zLe vol de l’oiseau (principe de Bernoulli), image du film de Beatri Milhazes et BUF, Les Paradis mathématiques, 2011.

Mathématiques, beauté, dépaysement soudain

Dossier : ExpressionsMagazine N°679 Novembre 2012
Par Jean-Claude GODARD (56)

Dépay­se­ments
Superbes et péda­go­giques, des vidéos vivi­fiaient le par­cours, menant le visi­teur vers de sou­dains dépay­se­ments. Ain­si celle qui mon­trait le sur­vol d’une forêt par un per­ro­quet cor­se­té par la for­mule d’aérodynamique de Ber­noul­li : éphé­mère chef‑d’œuvre, ges­tuelle ani­ma­lière injec­tée de rationnel.

Pour réus­sir cette expo­si­tion, Her­vé Chan­dès, direc­teur géné­ral de la Fon­da­tion Car­tier, a fait appel à quelques puis­sants ingré­dients : des mathé­ma­ti­ciens de très haut niveau, des artistes de très grand talent, une col­la­bo­ra­tion étroite mais enjouée entre ceux-ci et ceux-là, une sorte de cho­ré­gra­phie des esprits.

Quatre mystères

Une cin­quan­taine de textes très brefs révé­lait sur vingt-cinq siècles la lente mais inexo­rable mon­tée de la connais­sance de l’univers en Occi­dent. Cer­tains tra­dui­saient la prise de conscience par l’homme de cette nature, d’autres expri­maient les limites de ses propres rai­son­ne­ments, puis leur carac­tère peu à peu dépouillé d’anthropocentrisme. Pour Misha Gra­mov, mathé­ma­tiques et phy­sique nous mènent vers quatre « mys­tères ». D’abord celui des lois de la phy­sique : com­ment la struc­ture iso­trope due au choc ini­tial « se dis­sipe au fur et à mesure que l’univers est déchif­fré par l’observation humaine ».

L’harmonie cachée vaut mieux que l’harmonie visible (Héra­clite)

Puis il y a le mys­tère de la vie, irrup­tion d’une struc­ture de com­plexi­té « conden­sée dans des îlots de réel ». Troi­sième mys­tère, celui du cer­veau, « masse de matière orga­nique et appa­rem­ment amorphe, capable, en sui­vant les lois de la phy­sique, de sélec­tion­ner une réponse adé­quate dans un ensemble » inouï de pos­si­bi­li­tés. La modé­li­sa­tion per­met d’approcher ces trois énigmes. Enfin, qua­trième mys­tère, celui de la struc­ture mathé­ma­tique : « Com­ment le cer­veau arrive à l’élaborer, à par­tir du chaos des inputs externes1. »

Le vol de l’oiseau (prin­cipe de Ber­noul­li), image du film de Bea­triz Mil­hazes et BUF, Les Para­dis mathé­ma­tiques, 2011. Créa­tion BUF.

Bonheur et émerveillement

Conçue par un artiste japo­nais, une sur­face de révo­lu­tion à cour­bure néga­tive mar­quait de sa beau­té l’un des espaces. À côté, une vidéo mon­trait le bon­heur pro­fes­sion­nel qu’éprouvent des mathé­ma­ti­ciens et phy­si­ciens de haut vol.

Équipe de pilotage
Ani­mée par Jean-Pierre Bour­gui­gnon (66), elle a réuni la pro­ba­bi­liste Nicole El Karoui, les deux « médailles Fields » Alain Connes (l’un des pères de la géo­mé­trie non com­mu­ta­tive) et Cédric Vil­la­ni (connu pour son apport à la théo­rie ciné­tique des gaz), Misha Gro­mov, Sir Michaël Atiyah, Don Zagier, Caro­li­na Canales Gon­za­lez et Gian­car­lo Lucchini.

Bon­heur rayon­né par cha­cun des membres du Comi­té de pilo­tage quand il par­lait de son métier, des temps de décou­verte, des temps morts ou de ges­ta­tion, de la joie constante d’explorer le réel et même son fili­grane mathématique.

Émer­veille­ment de Nicole El Karoui quand, ter­mi­nant son témoi­gnage sur ses recherches en pro­ba­bi­li­té, elle s’émerveillait des facettes si diverses du hasard qu’elle reliait à la diver­si­té de ses cinq enfants. Quel est le « moteur de recherche » de ces témoins ? Le goût de l’aventure, de la recherche de la véri­té et de la beau­té, la joie de l’exploration.

Diffusion de la chaleur (équation de Fourier), image du film de Beatriz Milhazes et BUF, Les Paradis mathématiques, 2011.
Dif­fu­sion de la cha­leur (équa­tion de Fou­rier), image du film de Bea­triz Mil­hazes et BUF,
Les Para­dis mathé­ma­tiques, 2011. Créa­tion BUF
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Enfin, sur fond de ciel noc­turne, les écrits de Poin­ca­ré for­maient des ensembles ayant cha­cun son thème et son uni­té. En somme, des « constel­la­tions » dans un ciel mathématique.

Muse des sciences

Quel est donc ce cer­veau, qui nous aide ain­si à tant connaître cet uni­vers, à pra­ti­quer pareille intros­pec­tion intel­lec­tuelle, et qui fait par­fois du mathé­ma­ti­cien moderne un col­lègue du neu­ro­logue ? Et com­ment évo­lue cette « muse » des mathé­ma­tiques et des sciences exactes, cette muse des sciences dures ? Ses ori­gines sont d’abord la contem­pla­tion du « ciel étoi­lé au-des­sus de nos têtes » (Kant), le goût de connaître la Créa­tion, mais aus­si l’établissement de la comp­ta­bi­li­té, des cadastres et plus géné­ra­le­ment la contri­bu­tion rai­son­née à un ordre social, issu de « la loi morale au fond de nos cœurs ». Mi-rêveuse, mi-citoyenne, par­fois mer­can­tile, cette muse a mûri peu à peu dans sa quête de véri­té : un par­cours dans la beau­té qu’elle rayonne sans cesse.

Quête de vérité

Il y a des mathé­ma­tiques dans la beau­té, il y a de la beau­té dans les mathématiques

Cette recherche porte sur l’explication de la réa­li­té. Il s’agit de la véri­té du « com­ment ». Celle-ci est tou­jours à la mer­ci d’une révision.

Les mathé­ma­tiques ne sont pour­tant pas qu’un outil, si fabu­leux soit-il, pour aider les phy­si­ciens. Cette muse est davan­tage. Elle ins­pire l’abstraction, offre la liber­té de choi­sir des axiomes liés à de nou­veaux espaces, elle pousse à géné­ra­li­ser har­di­ment mais avec force dis­cer­ne­ment. Par la hau­teur de vue qu’elle confère, et comme le fai­sait remar­quer Poin­ca­ré, elle nous per­met de don­ner le même nom à des êtres a prio­ri très dif­fé­rents. Pure et jubi­la­toire acti­vi­té pour­tant fer­tile grâce à d’imprévisibles mais pos­sibles appli­ca­tions tech­niques. Pour par­ve­nir à ces alti­tudes, le mathé­ma­ti­cien doit pra­ti­quer « l’économie de moyens ». C’est une contrainte éga­le­ment bien connue des artistes.

Séduc­tion de la beauté
Sir Michaël Atiyah rap­pelle qu’entre la véri­té et la beau­té le mathé­ma­ti­cien est sur­tout séduit par la beau­té, elle est immé­diate et satis­fait l’esprit, alors que la quête de la véri­té se fait par pro­gres­sion et n’a jamais de fin.

Nous frô­lons ici le mys­tère du cer­veau. Ces robots pré­sen­tés peuvent explo­rer leur milieu natu­rel, créer entre eux un lan­gage com­mun, ils ont une curio­si­té arti­fi­cielle au point de per­ce­voir les effets de leurs voca­li­sa­tions sur les spec­ta­teurs humains : d’où un dia­logue « homme machine » amé­lio­ré. Quel bel exemple de modé­li­sa­tion de fonc­tion­ne­ment du cer­veau quand il recherche du plau­sible à par­tir de don­nées incom­plètes2 !

Climat de beauté

Hiroshi Sugimoto, Conceptual Form 011, 2008. Surface de révolution présentant une courbure négative constante. Miroir en aluminium.
Hiro­shi Sugi­mo­to, Concep­tual Form 011, 2008. Sur­face de révo­lu­tion pré­sen­tant une cour­bure néga­tive constante. Miroir en aluminium.

Dans son livre Formes et Forces (Flam­ma­rion, 1971), l’historien d’art René Huy­ghe expri­mait sa ferme convic­tion que la science et l’art convergent dans leurs recherches pour­tant si dif­fé­rentes des « arti­cu­la­tions fon­da­men­tales du Réel ». Sen­sibles et créa­tifs, les peintres et sculp­teurs uti­lisent des formes de base telles que les seg­ments de droite, les angles, penta­gones, cercles et cercles concen­triques, spi­rales ou courbes pério­diques. Nous retrou­vons ces figures dans les Sciences, sauf dans l’infiniment petit.

Dans la matière inerte et solide, dans les cris­taux par exemple, les seg­ments et les angles pré­valent ; si la matière est souple, elle prend selon ses états des formes de tour­billons, de spi­rales qui expriment sa plas­ti­ci­té face aux forces qui la pétrissent. Et quand sur­git la vie, ses formes de crois­sance sont les tiges rec­ti­lignes, les bulbes et fruits sphé­riques, les spi­rales chères à Fibo­nac­ci, etc.

Cinquième mystère

Ter­mi­nons par ce texte japo­nais tiré du cata­logue de l’exposition : « Il y a des mathé­ma­tiques dans la beau­té, il y a de la beau­té dans les mathé­ma­tiques. » Cette beau­té nous fait voya­ger et nous dépayse. Et si le « cin­quième mys­tère » était la beauté ?

Arts et mathématiques
Comme le rap­pelle Claude Allègre dans son Dic­tion­naire amou­reux de la science, les Grecs met­taient la musique et les mathé­ma­tiques dans les beaux-arts. Les expres­sions et figures de ces der­nières sont d’une beau­té qui pousse à la contem­pla­tion : les termes « nombre d’or », « sec­tion d’or », « divi­sion har­mo­nique » tra­duisent le sobre luxe et la beau­té de l’écriture mathé­ma­tique. Et la décou­verte d’une démons­tra­tion peut être aus­si source d’émotion esthétique.

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1. Cf. Misha Gro­mov : Les déchif­freurs, voyages en Mathé­ma­tiques, Belin, Paris 2008, p. 154 à 156. Cf. aus­si le cata­logue abré­gé de l’exposition.
2. Cf. Cours de psy­cho­lo­gie cog­ni­tive expé­ri­men­tale de Sta­nis­las Dehaene au Col­lège de France, 2012.

Les pho­tos sont publiées avec l’aimable auto­ri­sa­tion de la Fon­da­tion Car­tier pour l’art contem­po­rain, qui a orga­ni­sé l’exposition Mathé­ma­tiques, un dépay­se­ment sou­dain, pré­sen­tée du 21 octobre 2011 au 18 mars 2012

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Alexandre Moat­ti (X78)répondre
13 novembre 2012 à 8 h 33 min

Autre retour sur cette exposition

Un autre com­men­taire sur cette expo­si­tion, à lire sur mon blog de sciences : http://www.maths-et-physique.net/article-mathematiques-un-depaysement-godelien-101360709.html Et quelques remarques sur le texte ci-des­sus : – GROMOV et non Gra­mov – par ailleurs je ne suis pas sûr que ce mathé­ma­ti­cien ait vou­lu nous emme­ner vers des quel­conques « mys­tères » – ce n’est pas ce que j’ai per­çu dans sa biblio­thèque. – Poin­ca­ré au sous-sol : ce n’é­taient pas des « écrits de Poin­ca­ré » mais une remar­quable fresque reliant ses divers tra­vaux (cette fresque est repro­duite pleine page dans le Bul­le­tin B51 de la SABIX consa­cré au cen­te­naire de Poincaré,que j’ai dirigé).

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