Manager en leader : choisir ses représentants, rêver ses objectifs, développer son attention

Dossier : Le conseilMagazine N°611 Janvier 2006
Par Philippe POULIN (79)

Le « lea­der­ship » sup­plante aujourd’­hui l’ap­proche hié­rar­chique tra­di­tion­nelle. À la lumière d’ex­pé­riences de direc­tion géné­rale, vécues pen­dant quinze ans sur le ter­rain, sont déga­gées les trois condi­tions fon­da­men­tales pour exer­cer ce lea­der­ship : savoir ima­gi­ner autre­ment, bien défi­nir ses objec­tifs et agir au moment présent.

Étiquettes et relations

We see the world as we are, not as it is,
because it is the “I” behind the eye that does the seeing. »
ANAÏS NIN.

EN D’AUTRES TERMES notre per­cep­tion de la réa­li­té qui nous entoure en dit plus sur nous que sur la réa­li­té elle-même. Pour­tant la struc­ture aris­to­té­li­cienne de notre lan­gage nous incite à nous com­por­ter comme si c’é­tait l’in­verse. Par exemple, si je me dis : » M. X est un homme anti­pa­thique « , anti­pa­thique m’ap­pa­raît comme une pro­prié­té intrin­sèque de M. X et il y a de fortes chances que je me com­porte avec M. X de telle sorte qu’en réac­tion il m’ap­pa­raî­tra comme anti­pa­thique, et je me dirai, » Je l’a­vais bien jugé » ! Arri­vé à ce stade, j’ai une repré­sen­ta­tion de M. X du type » éti­quette inva­li­dante « , qui peut avoir de mul­tiples consé­quences néga­tives sur la relation.

Nous pas­sons notre temps à mettre des éti­quettes, tou­jours par­tiel­le­ment vraies, sur la réa­li­té qui nous entoure et à les véri­fier, fai­sant comme si nous étions un obser­va­teur indé­pen­dant de la réa­li­té qu’il observe alors que nous » sommes sur la photo « .

J’ai pas­sé les cinq der­nières années à décou­vrir une à une les éti­quettes que j’ai per­son­nel­le­ment col­lées sur moi, sur les autres et sur le monde. Le mana­ge­ment était pour moi une forme de com­bat, dans lequel on ne peut faire confiance à per­sonne, il faut cacher ses émo­tions, faire bonne figure… Pour fina­le­ment me rendre compte que la source de ma moti­va­tion, de mon lea­der­ship, de ma créa­ti­vi­té était jus­te­ment dans mes émo­tions, que les belles théo­ries de mana­ge­ment n’in­té­ressent que peu de gens, que ce sont les émo­tions, le rêve qui font bouger.

J’ob­serve éga­le­ment depuis plu­sieurs années les » éti­quettes » que les entre­prises mettent sur elles-mêmes, leurs clients, leurs concur­rents, leur per­son­nel… et com­ment elles entravent l’en­tre­prise plus effi­ca­ce­ment et plus sour­noi­se­ment que n’im­porte quel concurrent.

Le mana­ge­ment hié­rar­chique est pro­gres­si­ve­ment sup­plan­té par le lea­der­ship. Les valeurs de notre socié­té, la com­plexi­té des orga­ni­sa­tions, l’ac­cé­lé­ra­tion des impé­ra­tifs de chan­ge­ment des entre­prises rendent l’ap­proche hié­rar­chique de plus en plus inopé­rante. Le lea­der­ship ne s’ap­prend pas comme un savoir, mais il est acces­sible à tous par la mise en œuvre de prin­cipes simples.

Six leçons de terrain

Au cours de mes quinze années de direc­tion géné­rale j’ai obser­vé des situa­tions carac­té­ris­tiques de l’ex­pres­sion de mon lea­der­ship et ai recher­ché ce qui m’y avait don­né accès afin de pou­voir le reproduire.

Transformer le niveau de résultats d’une société

J’ai mana­gé une socié­té qui venait d’être rache­tée par une socié­té amé­ri­caine. L’exi­gence de notre action­naire était de dou­bler la ren­ta­bi­li­té (pas­ser de 9 à plus de 20 % de résul­tat d’ex­ploi­ta­tion), faute de quoi nous serions reven­dus à notre prin­ci­pal concur­rent. Cet objec­tif nous sem­blait irréa­liste et nous avons d’a­bord déve­lop­pé toute une théo­rie sur le thème de l’a­che­teur qui s’est fait rou­ler et ne veut pas le reconnaître…

Voyant que cela ne nous menait à rien, nous avons fini par faire le pari de croire que c’é­tait pos­sible… Nous avons beau­coup tra­vaillé sur la pré­vi­si­bi­li­té de nos résul­tats Nous appor­tions une grande atten­tion à nos pré­vi­sions et à l’a­na­lyse des écarts. À mesure que nous pro­gres­sions dans la fia­bi­li­té de nos résul­tats, nous déve­lop­pions la confiance en nous et en notre équipe, pour fina­le­ment atteindre et dépas­ser l’ob­jec­tif redouté.

Sans le savoir, nous avons accé­dé à une forme d’ex­cel­lence, qui consiste à garan­tir ses résultats.

Transformer le niveau de relation au sein d’une équipe

Dans une autre socié­té, nos résul­tats finan­ciers étaient déplo­rables, le chiffre d’af­faires s’é­ro­dait régu­liè­re­ment, la struc­ture com­mer­ciale deve­nait dis­pro­por­tion­née et la ten­sion mon­tait au sein de la socié­té. L’é­quipe com­mer­ciale m’ap­pa­rais­sait comme irres­pon­sable, uni­que­ment pré­oc­cu­pée par la sau­ve­garde de ses avan­tages et je lui don­nais tort. Voyant les visages fer­més autour de la table de réunion com­mer­ciale, je choi­sis d’é­car­ter l’a­gen­da et d’ou­vrir la dis­cus­sion par : » Les gars, je vois bien que cela ne va pas, si on en par­lait… » Pen­dant deux heures, nous nous sommes dit avec authen­ti­ci­té ce que nous avions sur le cœur. Nous l’a­vons fait en expri­mant un res­pect mutuel, qui a trans­for­mé nos repré­sen­ta­tions mutuelles. La rela­tion avec l’é­quipe com­mer­ciale a été signi­fi­ca­ti­ve­ment et dura­ble­ment trans­for­mée, ils sont deve­nus des par­te­naires du redres­se­ment de la socié­té. J’ai décou­vert que la façon dont je les voyais était en fait le pou­voir que je leur donnais.

Créer une vision inspirante

C’est éton­nant de voir comme nous avons besoin de rêver. Alors que nous étions chal­len­gers, loin der­rière le lea­der du mar­ché, en réunion d’in­for­ma­tion géné­rale j’ai annon­cé que nous serions un jour lea­der. Je crois que per­sonne sauf moi n’y croyait vrai­ment, mais ils se sont mis à croire en moi. Je le disais à qui vou­lait l’en­tendre et sur­tout j’y croyais tel­le­ment que je me com­por­tais comme si nous l’é­tions déjà. En fait c’é­tait comme si je venais d’un endroit dans le futur qui s’ap­pe­lait être lea­der, comme si je l’a­vais déjà vécu et y don­nais accès au reste de l’entreprise.

Cette réunion a mar­qué un tour­nant pour l’en­tre­prise, le grand concur­rent mena­çant n’é­tait plus au centre de nos pré­oc­cu­pa­tions, nous avons pour­sui­vi notre che­min de pro­gres­sion conti­nue avec de plus en plus de séré­ni­té jus­qu’au jour où notre mai­son mère nous a annon­cé qu’elle venait de rache­ter le lea­der et que nous étions de ce fait deve­nus le leader.

Diagnostiquer un résultat récurrent non satisfaisant

Tant que nous affir­mions avoir une qua­li­té cor­recte, notre socié­té avait un niveau de qua­li­té aléa­toire. Ce n’est qu’à par­tir du moment où nous avons accep­té l’i­dée que notre niveau de qua­li­té était par­fois insuf­fi­sant que nous avons fait de réels pro­grès dans ce domaine. De même, nous n’a­vons pu pré­voir nos résul­tats, qu’à par­tir du moment où nous avons accep­té l’i­dée que c’é­tait possible.

Iden­ti­fier la repré­sen­ta­tion limi­tante qui est à l’o­ri­gine de résul­tats récur­rents insa­tis­fai­sants trans­forme avec beau­coup de puis­sance le résul­tat produit.

Transformer une relation qui ne marche pas

Un moyen effi­cace de trans­for­mer une rela­tion consiste à trans­for­mer sa repré­sen­ta­tion de l’autre. Je veux don­ner cette fois un exemple plus per­son­nel, car je le crois plus par­lant. J’ai long­temps eu des rela­tions dif­fi­ciles avec ma mère, à la suite du divorce de mes parents. En fait, je me com­por­tais comme si « on ne pou­vait pas faire confiance aux femmes ». Cette décou­verte fut le point de départ d’une nou­velle rela­tion avec ma mère, ma femme, et les femmes en général.

Transformer la relation à soi

Nous met­tons éga­le­ment des éti­quettes sur nous-mêmes. Par exemple, pen­dant long­temps je me suis vu cou­ra­geux, je me don­nais régu­liè­re­ment des preuves de mon cou­rage, me met­tais dans des situa­tions dif­fi­ciles pour mieux en faire la démons­tra­tion. Ce fut une révé­la­tion de me voir avoir peur, inca­pable de par­ti­ci­per dans un stage. Depuis je sais que je peux être cou­ra­geux mais éga­le­ment peu­reux, cela me per­met de voir là où le cou­rage a man­qué pour atteindre mes objec­tifs et me donne accès au réel cou­rage qui est d’a­voir peur et d’y aller quand même.

Les trois clés du leadership

Ces quelques exemples illus­trent com­ment le lea­der­ship se crée à par­tir de l’observation de trois notions clés.

• Les repré­sen­ta­tions, déve­lop­per la conscience de ses repré­sen­ta­tions. Si nous n’y prê­tons pas atten­tion, nous vivons notre vie comme des auto­mates dans la cage des mots que nous avons mis sur notre entou­rage. Nous croyons aller au tra­vail mais nous allons sim­ple­ment retrou­ver la repré­sen­ta­tion qui est déjà en nous de notre tra­vail et nous allons véri­fier nos hypo­thèses. « Cette jour­née va être pénible, j’ai réunion avec X », pas de doute elle le sera. Prendre conscience de ses repré­sen­ta­tions, en les par­ta­geant ou en les écri­vant et se poser la ques­tion de savoir si c’est vrai­ment cette jour­née que l’on veut vivre. Le lea­der­ship com­mence lorsque nous accep­tons d’i­ma­gi­ner que notre façon de voir le monde qui nous entoure n’est pas la seule possible.

• Les objec­tifs, la façon de défi­nir, de décrire nos objec­tifs est déter­mi­nante. Un objec­tif puis­sant découle de nos rêves, exprime nos valeurs. C’est tout un art de déter­mi­ner un objec­tif, de le visua­li­ser comme s’il était atteint, de visua­li­ser le che­min qui y mène, ce qu’il faut mettre en place. C’est aus­si une phi­lo­so­phie, il y a à tout ins­tant des mil­liers de che­mins pos­sibles, seul celui qui a du coeur pour vous est le bon. L’une des facettes de cet art est la capa­ci­té à dis­tin­guer « atta­che­ment à atteindre un résul­tat » et « enga­ge­ment sur un che­min ». La per­sonne qui va de résul­tat en résul­tat vit dans l’an­xié­té, celle qui par­court le che­min qu’elle a choi­si accède au lea­der­ship, peut aller d’é­checs en échecs sans perdre son enthousiasme.

• La pré­sence ici et main­te­nant, déve­lop­per l’at­ten­tion à l’ins­tant pré­sent, nos capa­ci­tés à nous adap­ter au ter­rain sans quit­ter l’ob­jec­tif, nos capa­ci­tés à inno­ver, à créer. Nous avons paraît-il un génie qui som­meille en nous, notre cer­veau incons­cient, il mémo­rise énor­mé­ment de choses, est rapide, stra­tège. Le tra­vail de notre cer­veau conscient consiste à créer les condi­tions pour que notre cer­veau incons­cient puisse expri­mer son génie : cla­ri­fier nos repré­sen­ta­tions et défi­nir nos objec­tifs. Nous pou­vons alors uti­li­ser à plein nos capa­ci­tés d’ob­ser­va­tion, d’é­coute… C’est l’at­ten­tion qui nous per­met de ren­trer en contact avec les autres. L’at­ten­tion conduit à faire les choses ordi­naires de façon extra­or­di­naire : dire bon­jour le matin.

Nous n’u­ti­li­sons qu’une faible par­tie de nos capa­ci­tés, dépen­sons notre éner­gie en agi­ta­tion. Déve­lop­per son lea­der­ship c’est prendre le recul néces­saire sur toute cette agi­ta­tion pour choi­sir ses repré­sen­ta­tions, rêver ses objec­tifs et vivre dans l’at­ten­tion de l’ins­tant présent.

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