Marchés efficients ou marchés efficaces ?
La théorie des marchés » efficients » soutient que les prix des actifs financiers reflètent toute l’information disponible et qu’on ne peut prédire leur évolution. La récente crise a démontré les failles de cette théorie. S’imposant à tous, le marché demeure « efficace « , mais amène à s’interroger sur diverses formes de capitalisme dans un débat qui n’est pas seulement économique, mais également politique.
REPÈRES
Selon la théorie des marchés efficients, la meilleure prédiction qu’on puisse faire à propos du prix futur d’un actif en est son prix de marché présent : il n’y a pas » d’opportunités d’arbitrage « . Cette théorie est parfois caricaturée par la parabole suivante. Un billet de 500 dollars se trouve posé sur un trottoir quand un professeur de finance passant par là avise le billet, et passe son chemin sans le ramasser. Un étudiant derrière lui s’en saisit et, curieux, court auprès du professeur pour lui demander la raison pour laquelle il ne l’a pas ramassé. Le professeur lui répond : » Ce morceau de papier ne peut pas être un billet de 500 dollars. En effet, s’il l’était, quelqu’un l’aurait déjà ramassé avant nous. »
Le paradigme des marchés efficients soulève une énigme qui demeure largement inexpliquée par la théorie économique. Si les marchés sont efficients, la meilleure information possible sur l’action d’une entreprise est reflétée par son cours de Bourse ; or si c’est le cas, pourquoi s’informer ?
Analyser les comptes de l’entreprise ne peut être qu’un effort inutile – puisque l’information recueillie est de toute façon déjà dans les prix. Il suffit donc d’acheter l’indice. Mais si tous font confiance à l’information de marché, plus personne ne s’informe, et le prix de marché ne reflète plus rien.
Le passager clandestin
C’est la situation décrite en économie sous le nom du problème du passager clandestin : chacun a intérêt à profiter d’un bien public (ici, l’information donnée par les prix) mais de préférence sans payer pour, ce qui fait que personne ne finance le bien.
La crise défie la croyance conventionnelle en une efficience permanente des marchés
Les seuls investisseurs qui prendront la peine de s’informer seront ceux qui ne croient pas à l’efficience des marchés. La simple existence de multiples investisseurs professionnels démontre qu’il n’existe pas de conviction universelle sur l’efficience permanente des marchés, puisque la théorie enseigne qu’il n’est pas possible de » battre l’indice « . Pour autant cela ne justifie pas la conviction, très partagée en France, de l’irrationalité permanente des marchés.
Une déconnexion entre valeur et prix
Quel lien y a‑t-il entre la question de l’efficience des marchés et la crise récente ? Selon la théorie des marchés efficients, la valeur économique des actifs (somme des cash-flows actualisés) est parfaitement reflétée dans les prix ; dans le cas d’une bulle, cela signifie donc que la valeur économique anticipée des actifs monte considérablement pour décroître brusquement ensuite. Or il nous semble que rien ne justifiait une telle variation dans la valeur économique des actifs : et si c’est le cas, c’est qu’il y a eu déconnexion entre la valeur des actifs et leur prix : l’efficience des marchés a failli.
En effet, cette crise doit être observée en trois temps : d’abord l’éclatement de la bulle des subprimes et des instruments financiers dérivés de ces contrats hypothécaires (pour lesquels il n’existait pas de réel marché secondaire, c’est-à-dire un lieu de confrontation d’acheteurs et de vendeurs partageant une information de qualité sur ces titres), ensuite la dislocation de l’ensemble des marchés de capitaux sous l’emprise de vendeurs ou d’emprunteurs forcés (banques ou special purpose vehicles devant faire face à des obligations de refinancement) et d’agents ayant augmenté leur aversion au risque en raison de la survenance possible d’un choc systémique.
Enfin, les cours des actions ont été affectés par une baisse violente due à une perspective de récession brutale, voire de dépression, conduisant naturellement à déprécier les rendements attendus, et donc la valeur de ces titres.
De ces trois phases les deux premières au moins défient la théorie d’efficience des marchés avec une déconnexion entre la valeur et le prix, et en conséquence un des fondements de la finance moderne paraît oblitéré par la crise. Que cela nous plaise ou non, la crise nous place donc face à une inefficience de marché à grande échelle, un problème majeur dans la coordination des agents économiques.
Compte tenu de la place prédominante du marché dans nos sociétés, cette crise repose donc la question des vertus du capitalisme » tout marché » face à ses alternatives, dans un débat qui est autant politique qu’économique.
Le capitalisme continental
Dans un essai paru en 1991, Michel Albert opposait « capitalisme contre capitalisme « .
D’un côté le capitalisme de type anglo-saxon, pour lequel l’efficience du marché, pivot du financement de l’économie, est primordiale.
De l’autre, le capitalisme « rhénan » ou « continental » mais qu’on retrouve aussi au Japon, système faisant une plus large place aux négociations catégorielles dans le partage de la valeur, et dans lequel l’efficience des marchés doit se mesurer à un certain nombre d’autres considérations de redistribution, de régulation, d’indépendance nationale, etc.
Cette distinction montre que le capitalisme se décline au pluriel. Elle permet de comprendre les choix collectifs qui ont été faits. Aux États- Unis et au Royaume-Uni, les infrastructures (lois, normes comptables, technologies) permettent un marché le plus efficient possible, tout en laissant celui-ci équilibrer, parfois brutalement, les transferts dans un grand nombre de domaines (marché du travail, assurance chômage, santé, retraites). Dans les pays de capitalisme rhénan, dont les infrastructures prennent plus en compte la pondération des intérêts catégoriels et moins l’efficience des marchés, des structures de négociation de partage de la valeur sont en place pour la plupart de ces domaines et se substituent partiellement ou totalement au marché. Il en va ainsi du système de cogestion en Allemagne, ou en France la gestion paritaire, les négociations de branche, etc.
Le retour du capitalisme continental
Au début des années 2000, il était tentant de conclure au triomphe total du capitalisme anglo-saxon, fondé sur l’efficience du marché. Depuis le milieu des années 1990, les marchés avaient profité d’une période d’euphorie sans précédent combinant croissance et basse volatilité (à peine mise entre parenthèses par la bulle Internet), période que les économistes ont baptisée la » Grande Modération « .
Aux États-Unis et au Royaume- Uni les infrastructures (lois, normes comptables, technologies) sont alors optimisées pour permettre un marché le plus efficient possible, tout en laissant celui-ci équilibrer, parfois brutalement, les transferts dans un grand nombre de domaines (marché du travail, assurance chômage, santé, retraites…). Et avec l’arrivée au pouvoir d’une nouvelle gauche convertie au marché représentée par Tony Blair et Bill Clinton, ces pays semblent bénéficier d’une cohésion sociale sans précédent.
À l’opposé, le modèle d’Europe continentale paraît au même moment vaciller, et chercher à imiter le modèle anglo-saxon. En Allemagne, beaucoup annoncent alors la fin du système de cogestion. La Deutsche Bank, archétype de la banque commerciale à l’allemande, se mue en une véritable banque d’investissement anglo-saxonne depuis l’acquisition de Morgan Grenfell en 1995. En France, la réorientation vers les activités de marché engagée par les plus grandes banques illustre également cette tendance. Mais, depuis la crise de 2007, l’Europe continentale semble retrouver des vertus oubliées à son modèle de capitalisme.
Le discours politique prône les stabilisateurs automatiques et les interventions gouvernementales
Un renforcement des règles de capitalisation des banques est prévu par le dispositif Bâle III, en vue notamment de » pénaliser » les activités de marché. Après s’être engagées dans la course au Return on equity, nombre de banques se recentrent vers leurs activités de banques commerciales, alors que la contribution de l’activité de banques d’investissement avait pu contribuer jusqu’à la moitié de leurs résultats. Le discours politique apprécie de nouveau le capitalisme continental, avec ses stabilisateurs automatiques et ses interventions gouvernementales, notamment dans le domaine de la politique industrielle.
La confrontation des deux systèmes reste donc posée, à l’heure où, non seulement la crise, mais un certain nombre de mutations démographiques et techniques vont contraindre nos sociétés à des choix collectifs importants. Nous pensons que les marchés ne sont certes pas efficients en toute occasion car ils n’évitent pas les bulles et les krachs, mais qu’en objectivant et en élargissant le processus de négociations parfois biaisées car dominées par certaines parties prenantes, ils demeurent efficaces.
Financer l’économie
Recentrons-nous donc sur une question pratique : durant la crise, les marchés ont-ils rempli leurs fonctions essentielles, c’est-à-dire financer l’économie et assurer l’épargne des investisseurs finals, c’est-à-dire les ménages ?
La réponse à la première question est évidente : les marchés de financement des entreprises ont fonctionné correctement pendant la crise. Ceux-ci ont en effet financé les grandes entreprises (avec un doublement des émissions de titres en France en 2009 par rapport à 2008) alors que le système bancaire éprouvait la difficulté de devoir simultanément honorer ses engagements passés à leur égard et régler ses problèmes de fonds propres, parfois au prix de nationalisations partielles.
Assurer l’épargne
La question de l’épargne est plus difficile à analyser. Afin de fixer les idées, nous nous appuierons sur l’exemple de la question des retraites. Les futurs retraités des pays de capitalisme anglo-saxon ont particulièrement souffert de la crise financière, perdant à peu près un cinquième de leur pouvoir d’achat.
En regard, les cotisants dans les pays dotés d’un système de retraites par répartition ont à première vue moins souffert de la crise financière, notamment grâce à l’intervention de l’État. Leurs pensions futures ne sont pas menacées par une baisse automatique de la valeur d’actif de l’épargne qui aurait été leur sort dans un système par capitalisation. Le système hors marché, avec ses stabilisateurs automatiques et ses mécanismes de solidarités, semble avoir joué un rôle positif.
Pourtant, à y regarder de plus près, il n’est pas du tout évident que tous les cotisants de ces pays aient lieu de se réjouir. En effet leur avoir réel a été impacté par la crise financière, par la baisse des recettes fiscales et l’endettement public accru.
Faut-il alors allouer les ressources par la négociation ou par le marché ? En matière de retraites, la situation démographique en Europe impose la recherche de solutions opérationnelles pour réviser certaines règles du partage de la valeur entre actifs et retraités, entre secteur public et secteur privé, etc. Dans une société où les intérêts catégoriels sont clairement définis et représentés, on peut arguer que le processus de négociation crée en lui-même du consensus et qu’il renforce l’acceptabilité de la solution retenue.
Mais lorsque les intérêts en présence sont incomplètement représentés, de surcroît par des agents rétifs à la culture du compromis, le processus de négociation peut faire l’objet de frictions coûteuses. L’exemple de la Grèce montre que le succès de la négociation ne va pas de soi, dans un cadre européen rigide et sous l’emprise de la récession, car les adjuvants habituels (croissance, inflation, dévaluation et autres illusions chères à Robert Schiller) ne sont pas disponibles.
Une réponse objective
À l’inverse, le marché donne une réponse objective à ces questions, évitant ainsi des frictions coûteuses dans le processus de négociation. Il est donc efficace au sens où il assure une règle de partage de la valeur acceptée de tous, ou s’imposant à tous.
Les mutations démographiques vont nous contraindre à des choix collectifs importants
Il fait l’économie d’un processus de négociation, même s’il n’est pas efficient au sens où il n’évite pas toujours les errements sporadiques des prix.
Le résultat obtenu devra en tout état de cause être intelligible et explicable. Faute de quoi il se heurtera également au refus des populations, d’autant plus que l’argument du marché démocratique (car confrontant de multiples opinions, par opposition au consensus établi par une oligarchie mieux » sachante ») devra justifier l’intervention de » forces étrangères » (les investisseurs non résidents) dans la formation de l’équilibre final.
La qualité de la solution retenue en France, marché ou concertation entre partenaires sociaux sous l’égide de l’État, dépendra donc des capacités de notre pays à mettre en place un processus de négociation sociale responsable. Faute de quoi le marché, même sans être efficient, restera une alternative efficace.
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