.
L’extension d’une agglomération, la valeur du temps et du sol sont ainsi étroitement corrélées.
Disposer de l’énergie en ville pour cuire, chauffer, éclairer et aujourd’hui alimenter la plupart des appareils (électro) ménagers, notamment les congélateurs, et audiovisuels, est aujourd’hui devenu vital au point qu’il apparaît difficile de couper l’électricité aux ménages en difficulté et que les tempêtes de fin décembre 1999 ont montré notre dépendance totale vis-à-vis de l’électricité, y compris pour avoir de l’eau ou faire circuler les métros. Si la production d’énergie n’est plus urbaine, sauf pour le chauffage urbain, et si les réseaux de transport d’énergie électrique (haute et moyenne tension) et les oléoducs ou les gazoducs (gaz naturel) ne sont plus urbains non plus, il n’en reste pas moins que la distribution collective des énergies correspondantes fait clairement partie des réseaux urbains et dépend d’ailleurs de la responsabilité des collectivités locales, même si les grands distributeurs nationaux ont eu tendance à l’oublier.
Les derniers réseaux apparus concernent les supports de communication et, notamment les réseaux téléphoniques ou radiotéléphoniques (boucle locale), les réseaux câblés ainsi que l’utilisation des ondes électromagnétiques (radios et télévisions locales) pour transmettre des informations. Ils sont continus ou pas, interactifs ou pas. Certes, ils ne sont pas tous caractéristiques de la ville ; pour autant, la ville reste le lieu privilégié de la communication sous toutes ses formes, le lieu où elle est la plus dense.
Aujourd’hui le téléphone est devenu un » service universel » indispensable à tous, y compris à la personne âgée ou au chômeur à la recherche d’un emploi, et sans doute demain en sera-t-il de même de l’accès à Internet. L’ouverture à la concurrence de la boucle locale est une question très actuelle.
À partir de ces cinq fonctions de base (eau/assainissement, déchets, transports, énergie et communication), on peut décrire les » services publics urbains » ou les » utilités publiques » (terme anglo-saxon) organisés en réseaux et l’organisation technique, spatiale, économique et sociale, voire culturelle de ces sous-systèmes urbains.
Les méfaits du fonctionnalisme et de logiques sectorielles et professionnelles
Au début du siècle, on mettait l’accent sur l’aspect technique des » voies et réseaux divers » (VRD). Les ingénieurs et les médecins hygiénistes, regroupés en 1905 au sein de l’Association générale des hygiénistes et techniciens municipaux (AGHTM), avaient pour but d’affirmer leur compétence en se différenciant des architectes.
Le métro sur le pont de Bir-Hakeim.
PHOTO FRANÇOISE BOURRIGAULT
Dès le début du XIXe siècle, la séparation ingénieur/architecte avait été consommée, l’École nationale des ponts et chaussées élevant le niveau scientifique de son enseignement et refoulant l’approche sensible et l’école des Beaux-Arts, sous l’influence de Viollet-le-Duc, renforçant le caractère artistique (dessin de projet) de la formation des architectes, contrairement à d’autres pays.
Cette coupure fut aussi consolidée dans les lois d’urbanisme, qui méconnurent l’importance des transports dans l’aménagement et l’urbanisme. La reconstruction renforça la séparation et la hiérarchie des fonctions : les plans d’urbanisme, le zonage, les plans masses aux architectes en chef, grands prix de Rome, les routes, les VRD et les annexes sanitaires, la préfabrication lourde et les chemins de grue aux ingénieurs.
La Charte d’Athènes, élaborée à partir de préoccupations hygiénistes, apparaît simpliste et même peut être antihumaniste. L’application plus ou moins rigoureuse de cette Charte, combinée à la terrible efficacité des ingénieurs en réponse à des besoins de masse et à leur manque fréquent de sensibilité et de culture, a conduit aux grands ensembles, une responsabilité partagée par l’ensemble des acteurs, mais qui n’ont pas tous été des échecs, heureusement.
Dans le même temps, chacun des réseaux s’est complexifié et s’est autonomisé du fait de la technicité croissante qu’impliquait l’évolution des besoins, des technologies et des réglementations, dans une superbe ignorance des problèmes des autres réseaux et des autres acteurs.
L’urbanisme de zonage, le fonctionnalisme, les voies rapides urbaines conçues presque comme des autoroutes de rase campagne et exacerbant les coupures urbaines alors qu’il avait fallu des siècles aux ingénieurs-architectes pour apprendre à dessiner des rues, des avenues, des boulevards, ont fait leur œuvre.
Il faut dépasser la difficulté des ingénieurs à dessiner vraiment leurs projets (design), à intégrer les problèmes de la conception de l’espace public et des paysages urbains et celle, symétrique, des architectes-urbanistes à prendre en compte les problématiques techniques et à admettre que les différentes échelles (du bâtiment à l’agglomération) recouvrent des métiers différents : architecture, » urban design » et » town planning « .
Il a fallu en outre que ces professionnels travaillent ensemble avec d’autres professionnels (sociologues…), sous l’autorité des élus responsables en intégrant le point de vue des habitants, des usagers et leur comportement, notamment dans l’espace public aux multiples usages générateurs de conflits.
Mieux maîtriser, mieux réguler les services publics urbains organisés en réseaux
Dans le rapport au Ministre sur le Génie urbain de 1996, j’avais avancé deux conjectures. La première s’est largement vérifiée : il s’agissait de prévoir la généralisation de l’utilisation de la télématique dans la gestion des réseaux à partir d’un véritable » réseau dual » du réseau d’infrastructure, le » réseau d’infostructure » selon la terminologie de Nicolas Curien.
Ce réseau permet de disposer d’informations sur les flux dans le réseau et de pouvoir ainsi gérer le réseau en temps réel : gestion coordonnée des feux de trafic, gestion des vannes et des bassins de retenue d’un réseau d’eau pluviale, information des usagers sur les places disponibles dans le réseau de parkings publics, système d’exploitation et de suivi des bus, exploitation du RER…
Les possibilités de la technologie, d’Internet, ouvrent des perspectives considérables d’améliorer la gestion, l’adéquation de l’offre à la demande, l’information des usagers.
La deuxième conjecture consistait à appeler de mes vœux une inversion de la logique d’offre, de la logique techniciste, du perfectionnisme technique, prévalant dans ces domaines vers une logique de la demande et donc de s’engager vers une véritable maîtrise sociale de la technique. Le sociologue Michel Marie a pu parler à cet égard de » ces réseaux qui nous gouvernent « .
Cette question essentielle commence seulement à progresser, même si on peut constater l’intérêt croissant de l’opinion publique, des usagers, des citoyens et des élus pour les enjeux majeurs que recouvrent ces services publics : pollution urbaine et obligation d’élaborer des plans de déplacement urbain soumis au débat démocratique, effet de serre et problème de l’automobile en ville, qualité de l’eau, respect des normes de rejet dans les milieux naturels, suppression des décharges, questions posées par les déchets ultimes, retour du tramway et enjeux d’aménagement et de développement durable, solutions énergétiques locales (chaleur-force), enjeux liés au contenu et à la maîtrise des outils de communication…
Bref, des enjeux lourds liés aux modes de vie, de production et de consommation et de véritables enjeux de civilisation sont devenus l’objet de débats démocratiques locaux et nationaux forts au point que les élections peuvent se jouer sur ce type de débat.
Cela implique de faire de nombreux progrès dans la maîtrise de ces réseaux avec un minimum d’unité de problématiques pour trois raisons majeures :
- la dialectique réseaux et territoires, transports/aménagement par exemple ;
- la taille mondiale des groupes multiservices souvent en charge de la gestion déléguée de ces réseaux face à une multitude d’autorités locales, Vivendi, Suez-Lyonnaise, mais aussi EDF ou France Télécom ;
- des problèmes communs à résoudre, impact des nouvelles technologies, financement des investissements, tarification des services…
La maîtrise de quatre grands enjeux apparaît décisive :
- maîtriser, à coût raisonnable, les attentes de qualité de service, l’impact des technologies nouvelles et les enjeux environnementaux ;
- maîtriser les enjeux tarifaires et financiers, usager/contribuable, péréquation géographique et sociale (solidarité), autofinancement/ emprunt ;
- maîtriser la gestion dans un environnement juridique incertain et complexe, quel mode de gestion (directe, indirecte ou déléguée), quelle maîtrise des relations avec les opérateurs (concurrence, contrôle, transparence…) ;
- maîtriser l’ensemble de la gestion de la ville et de son devenir en dépassant les approches sectorielles.
Ces questions ont été jugées suffisamment importantes par le Conseil économique et social pour qu’il s’autosaisisse du sujet et me confie la rédaction d’un rapport et d’un avis dans les prochains mois.
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Je doute qu’il existe une ville idéale mais je crois sincèrement aux progrès possibles dans les domaines que j’ai décrits. Même si la perfection n’est pas de ce monde, les marges de progrès sont importantes et contribueront à une plus grande urbanité grâce à des aménités de qualité.