De l’ordre dans la turbulence
Interview de Lutz Lesshafft (D2006), directeur adjoint du LadHyX (laboratoire d’hydrodynamique de l’École polytechnique consacré à la mécanique des fluides), par Pierre Séguin (73).
Pour qu’on comprenne bien de quoi on parle, quel est le sujet essentiel de tes recherches ?
Mes travaux portent sur l’instabilité des écoulements. C’est sur cette thématique que le laboratoire a été fondé en 1990, par Patrick Huerre et Jean-Marc Chomaz, mais depuis une dizaine d’années les thèmes de recherche s’y sont énormément diversifiés. La problématique est : comment un écoulement devient-il « instationnaire », soit sous l’influence des perturbations extérieures, soit de manière intrinsèque, et se met à former des tourbillons, voire devient turbulent ? Il faut comprendre la physique du phénomène avant d’espérer le contrôler. Or il est pratiquement important de savoir contrôler les instabilités des écoulements dans les applications, où elles peuvent provoquer la vibration des structures, limiter les performances aérodynamiques (avions, bateaux, voitures), générer du bruit, etc. Mon objectif est ainsi de mieux comprendre les phénomènes physiques qui rendent les écoulements instables. C’est de la recherche fondamentale, d’autres en tireront les conséquences pratiques.
Comment définirais-tu le labo au sein duquel tu travailles ?
Le laboratoire, c’est le lieu d’expérimentation des idées et de l’interaction entre chercheurs. Ce labo-ci, le LadHyX, est consacré à la mécanique des fluides, la seconde branche de la mécanique avec la mécanique des solides. On trouve sur le campus un autre labo qui traite de la mécanique des fluides : le LMD (laboratoire de météorologie dynamique), mais il a un objet bien spécifique qui apparaît dans son intitulé. Le LadHyX a une vocation générale sur la mécanique des fluides. Si l’on remonte d’un cran dans les concepts, il faut définir ce qu’est la mécanique, or cette question n’est pas triviale.
Au Royaume (de moins en moins) Uni, la mécanique est considérée comme une branche des mathématiques appliquées ; en Allemagne, c’est une branche de l’ingénierie ; en France, c’est par tradition une discipline propre : sous-discipline de la physique et même quasi identique à la physique au XIXe siècle, très liée à la science des ingénieurs (pensons aux problèmes de canalisation qui ont intéressé nos ancêtres). La position de la mécanique est donc chez nous très spéciale, entre théorie et pratique. En première approximation, on peut dire qu’elle traite le mouvement de la matière.
Notre labo est de taille moyenne, et cela permet de bonnes interactions entre les personnes, malgré son fort développement. Conserver et développer cette dynamique humaine est notre challenge pour l’intégration dans l’écosystème de l’IPParis. Pour finir, je soulignerai que le nom du labo est un clin d’œil aux BD de Buck Danny qui ont eu un grand succès, mérité, dans les années 50 et 60 et que Lady X était la grande ennemie du héros, récurrente, dotée d’un charme certain autant que vénéneux… mais il ne faudrait pas y voir une définition du caractère de notre labo.
Quel a été ton parcours personnel pour arriver dans un labo de l’X ?
Je suis allemand de naissance, comme mon patronyme l’indique… Né à Berlin en 1975, j’y ai fait mes études. J’ai un diplôme d’ingénieur généraliste de la Technische Universität Berlin. Je n’avais pas de lien avec la France, même si j’ai fait du français au Gymnasium. J’ai passé deux ans aux USA lors de mes études. Pour mon doctorat, j’étais attiré par la France ; mon professeur avait des connexions à l’X et, lors de ma première visite, je suis tombé sous le charme de Paris. C’est comme ça qu’à partir de 2002 j’ai préparé ma thèse au LadHyX et à l’Onera. Par la suite, j’ai fait un postdoc en Californie, mais je suis revenu. J’aime la société française, son esprit, sa vie culturelle… Je suis par ailleurs marié avec une Italienne et notre fils est né en France. L’identité nationale est décidément un sujet du passé.
“Le but ultime est la réduction
du bruit des avions et l’amélioration du fonctionnement des réacteurs.”
Quelles sont tes recherches actuelles ?
Elles sont de deux ordres. Le premier sujet est la turbulence des jets. L’idée traditionnellement reçue est qu’on peut décrire la dynamique des jets par la théorie linéaire (en gros par la proportionnalité) jusqu’à un certain moment, mais qu’ensuite avec les turbulences on tombe dans le non-linéaire. Le linéaire, ça veut dire qu’on peut maîtriser car il y a déterminisme ; au-delà, pas maîtrisable ! La surprise ces dernières années est d’avoir découvert par l’expérimentation qu’en fait il existe de l’ordre dans la turbulence des jets, donc une possibilité de description par la théorie linéaire. Mon travail consiste à pousser cette possibilité de description aussi loin que possible.
Les expériences pratiques sont faites à Poitiers dans un labo du CNRS, ici on fait la théorie et la simulation numérique. Le second sujet est l’instabilité des flammes. L’interaction entre l’écoulement, la combustion et l’acoustique fait osciller la flamme à maîtriser. La description théorique est complexe, il faut une modélisation multiphysique. Or ce n’est que récemment qu’on a disposé d’ordinateurs ayant la puissance suffisante pour traiter une telle complexité. Les expériences sont faites à Berlin en coopération européenne. La modélisation et la théorie sont réalisées ici et à Munich.
Concrètement, sur quelles applications peuvent déboucher tes recherches ?
C’est dans l’aéronautique qu’on peut attendre les retombées les plus évidentes de ces recherches. Le but ultime est la réduction du bruit des avions et l’amélioration du fonctionnement des réacteurs. Pour le bruit de jet, la nuisance principale est au décollage, ce que les voisins des aéroports ne démentiront pas ! C’est un enjeu majeur compte tenu du développement du transport aérien et de la prise en compte politique des protestations de la société civile.
Pour le fonctionnement des réacteurs, il y a un enjeu dans l’usure des moteurs (heureusement les réacteurs n’explosent plus comme ils ont pu le faire au début, mais la réduction du coût d’entretien est un objectif partagé entre les constructeurs et les exploitants) ; il y a aussi un enjeu de performance : c’est une question de rentabilité, mais aussi une question de préservation de l’environnement, car la pollution et la production des gaz à effet de serre sont proportionnelles à la consommation d’hydrocarbures.
Les industriels n’interviennent pas dans le financement des recherches à un niveau aussi fondamental, ils le feront au stade des applications ; c’est la Direction générale de l’armement qui est pour mes recherches une source principale de financement, avec la Commission européenne ; pour les jets nous avons aussi une coopération avec Cambridge (UK) et avec l’ITA (Brésil). Ensemble avec nos collègues de Cambridge, nous organisons aussi une école d’été annuelle sur le rôle de la mécanique des fluides dans les questions du développement durable et de l’environnement.
Retrouvez l’ensemble du dossier : La mécanique
École d’été Dynamique des fluides de la durabilité et de l’environnement