Manières
Vermeer n’a eu qu’une manière, et il a peint moins de quarante tableaux, qui sont tous des chefs‑d’œuvre. On dit qu’il travaillait avec lenteur, ce qui expliquerait le nombre restreint de ses œuvres. Mais Vivaldi n’a eu, lui aussi, qu’une manière, et il a composé des centaines de concertos assez semblables – dont on se lasse vite. Alors ?
Russes
Tout comme Picasso, Stravinski a été un créateur foisonnant qui a changé sans cesse de manière. Les trois symphonies enregistrées cette année par Simon Rattle et le Philharmonique de Berlin1 illustrent parfaitement ces évolutions de styles : la Symphonie de psaumes, avec chœurs (1930), novatrice, assez proche de la musique de Bartok ; la Symphonie en ut, plus sage, qui s’apparente un peu à Milhaud et Honegger (1939), enfin la Symphonie en trois mouvements (1942−1945), inclassable, mi-néoclassique, mi-émule de Chostakovitch, trois œuvres superbes, qui, à l’inverse de Picasso, seraient les jalons d’une évolution partant du cubisme pour arriver à la période bleue.
Stravinski reste comme toujours distant, secret. Chostakovitch, lui, dans sa Sonate pour violoncelle et piano, qui date de la période difficile des années trente où, accusé de « formalisme bourgeois », il vit dans la crainte de son arrestation imminente, se livre tout entier et parvient, en changeant de manière sous la contrainte et en respectant la forme rigoureusement tonale imposée par le Parti, à écrire une œuvre profonde, angoissée, parfois grotesque, magnifique. La Sonate pour violoncelle et piano de Rachmaninov, écrite trente ans auparavant, lyrique, rapsodique, est proche de son 2e Concerto, contemporain. Xenia Jankovic a enregistré ces deux pièces avec, au piano, Jacqueline Bourgès-Maunoury2 : interprétation chaleureuse et mesurée, parfaitement en situation, avec, en complément, une transcription de l’archiconnue et exquise Vocalise.
Perlman romantique
Erich Korngold, qui composait à l’origine dans la mouvance de Richard Strauss, aurait peut-être adopté la manière de l’école de Vienne si, chassé par le nazisme, il n’avait atterri aux États-Unis et, écrivant de la musique de film par nécessité économique, il n’avait en définitive adopté la manière hollywoodienne pour son Concerto pour violon, que sauve un art consommé de la mélodie… et le jeu voluptueux, lyrique sans pathos dans les deux premiers mouvements, diabolique dans le finale, d’Itzhak Perlman, accompagné par le Pittsburgh Symphony dirigé par André Prévin3. Le Concerto de Karl Goldmark, à peine plus connu, est pourtant un des grands concertos romantiques avec ceux de Mendelssohn, Bruch et Brahms. Et c’est du Concerto de Brahms qu’il se rapproche le plus, en particulier dans l’ineffable Andante, que l’on choisirait sans hésiter pour l’emporter dans une île déserte. Enfin, Perlman joue la Suite du compositeur norvégien Christian Sinding, sorte d’hommage à Bach à la manière des grands romantiques.
Flûtes insolites
Le XIXe siècle a été fécond en musique, y compris en transcriptions. Sur le modèle d’un trio qui eut à l’époque son heure de gloire, un ensemble flûte-piccolo-piano (Beaumadier-Kudo-Guidi) a enregistré pour Skarbo une série de transcriptions d’airs d’opéras de Verdi, Donizetti et Boito4. C’est délicieusement daté et joliment enlevé par des flûtistes virtuoses, une musique épatante pour accompagner une pièce de Labiche ou de Feydeau.
Deux siècles plus tôt, dans la Bogota coloniale, les villancicos importés d’Espagne servaient de base aux musiciens et compositeurs locaux et tout un art musical se développait, avec des manières multiples, nul n’ayant l’idée de codifier et normaliser. Grâce à la cathédrale de Bogota, qui en a conservé un grand nombre, et à l’ensemble Musica Ficta (flûtes à bec, galoubet, guitare baroque, théorbe, clavecin, etc., et voix) qui a enregistré un florilège de ces pièces5, dont la production, quoique profane en grande partie, était encouragée par l’Église car facilitant, paraît-il, les conversions des indigènes, on peut se faire une idée de ce que fut la musique de la Nouvelle-Espagne.
Histoire
La Vendée célèbre l’année Richelieu, et à cette occasion édite un double CD Musiques au temps de Richelieu, musiques sacrées et musiques profanes6, par, notamment, les Solistes et la Sinfonie du Marais, qui est une jolie tentative de musique-histoire. On découvre des compositeurs inconnus comme Annibal Gantez. On retiendra le Ballet de la Prospérité des armes de France, extraordinaire monument de spectacle total à fin de communication politique, et qui préfigure les œuvres à la gloire des dictateurs du XXe siècle, mais avec goût et élégance : le XVIIe siècle était une époque de bonnes manières.
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1. 1 CD EMI
2. 1 CD SAPHIR
3. 1 CD EMI
4. 1 CD SKARBO
5. 1 CD ARION
6. 1 CD Musiques à la Chabotterie.