Mathématiques et sciences de la nature
Les relations entre mathématiques et autres sciences
Les relations entre mathématiques et autres sciences
Les sciences de la nature, de la physique à la biologie, de la chimie aux sciences de la terre ou de l’univers, ont un but commun, appréhender le monde qui nous entoure. À l’origine, les mathématiques avaient ce même objectif : l’arithmétique élémentaire a été bâtie pour dénombrer et ranger les objets, la géométrie pour repérer l’espace à deux ou trois dimensions (avec ses applications à l’arpentage, la topographie, la cosmographie). Mais aujourd’hui l’essentiel des mathématiques semble ailleurs ; il s’agit en dernier ressort d’une construction de notre esprit, autonome par rapport à la nature. Même en arithmétique ou en géométrie, on ne trouve que des liens ténus entre le théorème de Fermat ou les variétés riemanniennes, par exemple, et le monde réel. Les mathématiques ont constamment progressé grâce à un souci de rigueur formelle, ce qui en fait une science abstraite déconnectée de la nature.
Cette spécificité n’empêche pourtant pas les mathématiques de jouer vis-à-vis des sciences de la nature plusieurs rôles importants, d’autant plus marqués que la science est plus avancée. Elles fournissent d’abord divers outils indispensables. Toute la physique moderne, la chimie théorique, la mécanique font appel en permanence à l’analyse et au calcul algébrique. Les progrès de certaines questions de mécanique des fluides, de la météorologie, de la climatologie, du traitement d’images ou de larges secteurs de la technologie reposent sur un emploi massif du calcul numérique. Même la biologie commence à ne plus pouvoir se passer de mathématiques. Les sciences expérimentales ont de plus en plus recours à l’informatique pour le pilotage des expériences, le dépouillement et l’interprétation des résultats. Ainsi, en physique des particules, la découverte des particules W et Z a impliqué le tri, nécessairement automatique, d’une très petite proportion, de l’ordre de un par milliard, d’événements rares produits par collisions ; en biologie moléculaire, la structure d’une protéine est si complexe que sa détermination par résonance magnétique nucléaire peut nécessiter des mesures en continu pendant un an suivies d’une analyse mathématique des données recueillies, ce qui suppose des moyens informatiques lourds. La simulation numérique est de plus en plus utilisée comme préparation ou comme substitut à des expériences. La présentation des résultats de mesures repose souvent sur des visualisations géométriques qui les rendent plus intelligibles.
D’autre part, toutes les sciences, expérimentales ou théoriques, font un usage systématique de la statistique, car l’appréciation des inévitables incertitudes repose sur la notion mathématique de probabilité.
Enfin, depuis le début du XIXe siècle, les mathématiques sont devenues le langage même de la physique, car la plupart de ses lois sont désormais intraduisibles en mots, et ne peuvent plus s’exprimer clairement qu’à l’aide d’équations (Maxwell, Boltzmann, Einstein, Schrödinger, etc.). Dans la préface de son Précis élémentaire de physique expérimentale, destiné à « mettre les éléments de la science à la portée de la plupart des jeunes gens, qui cherchent seulement à acquérir des notions générales, comme une préparation utile pour d’autres études, telles que la médecine ou l’histoire naturelle, ou même comme un simple complément de leur éducation », J.-B. Biot écrivait déjà en 1823 : « Ce n’est pas toutefois sans quelques regrets que je me suis résolu à présenter aux élèves un ouvrage où la physique est dépouillée de ce qui fait sa principale utilité et sa certitude, je veux dire les expressions et les méthodes mathématiques. [… En] renonçant aux secours du langage algébrique, [on abandonne] avec lui les conséquences les plus éloignées des théories, et leurs vérifications les plus sûres. » Depuis cette époque, les mathématiques ont fini par imprégner complètement la physique. L’abstraction croissante de ses énoncés fondamentaux les a rendus de moins en moins traduisibles dans le langage courant et de plus en plus difficiles à faire comprendre à un public non spécialiste, même cultivé.
C’est l’observation même de la matière qui a permis pour la décrire d’utiliser des équations, pur produit de notre esprit, de sorte que l’adéquation des mathématiques au réel a quelque chose de miraculeux. Cette « déraisonnable efficacité des mathématiques » (E. P. Wigner, Communications on pure and applied mathematics 13 (1960) 1–4) nous permet, au prix de calculs complexes, de prévoir certains phénomènes naturels avec une précision de 10 chiffres significatifs ! Les épistémologistes ont proposé diverses explications à cette position singulière des mathématiques face à la réalité physique (voir la thèse de Dominique Lambert, Recherches sur la structure et l’efficacité des interactions récentes entre mathématiques et physique, Université de Louvain, 1996). Sans entrer dans ce débat, l’analyse qui paraît la plus conforme à notre expérience de chercheurs est la suivante. Les deux disciplines progressent en parallèle, de manière arborescente, chacune avec ses propres objectifs, concepts, modes de pensée et critères de véracité – mais pas toujours indépendamment : à certaines occasions, un lien se tisse entre une branche de l’une et une branche de l’autre, sous forme de méthodes d’étude ou de sources d’inspiration pour des problèmes nouveaux. Les deux branches ainsi » engrenées » bénéficient alors toutes deux de cette synergie et se développent rapidement, tandis que d’autres, trop isolées ou inutiles, peuvent s’étioler. Par ce processus de type darwinien, l’arbre de la physique et l’arbre des mathématiques acquièrent une structure laissant paraître de fortes correspondances.
La science contemporaine nous fournit de multiples exemples de cette alternance entre développements autonomes et va-et-vient fructueux. Le nom de Poincaré symbolise une croissance corrélée de plusieurs branches de physique et de mathématiques. Ensuite, dans les années 20, les fondateurs de la mécanique quantique ont bénéficié de leur familiarité avec des domaines alors nouveaux tels que l’analyse fonctionnelle ou l’algèbre linéaire. Pourtant, durant les décennies qui ont suivi, les deux disciplines ont connu des évolutions considérables, mais presque indépendantes : l’analyse du siècle dernier s’est révélée suffisante pour tirer les conséquences de la mécanique quantique sur les phénomènes les plus variés (atomes, noyaux, physique des solides, chimie, etc.), tandis que les mathématiques progressaient principalement grâce à un effort de restructuration interne. Une exception notable fut l’apport mutuel entre la théorie des groupes et l’étude des symétries et invariances en physique, dont l’importance majeure n’a été reconnue qu’au cours de ce siècle. Les échanges, nombreux, ont à nouveau repris depuis une trentaine d’années (D. Lambert, op. cit.). Ainsi, la géométrie moderne, malgré son abstraction, a suggéré aux théoriciens des particules d’introduire des espaces à 10 ou 26 dimensions : aux 4 dimensions de notre espace-temps tangible seraient adjointes des dimensions supplémentaires, qui ne se manifesteraient à nous que par l’intermédiaire de propriétés de symétrie des particules élémentaires ; l’expérience décidera si cette nouvelle branche de la physique doit fructifier ou avorter. En sens inverse, la géométrie algébrique a bénéficié de points de vue nouveaux émanant de la théorie quantique des champs ; l’importance de ces apports est attestée par l’attribution en 1990 d’une médaille Fields au physicien Edward Witten, qui plus est pour des travaux comportant des conjectures pas encore démontrées.
Équilibrer les divers aspects des mathématiques dans l’enseignement
Les réflexions qui précèdent débouchent sur un problème pédagogique : parmi les divers aspects des mathématiques, science de la nature, construction abstraite, outil, langage, lesquels privilégier ?
Il me paraît clair qu’à l’école primaire, l’arithmétique et la géométrie doivent être introduites comme des sciences d’observation, dans le même esprit que les autres sciences. Vouloir d’emblée satisfaire à l’exigence de rigueur formelle spécifique aux mathématiques a naguère conduit à des excès, heureusement passés de mode aujourd’hui. N’empêche qu’il importe, afin d’apprendre à faire face à des situations nouvelles, d’abstraire aussitôt que possible les notions découvertes sur des exemples concrets et constatations matérielles (nombres, opérations, figures géométriques, etc.). Par ailleurs, l’application à des problèmes quotidiens est utile et peut constituer une source de motivation. Enfin, le langage mathématique s’acquiert bien, semble-t-il, à un âge où les langues sont facilement assimilées. Tous les aspects des mathématiques sont donc présents dès l’école élémentaire, mais il importe de les pondérer selon les capacités des élèves.
Il en va de même aux niveaux secondaire et supérieur. Le côté utilitaire prédominera pour les futurs ingénieurs, et sera pour les autres tourné vers les applications à la vie courante. Une pratique régulière des mathématiques aidera les élèves à se familiariser avec leur langage et leurs techniques, et s’accompagnera d’un apprentissage du raisonnement rigoureux.
Mais il n’est évidemment pas facile de trouver un bon équilibre entre ces divers aspects. Il serait fastidieux, et impensable dans un délai raisonnable, de tout démontrer ; en revanche, comprendre ce qu’est une véritable démonstration mathématique constitue un apprentissage à la rigueur intellectuelle et à la logique qui devrait faire partie de la culture de chacun. (Hélas, on entend trop souvent des journalistes et même des intellectuels prestigieux se targuer de ne rien comprendre aux mathématiques, ou encore aux sciences, comme si c’était une vertu !) Il faut sans doute ne pas craindre de prendre des raccourcis, à condition de souligner que les lacunes de la démonstration pourraient être comblées, et de faire bâtir de temps à autre des raisonnements complets exemplaires. Les élèves peuvent ainsi s’accoutumer à une pratique efficace des mathématiques, tout en acquérant le sens critique que cette formation doit viser à leur procurer.
Vérité mathématique et vérité scientifique
Les mathématiques et les sciences de la nature s’opposent non seulement par leurs objectifs mais aussi par leurs modes de pensée. Deux types différents de raisonnement y sont pratiqués. En mathématiques, si l’intuition peut aider à poser des problèmes, les résultats ne sont validés que par la cohérence et la rigueur logique d’une déduction dont chaque étape est bien contrôlée. Ceci conduit à une vérité absolue, indiscutable, clairement opposée à l’erreur – ce qui, incidemment, a pu favoriser les mathématiques comme instrument de sélection aux examens. (Je laisse de côté les propositions indécidables, qui sont plus du ressort des logiciens et mathématiciens professionnels que de celui des étudiants.)
Le concept de vérité en sciences de la nature est beaucoup plus subtil. Atteintes par des raisonnements inductifs, les vérités scientifiques s’appuient sur l’observation ou l’expérience. Elles sont contrôlées en dernier ressort par la qualité des prévisions qu’elles nous aident à faire (des éclipses aux produits de réactions chimiques) ou par l’efficacité des moyens d’action qu’elles nous permettent de mettre en œuvre (des transistors aux vaccins). Elles ne sont cependant ni absolues, ni définitives, et comportent toujours une dose plus ou moins forte d’incertitude : les affirmations et explications scientifiques sont, implicitement ou explicitement, probabilistes.
Mais tout ceci ne retire rien à leur valeur, et n’empêche pas l’existence de progrès. Certes la mécanique d’Einstein repose sur des principes qualitativement différents de celle de Newton. Mais elle n’en a pas pour autant rendu caduque cette dernière : les équations de Newton apparaissent désormais comme une approximation valable pour des objets se déplaçant à des vitesses faibles devant la vitesse de la lumière ; elles restent « vraies » et même quantitativement plus utiles que les équations d’Einstein dans cette limite. De même, la physique classique n’est pas devenue fausse lors de l’avènement de la physique quantique, elle a simplement acquis un statut d’approximation.
En fait, la science fait souvent un usage simultané de plusieurs descriptions différentes d’un même objet. La plus détaillée d’entre elles nous est en général fournie par les théories les plus récentes et les plus sûres, mais elle est presque toujours difficile à exploiter en pratique. Aussi faisons-nous utilement appel à des modèles physiques, descriptions plus schématiques et dégradées, susceptibles de rendre compte commodément de telles ou telles propriétés, à telles ou telles échelles. (Le mot de » modèle » a d’autres significations en mathématiques appliquées et en biologie.) Ainsi, tout en sachant qu’un échantillon de gaz est constitué de noyaux atomiques et d’électrons en interaction coulombienne, nous avons intérêt à le traiter microscopiquement comme une assemblée de molécules, ou s’il est proche de l’équilibre à le représenter macroscopiquement comme un simple continuum. Un tel modèle pourra se justifier, soit en vérifiant son adéquation à la réalité pour les phénomènes que l’on cherche à décrire, soit si possible en montrant que les informations contenues dans la théorie détaillée, mais que l’on a écartées, influent peu sur le résultat. Les modèles physiques, et plus généralement les vérités scientifiques successives, s’emboîtent ainsi souvent comme des poupées russes, avec des champs d’application de plus en plus larges. Pour ne donner qu’un exemple, la thermodynamique, qui s’est constituée comme science autonome il y a cent cinquante ans, peut aujourd’hui être déduite d’une science plus large et plus moderne, la physique statistique. Des concepts comme ceux de température ou d’entropie se retrouvent avec des significations et des interprétations différentes dans les deux disciplines, qui semblent même présenter des contradictions (telles que la réversibilité ou l’irréversibilité des évolutions). On est parvenu à élucider ces oppositions paradoxales et à concilier les différences qualitatives entre concepts de base, au prix de raisonnements rigoureux mais subtils fondés sur un appareil mathématique souvent complexe. La vérité ancienne survit ainsi, non seulement en tant qu’approximation, mais sous la forme d’une conséquence cachée de la vérité nouvelle, à laquelle elle ne s’oppose qu’en apparence. En définitive, l’homme ne peut prétendre à énoncer des vérités absolues sur le monde ; mais des vérités scientifiques perfectibles lui permettent de le comprendre de mieux en mieux, d’agir efficacement et de faire des prévisions de plus en plus fiables dans la limite de fourchettes probabilistes fixées par la science elle-même.
Cet aspect de la science, qui nous concerne tous, est sans doute difficile à saisir. Jusque vers la fin du XIXe siècle, une certaine confusion entre vérité mathématique et vérité scientifique, présente chez les savants eux-mêmes, a peut-être été à l’origine des illusions scientistes, ainsi que de la croyance récurrente en l’achèvement de la science.
Encore aujourd’hui, nos enseignements secondaire et supérieur, tout en mettant l’accent sur la vérité mathématique, montrent mal comment c’est par le raisonnement scientifique, avec ses imperfections, que l’on accède à la réalité.
N’est-ce pas pour cette raison que nos élites prennent parfois des décisions d’apparence rationnelle mais coupées du réel ? que certains penseurs, ayant constaté l’évolution au cours des siècles des vérités en sciences, prônent un relativisme qui identifie les assertions scientifiques à des croyances sans valeur universelle ?
En sens inverse, le fait que notre enseignement des mathématiques ait pu laisser entendre que le langage scientifique est celui de la vérité absolue n’est-il pas à l’origine de dérives, telles que l’emploi hors de propos d’un jargon pseudo-scientifique censé appuyer certaines idées philosophiques, ou, plus dangereusement, l’adjonction de l’épithète « scientifique » en vue d’imposer aux esprits certaines idéologies (telles que le socialisme scientifique autrefois, la scientologie aujourd’hui) ?
L’acquisition du mode de pensée scientifique, où le raisonnement doit être en permanence confronté au monde, est un enjeu primordial dans l’éducation du futur citoyen. Il sera ainsi mieux armé pour résister à de fausses sciences cachées sous la terminaison … logie », à des peurs irraisonnées, modes et mythes exploités par des groupes de pression, aux charlatanismes et sectarismes de toute sorte, plaies de nos sociétés. Si l’on ne peut attendre de la science des solutions toutes faites, seules ses données permettent de bien peser les risques de telle ou telle décision (ou absence de décision) ; leur prise en compte est indispensable pour guider des choix sociaux, techniques, énergétiques, écologiques ou politiques complexes, ce dont malheureusement les médias et le grand public paraissent moins convaincus que par le passé.
Transformer l’enseignement des sciences
Il est donc essentiel qu’une véritable culture scientifique de base soit dispensée à tous les niveaux de notre enseignement, de façon à équilibrer l’apprentissage des mathématiques, base d’un raisonnement juste, par celui des sciences de la nature, base de l’adaptation de notre pensée à la réalité extérieure.
Ceci est devenu d’autant plus important que le développement de l’informatique, des multimédias, des jeux vidéo, présente le risque de favoriser une logique purement formelle ou de semer chez les jeunes utilisateurs une confusion entre mondes virtuels et monde réel. La pédagogie des sciences de la nature devra donc privilégier l’observation, l’expérimentation, le sens pratique et le sens des ordres de grandeur. Ne viendront qu’ensuite l’organisation des connaissances, les explications quantitatives, et les théories permettant la prévision.
Au niveau primaire, la « leçon de choses » du passé, modernisée dans ses méthodes et ses thèmes d’étude, semble heureusement réhabilitée, au moins dans les programmes officiels. Il s’agit de découvrir divers aspects des objets et de la nature, si possible de s’émerveiller, par des observations et des manipulations d’abord ludiques, et d’apprendre ainsi à se poser des questions ; les explications ne seront fournies qu’après ce processus d’interrogations et de découvertes. Il faudra aussi passer progressivement aux stades suivants : retenir les points les plus essentiels, apprendre à travailler avec plaisir, à la fois individuellement et collectivement. Dans son ouvrage posthume, Moyens d’apprendre à compter sûrement et avec facilité, Condorcet écrivait à ce sujet : « C’est à l’Instituteur à trouver des moyens d’exercer les élèves avec égalité ; mais cette égalité ne doit pas être absolue : il faut la proportionner aux dispositions naturelles des élèves, exercer de préférence, sur les choses faciles, ceux qui ont le moins de dispositions ; et sur les choses plus difficiles, ceux qui en montrent davantage : sur celles-ci, on doit ne commencer à exercer les plus faibles, que lorsqu’ils ont été déjà instruits par l’exemple des autres. »
Le rôle de guide va prendre dans ce nouveau contexte des formes inaccoutumées, et de gros efforts doivent être fournis, d’urgence, en vue de la formation des maîtres.
En ce qui concerne la physique, des suggestions concernant les IUFM ont été faites par la Société Française de Physique (le texte est disponible auprès de celle-ci, 33, rue Croulebarbe, 75013 Paris, ou auprès de la Cellule de communication pédagogique de l’Académie). Je ne mentionne que pour mémoire l’opération « la Main à la Pâte », qui a déjà fait ici l’objet d’exposés et de débats.
Une autre initiative mérite d’être encouragée, celle des « Petits Débrouillards », association qui, en milieu extra-scolaire, organise dans d’assez nombreux quartiers des activités d’initiation à la science, présentées sous forme de jeux ; un remarquable travail est ainsi accompli en faveur d’enfants de tous milieux, en particulier défavorisés, en dehors des heures de classe, et une coordination plus systématique des animateurs avec les enseignants serait certainement bénéfique.
Il reste à repenser dans le même esprit l’enseignement scientifique au niveau du secondaire. Au collège, les sciences physiques ont heureusement été réintroduites à un âge favorable où les enfants sont en général doués d’une grande curiosité naturelle tant pour les choses que pour les êtres vivants. Depuis 1992, certaines classes de première et de terminale participent à une expérience originale en forme de concours national, les Olympiades de Physique. Il s’agit pour chaque équipe de concevoir et réaliser une expérience ou un appareillage, tout en maîtrisant ses aspects théoriques. Les élèves peuvent faire appel à des aides extérieures, par exemple d’entreprises locales. On retrouve ici les mêmes sources de motivation que dans une compétition de sport d’équipe amateur : ouverture à tous, préparation intensive, travail collectif inhabituel pour une épreuve scolaire, confrontation finale devant un jury et un public extérieur, où la désignation d’une élite va de pair avec la valorisation de l’effort de tous.
Lors de la présentation publique des réalisations de cette année, j’ai pu constater l’enthousiasme des participants, leur créativité, leur compréhension en profondeur, leurs réactions positives aux échecs, aussi instructifs que les réussites. La qualité et la variété des montages, qui touchent à la recherche pure ou appliquée, ou à l’innovation technologique, sont mises en évidence par l’intéressant ouvrage Olympiades de physique, édité par le Centre national de documentation pédagogique (collection Documents, actes et rapports pour l’éducation), qui rend compte des trois premières années de cette aventure. Le développement des Olympiades de physique, qu’il est envisagé d’étendre à l’Europe, risque malheureusement d’être compromis par certaines difficultés rencontrées par les enseignants qui encadrent les équipes participantes, encore trop peu nombreuses ; ils doivent ici s’investir beaucoup plus que pour d’autres types de travaux d’élèves, et il importe qu’ils reçoivent pour cette tâche un appui de leur hiérarchie plus soutenu qu’aujourd’hui. En effet, cette activité a une valeur exemplaire : elle préfigure des formes nouvelles d’enseignement des sciences dans le secondaire vers lesquelles il paraît indispensable d’aboutir à terme.
Coordonner les enseignements de physique et de mathématiques
Un dernier problème pédagogique se pose, spécialement pour la physique : comment articuler observation et théorie, induction et déduction ? Les mathématiques étant le langage de la physique, à quel moment faut-il introduire ce langage, précis et efficace ? Un dilemme se pose, en particulier dans l’enseignement supérieur où les outils mathématiques sont acquis : il est expéditif de procéder de manière axiomatique, en partant des principes et des équations de base pour en déduire les conséquences physiques. Mais on donne ainsi à l’étudiant une vision fausse de ce qu’est la science, en négligeant son caractère inductif, la primauté des phénomènes, la construction de modèles physiques de plus en plus réalistes ; on risque en outre de décourager ceux à qui l’un des maillons du raisonnement a échappé. Ici encore, des compromis sont indispensables. Nos enseignements ont trop souvent donné le primat à l’approche déductive. Dans le secondaire, on attend en général que les élèves aient assimilé les notions mathématiques nécessaires à la formulation rigoureuse des lois physiques pour présenter les phénomènes eux-mêmes. Ce parti pris pédagogique conduit malheureusement les élèves à rester peu sensibles aux aspects concrets de la physique, et à ne voir en celle-ci qu’une version dégradée, bâclée des mathématiques.
Il importe de concevoir de nouveaux programmes, où la prise de conscience par les élèves de la réalité physique précédera le plus souvent possible l’apprentissage du langage mathématique le plus efficace pour décrire cette réalité.
Même lorsque les bases mathématiques manquent, l’essentiel est de faire découvrir les grandeurs physiques et phénomènes les plus importants.
On peut très tôt dans le primaire donner l’intuition d’une vitesse et même d’une accélération ou de l’inertie, faire sentir ce qu’est une oscillation régulière, ce qu’est une résonance (à l’aide d’une balançoire). À ce niveau, le quantitatif s’introduira progressivement à travers des ordres de grandeur, par exemple en comparant des vitesses ou en mesurant des périodes d’oscillation.
Ce n’est que des années plus tard que s’introduiront en mathématiques les notions de dérivées première et seconde, de vecteurs, de fonctions trigonométriques ou d’équations différentielles. Il sera alors temps de réintroduire en physique ces notions, ce qui permettra par exemple d’accéder à des définitions précises de la vitesse et de l’accélération, ou de décrire quantitativement des oscillations ou des résonances.
On peut même imaginer, comme le font Zeldovich et Yaglom dans leur livre, traduit en anglais sous le titre Higher mathematics for beginners, un enseignement simultané de la physique et de l’analyse qui aurait l’intérêt de mieux faire comprendre et aimer l’une et l’autre.
Même si les enseignements restent séparés, disposer d’illustrations possibles en physique aidera à rendre intuitives des notions mathématiques dont la construction rigoureuse est difficile.
Une telle pédagogie par va-et-vient devrait être introduite de façon systématique sur l’ensemble de la scolarité. Elle se heurte à deux obstacles : il faudra coordonner étroitement les acquis en mathématiques et en physique ; il faudra réordonner périodiquement les connaissances en physique, car celles-ci seront acquises au départ de façon parcellaire. L’enjeu est cependant de taille. En transposant dans le domaine de l’enseignement la synergie mentionnée plus haut entre les recherches en mathématiques et en physique, on gagnera sur tous les tableaux. Les spécificités et la complémentarité des deux disciplines ressortiront mieux. L’intérêt des élèves pour la physique en tant que science des phénomènes naturels sera renforcé. Ils sauront mieux manier les théories physiques. En même temps, leurs motivations pour les mathématiques seront stimulées par une meilleure prise de conscience de l’utilité et de la nécessité de celle-ci comme outil et comme langage unificateur de la science.