Marcel Proust et la musique
Loïc Rocard (X91) est notamment l’auteur d’un essai Pour la musique, aux éditions du Palio (2021). Il analyse la place qu’occupe la musique dans la vie et l’œuvre de Marcel Proust, place ambiguë, passion équivoque, pour quelqu’un qui a si bien su analyser les émotions liées à la musique.
Jacques Benoist-Méchin, dans Retour à Marcel Proust publié en 1957, attribue à Marcel Proust les paroles placées ci-contre en exergue. Sous l’emphase il faut voir la sincérité, car Marcel Proust témoigne en connaissance de cause. Amateur, mélomane, critique, familier d’artistes professionnels, organisateur de concerts, Proust a été tout cela. Plus encore, doté d’une sensibilité surdéveloppée, il a analysé le phénomène de l’émotion musicale et pu, par les mots, en donner à toucher les manifestations les plus ténues, d’une façon proprement inouïe. Cependant son rapport à la musique, art impalpable, n’a peut-être pas été dénué d’une certaine ambivalence comme on va le voir.
Un milieu riche en musiciens
Fils d’une mère lettrée qui jouait du piano, dont la propre mère était elle-même excellente pianiste, à une époque où l’instrument avait fait son apparition dans les appartements bourgeois parisiens, l’apprentissage du solfège et de la pratique musicale fit partie de son éducation. Il jouait joliment du piano à n’en pas douter, mais il n’y en a pas de trace. Chez les Proust on allait au concert, particulièrement à l’Opéra-Comique dont Adrien, le père, était médecin en titre. Marcel a découvert le monde de la musique professionnelle dans les salons dont il allait devenir un favori. Il y avait été introduit par Reynaldo Hahn, amant de jeunesse, cher ami pour toujours, compositeur, chanteur, chef d’orchestre, figure de la vie musicale parisienne de la première moitié du vingtième siècle. Dans ces réunions mondaines où l’on pouvait rencontrer parmi d’autres d’Indy, Saint-Saëns ou Debussy, il avait fait plus que croiser notre illustre camarade Charles Kœchlin, son exact contemporain et disciple de Fauré, comme le montre en détail Cécile Leblanc dans l’article qu’elle apporte au présent dossier.
“La musique a été une des plus grandes passions de ma vie (…) [elle m’a] apporté la preuve qu’il existe autre chose que le néant auquel je me suis heurté partout ailleurs.”
Marcel Proust
Au nombre de ses bons amis compte Jacques Bizet, condisciple à Condorcet, le fils de Georges. Geneviève, veuve de celui-ci et Mme Strauss après son remariage, fille du compositeur de La Juive, Fromental Halévy, fut une grande affection de Proust et une source d’inspiration pour les grandes dames de La Recherche. Le père des Pêcheurs de perles est mort tôt, mais son ombre planait au-dessus de Marcel qui était aussi en classe avec un fils du librettiste de Carmen, cousin germain de Geneviève (autre Halévy et lui-même fils d’un professeur de littérature à l’X). Dans les esquisses d’Un amour de Swann, la femme aimée du personnage principal s’appelait Carmen et non encore Odette.
Des goûts musicaux de son temps…
Ce qu’étaient ses goûts musicaux, on ne le sait pas avec exactitude. On le devine en partie par sa correspondance, mais il faut se garder d’être trop affirmatif car Proust n’y était pas toujours sincère. Ses inclinations étaient en gros celles de son temps, à une époque où il n’y avait ni radio ni enregistrement pour parcourir les âges de la musique. S’il se délectait au café-concert, charmante invention de la Belle Époque, c’est plutôt à la musique classique qu’il fait référence lorsqu’il parle de grande passion. Entendons-nous sur « classique ! », car Bach, Haydn et Mozart ne devaient guère le faire vibrer. Beethoven davantage, qui était omniprésent dans les salles de concert parisiennes. Proust a aimé les romantiques et les postromantiques, beaucoup Fauré, Franck aussi. Pour lui qui n’avait pas non plus échappé à la folie Wagner portée par le gratin littéraire de Paris, Tristan et Parsifal étaient des musts. Contrairement à Hahn, et quoique sur le tard, Proust s’est converti à la modernité de Debussy. Pelléas et Mélisande, opéra exigeant, a suscité chez lui un enthousiasme vibrant et communicatif. Il a d’ailleurs essayé, sans réel succès, de s’approcher du compositeur en qui il avait détecté le génie original des grands découvreurs.
… mais une part d’insolite
S’il allait au concert (peu) ou au salon musical (par périodes), sa ferveur mélomane, non dénuée d’un certain snobisme, se révèle à l’occasion d’épisodes plus insolites. Sa gouvernante des dernières années, Céleste Albaret, rappelait qu’il lui arrivait de faire donner des récitals chez lui, à pas d’heure, puisqu’alors il vivait surtout la nuit. On évoque dans ces nocturnes impromptues les derniers quatuors de Beethoven, qui étaient parmi ce qu’il y avait de plus audacieux dans le genre, pour les instrumentistes comme pour le public. Proust ne manquait certes pas d’audace. À 36 ans, l’habitué du Ritz en avait réservé la salle pour un concert demeuré célèbre en Proustomanie, lors duquel devant ses nombreux invités on joua Schumann, Fauré, Chopin, Couperin, Wagner-Liszt… et Hahn. L’histoire ne put retenir que Gabriel Fauré était au piano car celui-ci s’était fait remplacer – malade dit-on – par Édouard Risler, soliste alors fameux. La modernité technologique ne l’effrayant pas non plus, Proust s’était fait installer à domicile le théâtrophone, qui est à la radio moderne ce que le courrier pneumatique est au courrier électronique. Pour s’émouvoir des derniers soupirs de Mélisande en direct depuis son salon en février 1911, Marcel collait les écouteurs du théâtrophone à ses oreilles.
La place de la musique dans l’œuvre
La fréquence d’apparition des compositeurs au fil de La Recherche correspond sans doute à la place qu’ils avaient au Panthéon de son auteur. Wagner y est le compositeur le plus cité. Beethoven n’est pas loin derrière, et Chopin est l’idole de la vieille marquise de Cambremer, elle-même musicienne avertie. Les personnages qui manifestent leur admiration pour Debussy sont associés à la modernité ou à l’artifice, selon les cas. On retrouve la valeur de révélateur que Debussy avait eue pour Marcel Proust lui-même, lucide sur la tension qu’il ressentait entre snobisme moderniste et attachement aux grandes œuvres du passé.
Si la relation personnelle de Proust avec la musique comporte ainsi les multiples facettes d’un amateur polymorphe, la place faite à l’art musical dans La Recherche est plus complexe à interpréter. Nous n’irons pas ici sur le terrain de la musicalité de l’œuvre proustienne elle-même, que nous laisserons aux spécialistes. Sans remettre en cause la pertinence des comparaisons savantes entre la structure du texte ou de la phrase et certaines formes musicales, on peut, sous un angle plus modestement psychologique, observer une certaine tension entre l’écrivain et, sinon la musique, du moins les musiciens.
Parmi les professionnels de la musique, l’interprète est le plus mal loti dans La Recherche. Est-ce un hasard si, dans la galerie des personnages peu aimables de l’œuvre, le plus difficile à sauver est Morel, violoniste talentueux mais dépourvu de tout scrupule dans ses relations personnelles ? On se demande s’il n’y a pas là un coup de griffe un peu cruel, si ce n’est à Reynaldo Hahn, à certains de ses camarades musiciens.
Le cas Vinteuil
Comme la littérature et la peinture, les deux autres arts majeurs, la musique est incarnée par un créateur fictif. C’est Vinteuil, vieux professeur inconnu du grand public et pourtant compositeur génial. Familier fantomatique de la famille du narrateur, il se révèle l’auteur d’une sonate (dont la petite phrase connaîtra la postérité que l’on sait) et d’un septuor inoubliables, mais l’artiste est aussi un homme malheureux, père présenté comme martyr d’une fille homosexuelle dont la liaison fait scandale. Il se peut que le traitement réservé à Vinteuil découvre un versant ambivalent du rapport de Proust à la musique. Car non seulement le personnage est moins tangible que ne le sont Bergotte ou Elstir, mais de surcroît c’est une victime des événements, dont l’histoire douloureuse est étroitement liée à un moment crucial pour la vie du narrateur. La scène de Montjouvain, au début de La Recherche, scellera en effet a posteriori le malheur amoureux du personnage Marcel. Ce moment de jouissance sadique qui voit les deux amantes humilier la figure du vieux maître défunt pourrait se lire comme la trace de la passion équivoque de Proust pour un art qui ne se laissait pas tout à fait saisir par l’écrivain, art dont le mystère essentiel est de dire tant en se passant des mots. Marcel n’a‑t-il pas écrit dans La Prisonnière : « La musique est peut-être l’exemple unique de ce qu’aurait pu être – s’il n’y avait pas eu l’invention du langage (…) – la communication des âmes ? »
La tension entre modernité et snobisme
Pour finir, il est intéressant de s’arrêter sur ce que nous apprennent les brouillons d’À la recherche du temps perdu. Les exégètes ont en effet trouvé de nombreuses mentions provisoires de morceaux de musique, de compositeurs, d’interprètes en vue ou de références à la scène musicale du temps d’alors. En choisissant de l’épurer, au fil de ses relectures, de la plupart des éléments de contexte qui avaient été utiles à son travail de création, Proust a sans doute donné à son texte final la part d’universel propre aux œuvres qui touchent un public éloigné dans le temps comme dans l’espace culturel. Cet écrivain, qui n’était pas vraiment musicien, dont les goûts suivaient les modes de son époque, a attiré à juste titre l’attention des musicologues savants, notamment par la finesse de son analyse des émotions en lien avec la musique. On ne peut toutefois s’empêcher de penser que, à une époque plus récente, la petite phrase de Vinteuil aurait pris la forme d’une chanson pop. Comment Proust aurait-il alors résolu la tension entre modernité et snobisme ? La question reste ouverte aux biographes des vies qu’il n’a pas vécues, parmi lesquels se distingue Jérôme Bastianelli (X90) avec son essai d’uchronie Les années retrouvées de Marcel Proust.