Maurice Lauré (36) 1917 – 2001
J’ai le triste privilège de prendre ce matin la parole. Je le dois à l’indisponibilité momentanée de Marc Viénot, et à la jeunesse du Président de la Société Générale, Daniel Bouton, qui a souhaité que l’orateur soit un vieux compagnon de route de Maurice Lauré. Il est vrai que j’ai commencé à travailler auprès de lui voici quarante ans, et que j’ai passé à ses côtés vingt et une années de ma vie professionnelle, au Crédit National d’abord, puis à la Société Générale. Ainsi se sont tissés des liens très forts et une amitié vivace, qui font affluer les souvenirs, et aussi une immense tristesse.
Maurice Lauré est né en 1917 à Marrakech, où son père était officier. Il vécut son enfance et sa jeunesse lycéenne à Rabat, puis à Saïgon, sa famille s’étant établie en Indochine. Reçu à l’École polytechnique peu avant la Seconde Guerre mondiale, il passa sans transition de l’X à l’armée. Fait prisonnier, il occupa ce séjour obligé en oflag, après quelques tentatives d’évasion, à l’étude du droit, dont il devint docteur.
Reçu, dès son retour en France en 1945, au concours de l’Inspection des Finances, qu’il avait aussi préparé en captivité, il entama alors une carrière remarquable et variée : d’abord au ministère des Finances, à la Direction générale des impôts, puis au ministère des Armées à la Direction des services financiers. En 1960, il est nommé directeur du Crédit National. Il s’occupe en même temps activement du développement touristique et agricole de la Corse, comme président de deux sociétés d’économie mixte.
En 1967, il devient directeur général de la Société Générale. Il en sera ensuite le président pendant dix années, de 1972 à 1982. Au début de 1982, les circonstances l’obligèrent, comme quarante-trois autres présidents, à quitter brutalement ses fonctions. Je sais que ce fut une épreuve pour lui, président de grande réputation, faisant corps avec sa maison, de ne pas aller au terme de son mandat. Il se déclara seulement » mélancolique » et exalta les vertus du changement. » On ne progresse qu’en changeant « , aimait-il à dire.
Une nouvelle carrière l’attendait dans la grande distribution. Président des Nouvelles Galeries jusqu’en 1991, il s’implique dans des métiers nouveaux avec toute son énergie et sa force créatrice.
Ce rappel, un peu trop chronologique, ne dit pas, bien sûr, quel était l’homme, capable d’un si brillant parcours universitaire et professionnel.
Tous ceux qui ont rencontré Maurice Lauré ont été frappés par deux qualités exceptionnellement développées chez lui : l’intelligence et la puissance de travail. Sa triple formation de polytechnicien, de juriste de haut niveau et d’inspecteur des Finances lui permettait de pénétrer tous les thèmes – techniques, industriels, économiques, financiers, politiques -, d’aller à l’essentiel, et d’exercer son jugement avec une grande sûreté.
Cette aptitude à embrasser des sujets complexes s’alliait à une capacité étonnante de penser dans le même temps, comme un grand stratège, à tous les détails d’organisation et de fonctionnement des projets qu’il concevait, et des instructions qu’il donnait pour leur exécution.
Cette puissance conceptuelle s’est manifestée, entre autres, dans la réorganisation de la DGI au ministère des Finances, et dans l’invention de la TVA, introduite aujourd’hui dans les systèmes fiscaux de la plupart des pays du monde. À la Société Générale, Maurice Lauré a perçu à l’avance les effets des premiers chocs pétroliers des années soixante-dix. Il en a pris la mesure et adapté en conséquence la politique, l’organisation et la gestion de la maison, à l’intérieur et à l’extérieur de la France.
Si la Société Générale occupe aujourd’hui la première place au monde dans les financements complexes des investissements, comme les financements structurés, c’est à lui qu’elle le doit, lui qui a recruté, formé, animé et inspiré des équipes au sein desquelles il était capable, à lui seul, de jouer dans tous les détails le rôle du juriste, celui du fiscaliste, celui du mathématicien et celui du financier.
Il a créé, de sa propre main, Sogébail, banque de crédit-bail à long terme. De Sogébail il disait : » J’avais tiré toute la quintessence du droit. Cela a été un exercice intellectuel formidable. » Ce montage financier sans précédent, qui a 20 000 actionnaires, fonctionne depuis un tiers de siècle comme un mécanisme d’horloge astronomique. Certains de nos grands clients et amis restaient sans voix devant tant d’imagination et de savoir-faire. Pourtant l’un d’eux, pour qui Maurice Lauré avait bâti une opération très sophistiquée, me dit un jour : » D’habitude, c’est la banque qui fait confiance au client. Là, avec Maurice Lauré, c’est le client qui fait confiance à la banque. »
Maurice Lauré n’était pas seulement ce banquier chef d’orchestre, et parfois homme-orchestre, qui avait aussi le talent du compositeur. Nourri du sens de l’intérêt général, il s’est toujours préoccupé des grands problèmes de notre pays. C’est lui qui, en donnant une impulsion décisive aux techniques du leasing industriel, inspira les schémas financiers qui feront sortir la France de son retard dans l’équipement téléphonique. Au moment de la crise de l’énergie, il étudie le recyclage des pétrodollars et rédige un mémorandum qui aura un grand retentissement. Ce thème du rééquilibrage économique et financier mondial à la suite des chocs pétroliers sera repris dans un livre de 1983, intitulé Reconquérir l’espoir. Dès 1953, il avait rassemblé ses vues sur quelques thèmes majeurs, dont beaucoup restent d’actualité, dans Révolution, dernière chance de la France.
Sa vie durant, il a réfléchi aussi aux effets macroéconomiques de la fiscalité et de la politique monétaire. Tout récemment, pendant ses vacances de Pâques en famille, il relisait les minutes de son dernier ouvrage Les impôts gaspilleurs, qui sera bientôt édité. Cet esprit fécond s’est attaché continûment, comme peu de grands praticiens ou d’économistes l’ont fait, à la réflexion sur un système fiscal efficace et équitable, mis au service d’une économie moderne et ouverte. L’œuvre écrite du financier et de l’économiste est très importante. Le thème macroéconomique de l’impôt a été abordé, au fil du temps, par Maurice Lauré, dans plusieurs livres : La TVA, puis quelques années plus tard, Au secours de la TVA, Impôts et productivité, Traité de politique fiscale, Science fiscale en 1993 et La fonction cachée de la monnaie en 1997.
Maurice Lauré avait d’ailleurs un grand talent d’écriture, qui se manifestait par la clarté du style et la force d’expression des idées. Il avait donné quelques clés de ce talent dans un petit livre épatant intitulé L’exposé de concours. Les destinataires des très nombreuses notes manuscrites qu’il adressait à ses collaborateurs, comme les livres qu’il a publiés, témoignent de sa remarquable maîtrise de l’expression écrite.
Je voudrais dire enfin quelques mots des relations que Maurice Lauré avait avec les autres, notamment ses collaborateurs proches ou moins proches. L’homme n’était pas spontanément très expansif. Parfois réservé, et même timide, comme si le rapport hiérarchique et l’échelle des valeurs eussent été inversés. Mais c’était l’attitude naturelle d’écoute d’un homme modeste et sensible, dépourvu de la moindre arrogance, soucieux du respect d’autrui dans l’exercice de ses responsabilités. Il était aisément accessible, recevant selon une tradition centenaire tous les directeurs d’agences de France et de l’étranger lors de leur passage au siège de la Société Générale.
Il avait une étonnante capacité d’observation, discrète mais infaillible, de la personnalité de ses interlocuteurs. Mais il formulait toujours ses conseils et ses jugements avec indulgence et souvent avec humour.
Appréciant la bonne chère et le vin de Bourgogne, il était bon compagnon, heureux des occasions festives dans les rencontres amicales et les voyages. Sa santé était très robuste car, en plus de journées bien remplies, il restait à sa table de travail une partie de la nuit. Comme certains grands hommes, il ne dormait que quatre ou cinq heures. Ce régime économe en sommeil l’inclinait parfois à quelque somnolence au cours des réunions de l’après-midi. Les participants, qui avaient spontanément baissé le ton, se demandaient si le président s’était vraiment assoupi, tant était aisée sa rentrée dans la discussion, dont il paraissait n’avoir rien perdu.
Il répondait lui-même aux nombreux témoignages de sympathie et de respect qu’il recevait, notamment à la période des vœux. Il savait exprimer des sentiments d’une grande délicatesse à ceux qui étaient dans la peine ou la difficulté. Cette vraie gentillesse, qui était un peu occultée de prime abord par sa réputation d’homme et de président d’exception, était reconnue de tous. En retour, il fut un chef aimé de ses collaborateurs de tous rangs.
Ces jours-ci, j’ai rencontré plusieurs anciens, actifs ou retraités, qui ont bien connu Maurice Lauré. Chacun m’a dit son émotion et sa peine. Mais tous ont ajouté, et cela m’a frappé : » C’est un homme auquel je dois beaucoup, et qui nous a fait progresser tous ensemble. » Chacun dans sa sphère est en effet conscient et reconnaissant de ce qu’il a reçu des dons, de l’intelligence, et du travail de Maurice Lauré.
Il a beaucoup apporté à toutes les institutions et entreprises où il a exercé de hautes responsabilités, en particulier à la Société Générale, à laquelle sa personne a inspiré des sentiments d’affectueuse fierté.
La Société Générale porte aujourd’hui son deuil, et partage la grande peine des siens. Nous disons à Madame Lauré, à Daniel, à Jean-François, à Dominique, à leurs épouses, à ses petites-filles dont il parlait avec tendresse, que nous sommes très proches d’eux, comme l’attestent le recueillement et la ferveur de cette cérémonie.
Nous resterons fidèles à la mémoire et à l’exemple de l’homme exceptionnel – homme de cœur, homme de réflexion et homme d’action – et du grand président que fut Maurice Lauré.
N.D.L.R. : Maurice Lauré, bien qu’il n’ait pu exercer ses talents dans ce domaine, était ingénieur des Télécommunications.