Mathilde Laguës (97)
Comment une X Ensta, section escrime, devient psychopraticienne et coach en entreprise après une carrière dans l’industrie pharmaceutique ? Voici le parcours pas vraiment tout tracé de Mathilde Laguës (ndlr prononcer « La Gusse » ).
Quel a été ton parcours jusqu’à Polytechnique ?
Je viens d’une famille où il y a plein de polytechniciens. Quand je suis entrée à l’X, ma mère m’a dit : « Tu es la quatorzième de la famille. » Mon grand-père maternel était polytechnicien, tous ses fils ont fait l’X, mon arrière-grand-père (Paul Levy – il y a un bâtiment qui porte son nom sur le Platâl) était professeur à Polytechnique, mon grand-oncle, Laurent Schwartz, était professeur à l’X et médaillé Fields. En gros, il y avait deux camps dans ma famille : les polytechniciens de droite et les normaliens de gauche. Quand j’ai passé les concours, j’ai été admise à Polytechnique et à Normale Sup. Ma grand-tante m’a appelée pour essayer de me convaincre d’entrer à Normale. Il y avait donc de grosses énergies familiales à l’œuvre ! Cela dit, c’est un choix très personnel d’entrer à l’X. Ce qui m’a plu à Polytechnique, c’est le côté « poly », multiple et généraliste. Je ne regrette pas d’avoir choisi l’X, je me suis éclatée, ça a été une vraie libération. Au-delà des considérations intellectuelles, inconsciemment, je devais savoir que le fait d’être payée allait me libérer de ma famille. Et c’est ce qui s’est passé, car, quelques mois plus tard, j’ai été mise à la porte de chez mes parents et ne suis plus retournée chez moi… J’ai beaucoup aimé l’X, j’ai beaucoup aimé suivre des cours de dessin, d’arabe, faire des stages de langues à l’étranger, plus que les cours de physique statistique !
Quelle école d’application as-tu choisi ?
Ça a été un grand débat intérieur car, ce qui m’intéressait, c’étaient la santé et la biologie. J’ai hésité à bifurquer vers la médecine, certains X l’ont fait, mais ça faisait trop d’études et je n’avais pas de financement. Et puis, après deux ans de prépa, j’avais la tête farcie et je sentais que j’avais besoin de faire autre chose que des équations. L’abstraction – je vais dire des gros mots –, on peut y trouver un plaisir de « masturbation intellectuelle » complètement déconnecté de la réalité, ce que j’avais beaucoup connu dans ma famille. Ce qui m’intéressait, c’était là où je trouvais plus de concret. Finalement, j’ai choisi de faire un DEA et une thèse. Le DEA, c’était quelques mois de cours et neuf mois de stage de recherche dans un laboratoire à l’Institut Pasteur. Puis, comme j’ai décidé de ne pas poursuivre en doctorat, pour ne pas avoir à rembourser ma pantoufle, je me suis inscrite à l’Ensta car c’était l’école qui offrait la plus longue durée de stage. Ces stages m’ont permis d’aller dans l’industrie pharmaceutique. Ce que j’ai découvert très vite en entreprise, c’est que la majorité de mes compétences était des compétences humaines, de comprendre l’autre, de comprendre ce qu’il attendait de moi, etc. 80 % de ces compétences n’avaient rien à voir avec mes connaissances apprises à l’X, si ce n’est malgré moi pendant mon année de service militaire, dans la Marine, sur un bateau, où j’ai dû aller chercher en moi des ressources que je ne connaissais pas, dans un monde où il n’y avait que des hommes, et pas forcément beaucoup de bienveillance !
Quelle a été la première phase de ta vie professionnelle ?
Après l’Ensta, on m’avait dit que je ne pourrais pas rentrer dans le domaine business des laboratoires pharmaceutiques, ce qui m’a bien sûr motivée pour y parvenir. J’y suis rentrée à un poste de marketing. J’ai découvert un univers qui me passionnait et aussi la dureté du monde professionnel. J’étais chez GSK qui venait de sortir d’une fusion entre Glaxo et SmithKline Beecham. La fusion avait laissé des traces très profondes et ils étaient en train de préparer un nouveau plan social. Finalement, ils m’ont proposé un poste dans le commercial sur tous les médicaments de l’entreprise. Ils étaient contents de mon travail car j’avais une manière de réfléchir qui était très différente des médecins et des pharmaciens, donc nous étions très complémentaires. J’ai beaucoup aimé travailler avec les médecins car c’était un monde que je ne connaissais pas. Notamment, ils possèdent une qualité que les polytechniciens ne développent pas pendant leur formation, celle de prendre des décisions en situation d’incertitude. Un médecin fait ça sans arrêt, sans maîtriser tous les paramètres car le corps humain reste un mystère. Ça leur donne plus de compétences de dirigeants. J’ai aimé évoluer dans ce milieu parce que j’ai commencé à comprendre que j’étais atypique, je voyais que c’était parce que je n’étais pas comme les autres que ça avait du sens.
Puis j’ai été recrutée pour travailler chez Merck. Ils venaient de créer des postes de médecin qui s’occupaient du VIH. Au lieu du poste qu’ils me proposaient, j’ai osé formuler tout haut mon désir de travailler sur ce type de poste (au final je n’étais pas sur le VIH, mais sur un poste habituellement occupé par des médecins et des pharmaciens), et ils ont créé un poste complètement atypique pour moi. J’ai beaucoup aimé ce que je faisais, j’allais en profondeur dans la littérature scientifique, je me déplaçais souvent, je rencontrais plein de médecins pour discuter avec eux sur leur vision de telle ou telle pathologie ou tel traitement… Mais j’avais du mal à identifier la prochaine étape car je n’avais pas envie d’évoluer vers un poste avec plus d’enjeux politiques et moins d’autonomie. C’est à ce moment qu’ils ont annoncé une fusion chez Merck qui m’a permis de prendre un tournant. Cela faisait longtemps que j’avais le désir de devenir « psy », mais cela ne m’avait jamais paru possible. Au moment de la réévaluation des postes dans le cadre du plan social, j’ai présenté mon projet pour me reconvertir en tant que psychologue. Mon départ et le financement de ma formation m’ont été accordés. J’ai découvert une école de psychothérapie indépendante, reconnue par la Fédération européenne de psychothérapie, qui forme à l’accompagnement de la personne. C’était la formation dont j’avais besoin.
Qu’est-ce qui t’a amenée à changer de voie de manière radicale ?
Je crois que, depuis toujours, je cherchais comment soigner, comment aider la personne à aller mieux. Dans l’industrie pharmaceutique, on fait ça avec des médicaments, des protocoles. Mais toutes les guérisons ne s’expliquent pas. Nous avons des ressources de guérison à l’intérieur de nous. Le symptôme n’est pas là par hasard, la guérison n’est pas là par hasard. Il faut s’intéresser à d’autres facteurs que les facteurs purement biologiques et médicaux. J’en étais à ce point dans ma réflexion ; j’avais envie de découvrir de façon plus approfondie les ressorts de notre bien-être psychique comme corporel, les moteurs internes de la guérison. Par ailleurs, je faisais moi-même un travail sur moi depuis dix ans et j’en voyais tous les bienfaits. J’avais envie de rendre à mon tour ce que j’avais reçu.
Aujourd’hui, quel est ton métier ?
Quels sont MES métiers ? Je suis psychopraticienne en libéral, j’ai un cabinet, j’accueille des gens qui ont des problématiques personnelles et ça me passionne. J’aime les gens, comprendre comment ils sont faits et comment les soulager. Je propose aussi des ateliers de gestion du stress, de cohésion d’équipe avec des techniques innovantes inhabituelles (les mandalas, l’EFT, l’art-thérapie…). Je veux mettre les outils de la psychothérapie au service de l’entreprise pour lutter contre le stress, le dénigrement, le doute sur soi, toutes ces violences qui s’exercent sur le lieu de travail. La vraie manière d’améliorer les résultats des entreprises, c’est d’améliorer la vie des gens et c’est un message qui commence à être entendu aujourd’hui. Je fais également des animations, du team building et aussi du coaching, de l’accompagnement individuel.
Aujourd’hui, dans l’entreprise, on veut des vainqueurs, des gens qui vont combattre toutes les pensées négatives. Tout ça se fait dans la lutte et au bout d’un moment, ça craque, car on ne peut pas sans arrêt lutter contre soi-même, contre une émotion. C’est toujours l’émotion, le corps, qui va gagner. Et on fait un AVC à 45 ans. C’est absurde !
“Dans le regard de l’autre, on ne reçoit que ce que
l’on pense de soi”
Qu’est-ce que ça apporte à l’entreprise ?
C’est une bonne question car certains pensent qu’il faut rester centré sur le business, sur l’opérationnel, surtout en situation de crise. En fait travailler sur les gens, c’est ce qu’il y a de plus opérationnel.
Si on se sent mieux, on sera plus libre, et par conséquent plus efficace. Les choses que l’on va faire, on va les faire non plus par la force mais de façon naturelle, ce qui libère la créativité. Ce n’est plus nécessaire de besogner des heures sur un dossier car on se remet en contact avec ses vraies compétences qui ne sont pas acquises à la force du poignet, mais qui sont naturelles et donc beaucoup plus opérantes.
On est globalement dans un système – ce n’est pas propre à Polytechnique – où l’on nous apprend qu’il faut souffrir beaucoup pour donner le meilleur de soi. À l’inverse, on ne donne pas de valeur à ce que l’on porte en soi naturellement, sans souffrance.
Et il y a aussi la croyance selon laquelle je dois enlever ce qui ne va pas en moi. Quand on entre à l’X, on développe une exigence terrible vis-à-vis de soi-même. S’il y a quelque chose chez moi que je n’aime pas, au lieu d’essayer de l’éliminer, il vaut mieux que j’aille voir pourquoi. Il y a des enseignements à en tirer. Ça permet de se reconnecter à soi-même, à ses forces, et à ses compétences plutôt que d’être sans arrêt en train de lire notre valeur dans le regard de l’autre.
Mais peut-on lire sa propre valeur sans le regard de l’autre ?
Dans le regard de l’autre, on ne reçoit que ce que l’on pense de soi. Il y a beaucoup de gens qui ont des qualités exceptionnelles et qui ont une estime d’eux-mêmes déplorable. On ne pourra recevoir de l’autre que ce que l’on se renvoie à soi-même. D’où la nécessité de se rencontrer soi, de se connaître. À partir du moment où je m’accepte, je vais pouvoir manifester tout mon potentiel.
Aujourd’hui, il y a quatre psychologues sur le Platâl pour accompagner les élèves qui en ont besoin. Qu’est-ce que tu en penses, à la lumière de ton parcours ?
Je trouve que c’est très bien. Est-ce que les élèves y vont ? C’est ma première question. Est-ce qu’ils savent qu’ils ont besoin d’aide ? Dans mon cas, c’est une tierce personne qui a vu que je n’allais pas bien alors que je ne le savais pas, parce que, dans ma famille, il suffisait que j’aie de bonnes notes pour décréter que j’allais très bien.
La deuxième question que je me pose est sur l’accompagnement un peu spécifique des polytechniciens qui ont un cerveau qui fonctionne très vite. J’ai des hauts potentiels dans ma consultation et heureusement que je suis capable de les suivre, que je suis passée par là et que j’ai d’excellents outils pour accompagner ces personnes. Clairement, les polytechniciens sont une population particulière et les accompagner demande un bagage important en termes de connaissances et d’accompagnement.
Comment vois-tu le fil directeur de ta vie ?
C’est le soin, c’est le prendre soin. Je suis passée du « comment ça marche ? » à « qu’est-ce qui sera le plus utile maintenant ? » c’est la question du médecin. Le polytechnicien a peur de se tromper, j’avais très peur de me tromper. Quand tu vas agir, tu vas te tromper, c’est obligé. Et si tu ne veux pas te tromper, tu ne vas rien faire de concret.
J’ai beaucoup aimé étudier à l’École polytechnique et j’ai beaucoup aimé les personnes que j’ai rencontrées. J’aime beaucoup les retrouver encore aujourd’hui. Il y a une tournure de pensée qui fait qu’on se comprend quand on se parle. J’apprécie la communauté polytechnicienne et j’ai envie qu’elle se rende plus utile aux grands défis de la société et pas uniquement d’un point de vue de l’excellence économique et de l’excellence industrielle.