Mathématiques et informatique peuvent faire bon ménage
Parler d’immobilisme dans l’enseignement secondaire quant à l’introduction de l’informatique me semble exagéré. Dès l’arrivée des premières calculatrices programmables dans la seconde moitié des années soixante-dix, une certaine fièvre est apparue parmi les enseignants de mathématiques.
L’attrait du nouveau se déplace avec le nouveau
Réflexions, études, échanges, formations se sont multipliés, par exemple grâce aux IREM (Instituts de recherche sur l’enseignement des mathématiques). Il est vrai qu’on introduit seulement maintenant l’algorithmique dans les programmes, mais si l’on ouvre un livre des années quatre- vingt, on y verra de nombreux schémas d’algorithmes et des programmes pour calculatrices.
Avec les écrans graphiques, l’étude des fonctions a été totalement changée, et l’arrivée des statistiques s’est faite à grand renfort de fonctions » random » – ce que je considère comme une erreur car le hasard apparaît ainsi aux yeux des élèves comme une fonction banale.
Des expériences nombreuses
Aujourd’hui on voit se multiplier – pas seulement chez les jeunes enseignants – les ouvertures de sites où les élèves ont accès à leurs devoirs, cours, liens, etc. Un nombre non négligeable utilise des logiciels interactifs de géométrie et des vidéoprojecteurs associés aux calculatrices dans leurs cours. Les élèves programment beaucoup moins facilement aujourd’hui qu’il y a vingt, voire trente ans. On peut faire un parallèle avec la mécanique auto qui, après avoir connu une vogue certaine bien avant, a perdu beaucoup de mécanos amateurs : l’attrait du nouveau se déplace avec le nouveau.
Résultats probants
L’une de mes plus mémorables années scolaires a été celle de 1981- 1982 : j’ai vu succéder à une classe, qui avait obtenu 33 % de réussite au bac C (mon record personnel), une classe très motivée par les calculatrices programmables et les ordinateurs individuels qui apparaissaient seulement alors : c’est l’année où le lycée se voit doté de son premier ordinateur, un Micral (photo ci-dessus).
Les débuts de Micral
En 1982, le lycée est doté d’un Micral. Nous achetons également un ZX81 doté d’un kilo-octet de mémoire vive et d’une petite imprimante thermique avec l’argent du foyer. Ce sont les élèves qui m’apprennent comment calculer pi avec 100 décimales sur une TI57 dotée de quelques pas de programmes seulement et comment programmer en assembleur.
Avec ce matériel, on explore les maths : on fait des calculs jusque-là impossibles, on trace des courbes et c’est comme si on les voyait pour la première fois. Cette classe très motivée obtient, fait exceptionnel à Bobigny, des résultats égaux à la moyenne nationale.
Quelques années plus tard, j’arrête le club informatique : les élèves n’y viennent que pour copier des programmes de jeux pris dans les journaux.
Les PC, facteurs de renouveau
La règle et le compas
Il n’existe rien dans le secondaire ressemblant à la recherche de problèmes par calculatrice sur un mode comparable à la recherche de constructions à la règle et au compas (premiers outils mathématiques, aujourd’hui dépassés, liés à la corde d’arpentage des Égyptiens).
Je reprends le club informatique au début des années quatre-vingt-dix avec l’arrivée des premiers PC ayant quelques possibilités graphiques : s’ensuit une période très féconde avec une participation active d’élèves qui viennent souvent plusieurs années et auxquels je fais faire des travaux sur des sujets originaux comportant des notions de maths assez avancées (distance de Hausdorff, dimension fractale, IFS, pavages apériodiques, par exemple) et des résultats graphiques spectaculaires sous forme d’expositions.
Il existe à l’époque une » option informatique » en lycée et les élèves apprennent à y programmer en pascal. Certains réaliseront des petits logiciels pour mon activité où par ailleurs ils apprennent tous à utiliser un langage récursif simple, celui des L‑systems, très proche du logo.
Approcher les nombres et la géométrie via l’informatique
C’est une chose nécessaire, mais mal résolue jusqu’ici. Les calculatrices servent essentiellement comme substitut à l’effort de mémorisation et d’acquisition de mécanismes.
L’attrait des réseaux sociaux
Les élèves restent motivés aujourd’hui par la réalisation d’images (notamment 3D) sur ordinateurs, mais la réalisation de maquettes physiques les intéresse tout autant. La grande nouveauté pour eux ce n’est plus l’ordinateur comme outil de calcul ni Internet comme bibliothèque universelle, mais bien les réseaux sociaux et le téléphone mobile. Ils les utilisent d’abord pour le papotage, les médias passifs et les jeux, et c’est un usage qui est général, ce qui n’était pas le cas auparavant. Mais rares sont ceux que je connais qui ont, par exemple, un blog (je parle ici de lycéens de la banlieue nord de Paris).
C’est un fait. Il est possible que l’intuition des nombres, qui constituent une abstraction première indispensable, en souffre. Dans le même temps les calculatrices ne sont pas explicitées comme des instruments de recherche.
Les élèves et la plupart des profs n’ont pas en général d’idées précises sur les limites de cet outil – si ce n’est une certaine méfiance. Des travaux ont pourtant été faits dans ce domaine. Il arrive cependant, hors les cours et le plus souvent, dans des activités de type atelier, que les tableurs ou logiciels de géométrie interactive (cabri-géomètre, geogebra) sont utilisés comme des outils expérimentaux par les élèves. Cela reste pour l’instant à la marge.
Enseigner l’informatique en tant que discipline
Je ne comprends pas pourquoi on n’enseigne pas, au moins à certains élèves, l’informatique en tant que discipline. Bien sûr, ça risque de la rendre un peu grise comme toutes les autres, mais pour l’instant elle n’a aucune couleur, elle est absente. Cela me paraît indispensable pour tous ceux qui auront plus tard à l’utiliser comme outil scientifique. Il y a des notions de base pour le faire intelligemment.
L’informatique est un puissant outil d’exploration et d’expérimentation en mathématiques
Et puis on a besoin d’informaticiens, à tous les niveaux. C’est là, à mon sens, qu’on peut illustrer l’utilité des maths pour l’informatique (et peut-être plus généralement le monde du numérique).
Et s’en servir pour faire vraiment des maths
Faire des maths en utilisant l’informatique, ce n’est pas la même chose qu’illustrer l’utilité des maths par l’informatique. C’est même plutôt d’abord l’inverse : illustrer l’utilité de l’informatique pour les maths : l’informatique est un puissant outil d’exploration et d’expérimentation en mathématiques.
Il n’en reste pas moins que les programmes de maths doivent également répondre aux besoins de la compréhension du monde numérique, comme ils répondent aux besoins de la compréhension du monde physique. Et il existe dans ce domaine beaucoup de choses qui pourraient être enseignées de façon captivante et accessible : opérations et leurs algorithmes, graphes, représentation des surfaces, tous domaines où l’apprentissage mathématique et l’informatique sont imbriqués, etc.
Le développement de la physique a interagi profondément avec celui des mathématiques, il en est déjà de même, d’une façon propre, pour celui de l’informatique.
Transmission culturelle
C’est vrai qu’on est en train de vivre une révolution comparable par son ampleur et ses conséquences à l’invention de l’écriture et à celle de l’imprimerie. C’est vrai que les médias de transmission culturelle sont en train de changer de forme et de nature.
Nouveaux réseaux de connaissance
Des réseaux de connaissance pourraient émerger quasi spontanément, fondés sur des moteurs de reconnaissance des formes autres que ceux auxquels les sciences nous ont habitués, qui sont plutôt individuels, ou à taille humaine quand ils sont collectifs. C’est peut-être même en train de se dessiner déjà (Google, Wikipédia).
Mais qu’en est-il des apprentissages et des savoirs scientifiques ? Ils restent, me semble-t-il, largement liés à l’expression écrite. L’imprimerie en démocratisant cette expression a contribué à libérer la science, lui créant un espace beaucoup plus vaste et moins aisément maîtrisable. Le monde numérique est en train de fabriquer sous nos yeux une bibliothèque universelle libre d’accès sans commune mesure avec ce qui a jamais existé. Mais si cela peut sans doute changer à terme les modes de collaboration, de validation et de débat scientifique, il n’est pas clair que cela ait modifié ceux de l’apprentissage et la forme (écrite pour l’essentiel) des savoirs scientifiques.
On ne peut cependant exclure complètement une nouvelle révolution donnant aux boîtes noires informatiques un pouvoir plus grand qu’aujourd’hui sur les sciences. Les conséquences en sont pour moi difficiles à imaginer. Et j’ai du mal également à penser que la compréhension du monde qui nous entoure fondée sur des concepts et des mots puisse perdre de son importance.
Elèves au lycée Louise Michel de Bobogny en juin 2006 lors d’un stage de littérature assistée sur ordinateur (dans la lignée des expériences de l’oulipo) organisé dans le cadre de « L’Ecole ouverte »
Donner un cadre à l’apprentissage
La principale lacune que j’ai relevée chez mes élèves au fil des années c’est qu’ils n’avaient pas de cadre, au sens le plus large du terme, pour travailler et apprendre par eux-mêmes en dehors des cours auxquels ils assistaient. On n’apprend pas à jouer au tennis seulement en regardant des matchs à la télé (j’entends par là : en regardant un professeur) ; il y faut aussi de la pratique et un entraînement pas toujours drôle.
Il me fallait quand j’étais prof à la fois susciter l’intérêt de mes élèves et leur apprendre à apprendre. La première de ces deux choses peut se faire de façon éphémère, mais finit toujours par disparaître quand les leçons ne sont pas apprises, ce qui demande un effort et un apprentissage spécifique, et que les exercices par voie de conséquence ne peuvent plus être faits au bout d’un moment.
Apprendre à apprendre ne peut se faire sans médiation humaine
Je pense qu’apprendre à apprendre, ce qui ne peut se faire sans médiation humaine ni cadre adapté, est déjà et restera un aspect majeur de la transmission culturelle à l’avenir, une condition pour s’adapter véritablement aux changements extraordinaires qui se profilent. C’est sans doute un des enjeux cruciaux pour pouvoir répondre aux exigences d’une citoyenneté actuelle. Et bien sûr cet apprentissage-là devra à la fois s’appuyer sur la révolution numérique, et se transformer pour s’y adapter.