Mathématiques, technologie, Delano Durand : itinéraire d’une involution
Si l’on désigne par technologie l’ensemble des techniques que les sciences mathématiques de la nature ont permis d’imaginer et de développer, la technologie est, par essence, dépendante des mathématiques. En sens inverse, les performances technologiques ne cessent de confirmer que les mathématiques, aussi ésotériques puissent-elles devenir, captent quelque chose de la vérité du monde. Malgré ces liens réciproques, une opposition d’esprit existe : quand la technologie permet de disposer du monde, les vérités mathématiques sont par excellence ce dont on ne dispose pas.
Le mot technologie, qui a d’abord désigné en français un répertoire de termes techniques propres à un certain domaine, ou une science des techniques, a eu tendance au cours des dernières décennies à devenir un synonyme de technique. Plutôt que de dénoncer cet emploi comme anglicisme, il serait préférable de mettre à profit le doublet technique-technologie afin d’opérer une distinction entre deux types de techniques. D’une part, les techniques au sens de savoir-faire élaborés dans la confrontation directe avec la matière et transmis de génération en génération ; d’autre part les technologies, désignant des dispositifs dont la conception et la fabrication seraient inimaginables sans le logos scientifique moderne, sans les sciences mathématiques de la nature. La technique est vieille comme l’humanité, la technologie prend son véritable essor en Europe au XIXe siècle.
Les liens entre technologie et mathématiques
Ainsi définie, la technologie est par essence dépendante des mathématiques. Cependant, les liens entre les deux instances ne sont pas univoques : les mathématiques dépendent aussi, à certains égards, de la technologie. On sait à quel point les sciences mathématiques de la nature n’ont cessé, depuis le XVIIe siècle, de stimuler la réflexion et les investigations dans de nombreux domaines des mathématiques. Les sciences mathématiques de la nature étant elles-mêmes stimulées, de façon récurrente, par des questions technologiques, la dynamique technologique n’est pas sans effet sur le développement des mathématiques. C’est cependant sur deux autres points, moins évidents, que nous souhaiterions attirer l’attention.
La « crise des fondements »
À partir du XIXe siècle apparurent et se multiplièrent, en mathématiques, notions et objets si éloignés des intuitions communes, voire les contredisant, qu’une question nouvelle émergea : quel fondement donner aux mathématiques ? Georg Cantor par exemple, ayant démontré que l’on pouvait établir une correspondance terme à terme entre les points d’un carré et les points d’un de ses côtés, écrivait à son collègue Richard Dedekind : « Je le vois, mais je ne le crois pas » (en français dans le texte). Autrement dit : quel crédit accorder à un raisonnement mathématique quand son résultat vient démentir ce qui, à Cantor, continuait de paraître évident – à savoir qu’il y a « trop » de points dans une surface pour une correspondance terme à terme avec les points d’un segment ?
La solution axiomatique
Les tentatives pour retrouver un sol ferme conduisirent aux théories axiomatiques, qui présentent les mathématiques comme un système fondé sur un ensemble restreint d’axiomes, à partir desquels toutes les propositions doivent être déduites, selon des règles d’inférence elles-mêmes spécifiées par les axiomes. Deux points sont ici à souligner. Premièrement, quoique dans une théorie axiomatique les résultats soient déduits des axiomes, dans la pratique les axiomes ont été choisis de manière à ce qu’il soit possible de reconstruire, à partir d’eux, les mathématiques déjà constituées. Deuxièmement, quoique dans une théorie axiomatique les règles de déduction se présentent sous un aspect purement formel, ce qui se trouve formalisé est en accord avec des principes logiques élémentaires, de sorte que les mathématiciens n’ont en général aucun lieu de se soucier, dans leurs travaux, de la conformité de leurs arguments à ce qu’autorisent et prescrivent les axiomes.
Gödel et Bourbaki…
Pour rassurante qu’elle soit, la refondation axiomatique des mathématiques ne donne pas toutes les garanties, dans la mesure où, comme l’a établi Gödel, la cohérence d’une théorie formelle incluant l’arithmétique n’est pas démontrable à l’intérieur de ladite théorie. C’est-à-dire qu’il est impossible d’être apodictiquement sûr que les axiomes ne permettent pas de démontrer à la fois une proposition et sa négation. À défaut demeure la confiance qu’il est raisonnable d’accorder à une théorie où, à l’usage, aucune contradiction n’a été décelée – au point que, selon le mot du logicien Georg Kreisel, les doutes quant à la cohérence deviennent plus douteux que la cohérence elle-même.
Il y a de cela un demi-siècle, le collectif Bourbaki écrivait dans son introduction à la théorie des ensembles : « Depuis cinquante ans qu’on a formulé avec assez de précision les axiomes de la théorie des ensembles et qu’on s’est appliqué à en tirer des conséquences dans les domaines les plus variés des mathématiques, on n’a jamais rencontré de contradiction, et on est fondé à espérer qu’il ne s’en produira jamais. S’il en était autrement, c’est que la contradiction observée serait inhérente aux principes mêmes qu’on a mis à la base de cette théorie ; ceux-ci seraient donc à modifier, sans compromettre si possible les parties de la mathématique auxquelles on tient le plus. »
… et Wittgenstein
Comme on voit, ce ne sont pas les axiomes qui commandent les mathématiques, ce sont les mathématiques qui commandent le choix des axiomes. Des axiomes dont, par ailleurs, l’immense majorité des mathématiciens ne se soucient jamais, suffisamment persuadés qu’ils sont de la consistance du champ qui est le leur et de la validité des raisonnements qu’ils y déploient. Wittgenstein remarquait : « Si une contradiction était vraiment trouvée au sein de l’arithmétique, cela prouverait seulement qu’une arithmétique contenant une telle contradiction peut rendre d’excellents services ; et il vaudra mieux pour nous modifier ce que nous réclamons en guise de certitude, que de considérer que ce n’était pas encore vraiment une bonne arithmétique. »
Il n’est certes pas mauvais de disposer, quelque part, d’axiomes auxquels on pourrait le cas échéant renvoyer un pinailleur qui mettrait en cause le bien-fondé de l’édifice ; quant à s’y référer effectivement, cela paraîtrait aussi pénible qu’inutile. Mais alors, d’où vient l’assurance des mathématiciens, quand ils traitent de notions et d’objets qui outrepassent ce que le sens commun est à même de concevoir ? De la confiance en leurs démarches de pensée, certes, mais aussi de la permanente confirmation de pertinence qu’apportent, à leur discipline, les succès des sciences mathématiques de la nature et les performances technologiques.
La technologie comme garant
Considérons la physique quantique. Avec son avènement, « l’image de l’univers selon les sciences de la nature cesse d’être, à proprement parler, l’image de l’univers selon les sciences de la nature », écrivait Heisenberg. De fait, il n’y a plus d’image ! Plus exactement, quelle que soit l’image de la nature formée à partir de notre expérience sensible, cette image, confrontée aux réalités quantiques, se révèle fausse. « Peut-être pas tout à fait aussi dénuée de sens qu’un “cercle triangulaire”, mais beaucoup plus qu’un “lion ailé” », disait Schrödinger.
C’est ainsi : seules les mathématiques font « tenir » l’édifice quantique (ce pourquoi la physique quantique se révèle, par essence, aussi « invulgarisable » que le sont les mathématiques). Qu’est-ce qui assure que cet édifice n’est pas une fantasmagorie ? Des expériences de laboratoire, sans doute. Mais, de ces expériences, seuls des spécialistes ont connaissance. En revanche, tout un chacun fait aujourd’hui quotidiennement l’expérience du caractère non fantasmagorique de la théorie, en usant de dispositifs et d’appareils qu’il aurait été impossible de concevoir et d’élaborer sans elle.
La technologie vient donc, en permanence, confirmer que les mathématiques, dont on aurait pu craindre qu’en s’éloignant des intuitions communes elles devinssent un vain jeu de l’esprit, pénètrent au contraire quelque chose du mystère du monde. Ce qu’on a appelé, pour les mathématiques, la « crise des fondements », n’a pas reçu de réponse pleinement satisfaisante. Cela étant, la technologie en relativise singulièrement l’importance.
Du sensible à l’intelligible, et retour
Le rôle de la technologie vis-à-vis des mathématiques ne s’arrête pas là. Elle touche aussi à leur statut. Dans un cadre pythagorico-platonicien, les mathématiques jouissaient d’un grand prestige, en tant qu’elles apprenaient à l’âme à se détacher du sensible pour se tourner vers l’intelligible. « On cultive [la géométrie] pour connaître ce qui est toujours, et non ce qui, à un moment donné, naît et périt. […] Elle est donc propre à tirer l’âme vers la vérité et à faire naître l’esprit philosophique, qui élève nos regards vers les choses d’en haut, au lieu de les tourner, comme nous faisons, vers les choses d’ici-bas », dit le Socrate de Platon.
“Nos sociétés initient la jeunesse aux mathématiques non par souci spirituel, mais parce que celles-ci irriguent la science et la technologie.”
Dans un cadre moderne, les vertus des mathématiques sont plutôt « descendantes » : à partir du moment où l’univers est censé être écrit en caractères mathématiques (Galilée) ou que les mathématiques sont la forme que doit prendre une connaissance du monde procédant d’idées claires et distinctes (Descartes), les mathématiques se présentent comme ce qui doit permettre à l’intellect de se saisir du sensible. Pour comprendre son ordonnancement, par la science, mais aussi pour le transformer, par la technologie. Bien entendu, il est toujours possible de cultiver les mathématiques pour elles-mêmes. Reste que, pour se consacrer aux mathématiques, il faut y avoir été initié, et que nos sociétés initient la jeunesse aux mathématiques non par souci spirituel, mais parce que celles-ci, outre que leur pratique, qui contribue à ordonner la pensée et développe l’aptitude au raisonnement, irriguent la science et la technologie.
Double jeu
Simone Weil a assisté à quelques-unes des premières réunions de travail du groupe Bourbaki, dont son frère André était membre fondateur. D’évidence, ces mathématiciens ne se préoccupaient nullement de ce qu’on appelle les applications. Pour autant, il ne semblait pas à Simone Weil que l’énergie qu’elle leur voyait déployer au service de la mathématique la plus pure eût été la même dans un monde où les mathématiques n’auraient existé que pour elles-mêmes. Elle avait l’impression que tout en s’enorgueillissant de leur indifférence aux incidences pratiques, ils profitaient quand même du prestige que la puissance technologique confère aux mathématiques.
D’où ce constat : « Ils jouissent ainsi de deux avantages en réalité incompatibles, mais compatibles dans l’illusion ; ce qui est toujours une situation extrêmement agréable. […] Ils ne se rendent pas compte que dans la conception actuelle de la science, si l’on retranche les applications techniques, il ne reste plus rien qui soit susceptible d’être regardé comme un bien. […] Sans la technique, personne aujourd’hui dans le public ne s’intéresserait à la science ; et, si le public ne s’intéressait pas à la science, ceux qui suivent une carrière scientifique en auraient choisi une autre. Ils n’ont pas le droit à l’attitude de détachement qu’ils assument. Mais quoiqu’elle ne soit pas légitime, elle est un stimulant. »
Efficience et vérité éternelle
Résumons : la technologie n’existerait pas sans les mathématiques dont, en retour, elle confirme la consistance et auxquelles elle confère l’intérêt et le prestige attachés à la puissance. Les choses, cependant, ne s’arrêtent pas là. Les mathématiques en effet, tout en alimentant la technologie, mettent des bornes à la mentalité technologique. Les techniques, note Jean-François Lyotard, « obéissent à un principe, celui de l’optimisation des performances : augmentation de l’output (informations ou modifications obtenues), diminution de l’input (énergie dépensée) pour les obtenir. Ce sont donc des jeux dont la pertinence n’est ni le vrai, ni le juste, ni le beau, etc., mais l’efficient : un “coup” technique est “bon” quand il fait mieux et/ou quand il dépense moins qu’un autre. » À ce pragmatisme intégral, la mathématique oppose ses vérités éternelles. À la mentalité technologique, qui entend mettre le monde à notre disposition, elle oppose la résistance infinie de son logos.
Le monde selon Delano Durand
Peut-être, au demeurant, est-ce en raison du démenti radical que les mathématiques apportent à la toute-puissance de la volonté qu’elles ont de plus en plus de mal à être correctement enseignées, à des individus de plus en plus immergés dans ce que Christopher Lasch a appelé la culture du narcissisme. Avec cette conséquence : l’illusion de toute-puissance individuelle, flattée par la technologie – le bouton que l’on pousse, l’écran que l’on caresse, le joystick que l’on manie – rend de moins en moins supportable la discipline de l’esprit imposée par les mathématiques, sans lesquelles pourtant la technologie est inconcevable.
« L’illusion de toute-puissance individuelle, flattée par la technologie rend de moins en moins supportable la discipline de l’esprit imposée par les mathématiques, sans lesquelles pourtant la technologie est inconcevable. »
Pareille involution est l’une des brèches par laquelle l’eau s’engouffre dans la coque mal en point de l’Occident. Voie d’eau bien repérée par Houellebecq dans son roman Anéantir, où l’on voit la DGSI faire appel, dans son enquête sur trois attentats mystérieux, à un certain Delano Durand, ancien hacker qui, en tant que digital native, est censé éclairer ses collègues plus âgés.
La première chose que relève Durand, c’est que les trois points de la carte où les attentats ont eu lieu peuvent être reliés par un cercle. Un commissaire, la cinquantaine, s’étonne : « Ce n’est pas toujours le cas ? » Durand regarde son interlocuteur avec commisération. « Non, naturellement non, dit-il finalement. Par deux points quelconques, on peut toujours faire passer un cercle ; mais ce n’est en général pas le cas des ensembles de trois points : une petite minorité seulement peuvent figurer sur la circonférence d’un même cercle, doté d’un centre défini. »
Il serait intéressant de connaître la proportion de lecteurs que cette assertion a fait sursauter. Car s’il y a quelqu’un qui devrait être considéré avec commisération, c’est bien ce Durand : par trois points distincts du plan passe toujours un cercle, excepté dans le cas très particulier où les trois points sont alignés. (Et par trois points distincts de la surface terrestre, assimilée à une sphère, passe toujours un cercle, intersection du plan défini par les trois points et de la sphère). Cette propriété élémentaire, le commissaire l’avait plus ou moins en mémoire. Mais, impressionné qu’il est par l’assurance du jeune Durand, le digital immigrant bat en retraite. Pourtant, avec une multitude d’ignares prétentieux à la Delano Durand pour l’entretenir, une civilisation technologique ne peut que se déglinguer, aller vers son anéantissement.
Références
- N. Bourbaki, Théorie des ensembles, Paris, Hermann, 1970, Introduction E I.13.
- Ludwig Wittgenstein, Remarks on the Foundations of Mathematics, G.H. von Wright, R. Rhees, G.E.M. Anscombe (éd.). Oxford, Basil Blackwell, 1964.
- Werner Heisenberg, La Nature dans la physique contemporaine [1955], trad. Ugné Karvelis et A.E. Leroy, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1962.
- Erwin Schrödinger, Science et humanisme. La physique de notre temps [1951], trad. Jean Ladrière, dans Physique quantique et représentation du monde, Paris, Le Seuil, coll. « Points sciences ».
- Platon, République, livre VII.
- Simone Weil, L’Enracinement [1943], Paris, Flammarion, coll. « Champs classiques », 2014.
- Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne, Paris, éditions de Minuit, coll. « Critique », 1979.
- Michel Houellebecq, Anéantir, Paris, Flammarion, 2022.
2 Commentaires
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Très bel article, merci ! Je me permets de vous faire part de mes propres réflexions, bien moins érudites que les vôtres, mais que je trouve néanmoins intéressant de rapprocher : https://www.linkedin.com/posts/stanley-durrleman-8854722_some-personal-thoughts-in-french-about-activity-6956694754487111680-t3Ad
Quelle différence faites-vous entre « les sciences mathématiques » et « les sciences mathématiques de la nature » ? Autre façon de poser la question : « les sciences mathématiques de la nature » sont-elles un synonyme des « mathématiques appliquées »