Mathématiques et développement en Afrique
Ces » écoles » rassemblent des mathématiciens, agronomes et médecins de la région, dont les professeurs Charles-Félix Billong Billong, biologiste de la faculté des sciences de Yaoundé, et Albert Samé Ekobo, paludologue et parasitologiste de la faculté de médecine de Yaoundé, sous les auspices du professeur Henri Hogbe-Nlend, ancien professeur de mathématiques à l’université de Bordeaux, actuellement ministre de la Recherche scientifique et technique du Cameroun, fondateur de l’Union mathématique africaine.
L’idée de ces mathématiciens est de prouver que les mathématiques pures » servent à quelque chose » et ils démontrent la marche en marchant. Ils sont soutenus par le professeur Claude Lobry, directeur du CIMPA (Centre international de mathématiques pures et appliquées) et président de la Commission des pays en développement de la Société mathématique européenne, et le professeur Gauthier Sallet, de l’université de Metz, qui recrutent eux-mêmes quelques médecins ou mathématiciens européens spécialistes des questions envisagées par les écoles prévues.
Dans son allocution d’ouverture, le Ministre évoque la nécessité impérieuse pour l’Afrique de se munir de sa propre expertise à l’égard des stratégies de développement, ainsi que l’intérêt évident qu’il y aurait à susciter un pôle de mathématiciens, la région de l’Afrique centrale constituant le niveau le plus susceptible d’atteindre la masse critique et donc la pérennité.
Il remarque que les premiers Africains formés dans les universités ont été des juristes, des gens de lettres, des médecins. À l’Afrique de savoir se munir elle-même du socle rigoureux de tout savoir – la mathématique -, aucune recherche appliquée ne pouvant se comprendre sans le support de la mathématique pure. Il souhaite que ces écoles aient une postérité et annonce qu’il se munit des moyens d’y pourvoir.
Les deux textes ci-après reflètent une idée des échanges qui ont marqué la célébration, par une centaine de participants, de » l’Année mathématique mondiale » à Yaoundé.
Pourquoi l’Afrique a besoin de mathématiciens
La pourriture brune est une maladie cryptogamique qui attaque les cacaoyères au sud du Cameroun. Nous devons à Michel Ndoumbè Nkeng, ingénieur agronome et biométricien à l’IRAD (Institut camerounais de recherche en agronomie pour le développement), l’énoncé suivant : » Quand on compare la zone forestière (extrême sud du Cameroun) à la zone de transition de la forêt à la savane (60 km au nord de Yaoundé), on constate que la pourriture brune attaque plus gravement les cacaoyères de la zone forestière. Cela est dû à la pluviométrie, au climat et à la végétation. Pour traiter la pourriture brune, on pulvérise les plantations de fongicides.
Si on pouvait modéliser la propagation de la pourriture brune, on pourrait déterminer les doses de fongicides à asperger dans une localité spécifique et on réaliserait des économies substantielles ; de plus, on pourrait réduire la résistance des germes aux fongicides1. » Cette question d’agronomie devient dès lors un problème de modélisation mathématique.
Voici les mathématiciens (statisticiens et modélisateurs notamment) interpellés dans un problème important lié au développement. Nous renvoyons à l’article et à l’encadré suivants pour d’autres illustrations de l’importance de la modélisation mathématique dans la lutte contre notre » maladie sociale « , le paludisme, et dans le contrôle de son évolution.
Il y a plus de trente ans, des voix autorisées se sont élevées pour proclamer l’unité des mathématiques, et demander de parler plutôt de » la mathématique « . En fait, il se trouve que la théorie de la modélisation mathématique emprunte à tous les domaines des mathématiques, confirmant l’unité de celles-ci.
Ainsi, il serait vain d’implanter en Afrique une école doctorale (a fortiori, une maîtrise d’ingénierie mathématique) ne comportant que des statistiques et de la modélisation mathématique, dont le but serait de résoudre des problèmes liés au développement, si elle ne jouxte pas d’autres écoles de mathématiques pures et appliquées. Il faut encore le répéter : » Il n’y a pas d’un côté, les utiles, les mathématiciens appliqués, et de l’autre, les inutiles, les mathématiciens purs ; ce qu’il faut promouvoir, avec le concours de la coopération internationale, ce sont de bonnes mathématiques. »
En Afrique, nous admirons le parcours scientifique du professeur Yves Meyer, de l’Académie française des sciences2, qui, après avoir excellé pendant des années dans les mathématiques réputées pures (analyse dure, théorie des intégrales singulières et très singulières), est devenu un maître incontesté des mathématiques appliquées (analyse numérique), suite à son élaboration de la théorie mathématique des ondelettes, reprise d’une pratique des ingénieurs en recherche pétrolière. De cette théorie sont ensuite issues de nombreuses applications au traitement du signal et de l’image.
Certains pourraient nous rétorquer que cet exemple n’est pas probant, parce que l’enracinement de la tradition scientifique et le niveau de technologie sont faibles sous nos latitudes. Nous leur répondrons simplement que nous voulons être du train actuel de la » mondialisation « , de la » globalisation « . Surtout, nous répéterons ce que nous écrivions déjà en 1998 dans notre projet de création d’un Centre régional de mathématiques en Afrique centrale : » Le degré de développement d’un pays se mesure en très grande partie à sa maîtrise des sciences fondamentales et des technologies, et ce critère est tellement implacable que la présence d’énormes richesses dans son sous-sol ne modifie pas considérablement le classement d’un pays (prédominance de l’or gris sur l’or noir, l’or vert, l’or jaune…).
En effet, en l’absence d’une activité de recherche performante, il est inconcevable d’espérer des solutions à des problèmes liés au développement économique et social. » Un peu plus loin dans le même texte, nous écrivions : » En raison du coût financier relativement peu élevé de la formation des mathématiciens, il est difficile de justifier que l’Afrique demeure en situation d’exclue dans le domaine des sciences fondamentales aussi. »
Nous allons plus loin ; nous déclarons que l’Afrique doit se lancer dans la bataille économique mondiale de fabrication de logiciels. Dans ce but, il est incontestable qu’il faut sans délai promouvoir et développer l’école mathématique africaine…
David Békollé
Université de Yaoundé I, Cameroun
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1. Table ronde de l’école » Statistique appliquée à l’agronomie « , célébration de l’Année mathématique mondiale 2000, Yaoundé, 28 août‑1er septembre 2000.
2. Yves Meyer a été élu à l’Académie des sciences dans la section des sciences mécaniques.
Un modèle mathématique pour le paludisme
Ronald Ross, au sujet du paludisme, écrit en 1911 : » Affirmer qu’une maladie est sous la dépendance de certains facteurs sert à bien peu de choses, à moins qu’il ne soit possible d’évaluer l’influence de chacun des facteurs sur le résultat final. »
Comment se présente, actuellement, la lutte contre le paludisme en Afrique au sud du Sahara ? D’un point de vue purement économique, traiter des malades à l’aide de médicaments produits en Occident est une gageure. Le genre de vie n’est pas en cause, c’est le seul niveau de vie qui intervient ici. Comparés aux prix des aliments et logements, qui sont à la portée des ménages, les médicaments importés sont abominablement chers et, sauf exceptions, inaccessibles. En Occident, une capitalisation de ressources ancienne et suffisante autorise un modèle de protection sanitaire libéral et individuel.
En Afrique il y a d’autres priorités et dans le domaine médical la prévention offre d’évidence un meilleur rapport coût-efficacité. Si l’hôpital reste indispensable pour les urgences en milieu urbain, en revanche les grands problèmes de santé publique, ruraux surtout, exigent des campagnes de masse. Ainsi ont été traitées la maladie du sommeil, la lèpre, la fièvre jaune, la variole, l’onchocercose. Pourquoi, alors, les programmes et projets » internationaux » d’éradication du paludisme ont-ils abouti, après quarante ans d’efforts, à un résultat nul ?
C’est que le paludisme intertropical africain pose un problème d’un tout autre ordre de grandeur. Le paludisme à plasmodium vivax accable la terre entière, mais on lui survit. En Afrique sévit le paludisme à plasmodium falciparum qui est un tueur. On sait qu’une population d’origine européenne s’est implantée dans les deux Amériques, en Australie (l’Asie portait déjà une population dense) mais jamais en Afrique subsaharienne. Historiquement le falciparum a interdit tout établissement européen durable et, ce faisant, a conservé l’Afrique à sa population d’origine.
À l’exception de l’Afrique du Sud ? Non, il n’y a pas de falciparum en Afrique du Sud. Ceci s’est fait au prix d’une effroyable mortalité infantile (encore de l’ordre de 20 %) mais la population africaine a pu se munir d’une immunité naturelle, en quelques milliers ou dizaines de milliers d’années. Il est maintenant de sa responsabilité de se défaire de son terrible » protecteur « . L’Afrique dispose de biologistes et de médecins compétents, mais on sait que la démarche purement médicale a échoué.
Or il y a mieux à faire : c’est d’agir à la racine du mal. Pour cela il faut connaître les » points faibles » du mortifère falciparum et par points faibles on entend deux idées.
- Mathématique : la terrible stabilité du paludisme, malgré des dizaines d’années de lutte, montre qu’il y a bien lieu d’identifier avant tout un point faible, éventuel » col » autour du » cirque » central d’un espace de représentation, celui de la solution analytique du problème. Actuellement, l’endémie est au fond du cirque, l’équilibre est stable, elle y revient inexorablement, quelque effort qu’on fasse pour l’en tirer. Existe-t-il un col, ou plusieurs, quelle est la voie optimale pour franchir le meilleur ? Nul ne sait.
- Économique : ces points faibles sont ceux qui ont le meilleur rapport coût-efficacité. Par exemple, la lutte contre des vecteurs. On use d’insecticides, de moustiquaires ; on prend des mesures environnementales à l’égard des végétaux ou points d’eau ; ou domiciliaires, mode d’habitat, horaires, et ainsi de suite.
On en trouverait dix autres, par exemple l’introduction de populations d’insectes stériles, ou d’insectes au sex ratio génétiquement déséquilibré (ceci dit en dehors de toute mesure médicale proprement dite, prophylaxie ou vaccin hypothétique, et qu’il faudra pourtant intégrer et chiffrer). On n’oublie pas les retombées : la lutte contre l’onchocercose a coûté cher, mais elle a rendu à l’exploitation d’immenses terres cultivables.
Rien n’est alors meilleur qu’un modèle auquel on demande d’abord de bien reproduire la réalité observée, même au prix d’hypothèses non encore expliquées, mais fonctionnelles et éprouvées. On peut dès lors l’utiliser comme un modèle prévisionnel. Ce modèle, on sait qu’on l’améliorera au fur et à mesure de l’expérience. De ce jeu des hypothèses de lutte, on attend le choix de la meilleure stratégie.Voilà pourquoi l’Afrique a besoin de mathématiciens, statisticiens, probabilistes, modélisateurs et automaticiens. Ses choix stratégiques ne peuvent pas être confiés à des experts étrangers. Et ce, à plus d’un titre, car la médecine n’est pas seule concernée : l’élevage, l’agriculture, la protection de la faune sauvage, la recherche de certains minéraux utilisent des méthodes semblables. Ainsi une utopie devient projet, puis un projet réalité : l’avenir dépend de cette option.
Docteur Jean Dutertre, épidémiologiste