Même l’excellence est relative
Qu’en est-il, tout d’abord, de l’excellence pour le monde vivant dans son ensemble ? Peut-on accepter l’image, souvent proposée, selon laquelle, en comparaison de « l’infiniment petit » des atomes et des particules et de « l’infiniment grand » des étoiles et des galaxies, le vivant triompherait dans « l’infiniment complexe » ? Que son « excellence », à lui, serait celle de la complexité ? Pas vraiment.
Architectures carbonées
Le vivant est certes composé de molécules très complexes, qui tirent leur origine de l’aptitude du carbone à « coller » tous les autres éléments chimiques, pour permettre des architectures carbonées de haute complexité, les macromolécules, dont les célèbres « acides nucléiques » et les protéines.
Excellentes pour butiner
Nombre d’exemples témoignent de l’adaptation darwinienne des espèces. La plupart des oiseaux sont excellents pour le vol. Les abeilles sont excellentes pour butiner les plantes. Les animaux aquatiques ont une excellente adaptation à la vie dans l’eau. Les insectes sociaux ont une excellente organisation sociale, qui leur permet de dominer leur environnement. Les chiens sont excellents dans leurs capacités olfactives.
Les vertébrés excellents dans l’importance de leur cerveau, un domaine particulier où, oui, l’espèce humaine peut être considérée comme particulièrement excellente.
En ce sens, le monde vivant trouve son excellence dans l’extrême complexité de la chimie organique. Mais rien ne dit que cette complexité soit plus grande que celle qui règne dans le monde des atomes et des particules ou dans le monde des étoiles et les galaxies.
Bref, le vivant est, autant que nous puissions en juger, le sommet de la complexité dans son domaine, celui de la chimie organique, mais pas nécessairement dans tous les domaines de l’univers.
On peut même ajouter, si on adopte une position néoaristotélicienne1, selon laquelle le microcosme reproduit les lois du macrocosme, que les lois de la complexité seraient alors, dans leur principe, les mêmes partout dans l’univers.
Bactéries et champignons
Venons-en maintenant aux innombrables espèces qui peuplent le monde vivant : bactéries, plantes, champignons (qui ne sont plus aujourd’hui considérés comme des plantes), animaux, etc.
Le vivant est le sommet de la complexité dans son domaine, mais pas nécessairement dans tous les domaines
Peut-on dire qu’une espèce est plus « excellente » qu’une autre ? En particulier, peut-on affirmer, comme on le fait souvent, que l’espèce humaine est le sommet du monde vivant ? Pas du tout, ou, en tous les cas, pas formulé de cette manière.
Selon la conception néodarwinienne, admise de nos jours par tous les biologistes sérieux, chaque espèce vivante est adaptée à son environnement par des processus qui lui sont propres, mais dont aucun ne vient surclasser les autres.
Les bactéries trouvent leur excellence, qui leur permet d’être si répandues, dans leurs fantastiques capacités de reproduction.
Les plantes, quant à elles, trouvent leur excellence dans leur aptitude à vivre en se contentant de terre, d’air, d’eau et de soleil. Elles peuvent ainsi coloniser la plupart des milieux minéraux et atteindre parfois des tailles qu’aucun autre être vivant ne peut égaler.
Beaucoup de champignons trouvent leur excellence dans leur aptitude à vivre sur les végétaux en décomposition.
La plupart des animaux trouvent leur excellence dans la mobilité.
Vitesse de reproduction
L’espèce humaine, parmi tous ses cousins mammifères et oiseaux, déjà très performants sur le plan cérébral ou très « intelligents », excelle donc par ses aptitudes cérébrales, par l’étendue considérable de son cortex cérébral, qui rend ses membres capables d’opérations intellectuelles d’une grande complexité.
Émotions paradisiaques
Il faut cesser de vouloir classer entre elles des aptitudes très différentes, en affirmant que, par exemple, l’aptitude intellectuelle, où l’homme excelle, est nécessairement « supérieure » à l’aptitude olfactive, où le chien excelle. Une remarque semi-humoristique pourra nous le démontrer. Pour des raisons qui tiennent à la manière dont le cerveau est câblé, les impressions olfactives sont, chez les mammifères, celles qui sont à même de déclencher les émotions les plus fortes. Il s’ensuit que le chien, qui a un odorat vingt fois supérieur au nôtre, vit dans un monde d’odeurs et d’émotions paradisiaques, que nous avons du mal à imaginer. Bref, si l’on suit cette idée, c’est le chien, et non nous les humains, qui bénéficie de la vie intérieure la plus intense et la plus agréable. C’est lui, pas nous, qui excelle dans la qualité de vie.
Mais, hormis ces aptitudes cérébrales et intellectuelles, l’espèce humaine n’excelle ni en aptitudes à voler spontanément comme les oiseaux, ni en aptitudes olfactives, comme les chiens, ni en vitesse de reproduction, comme les bactéries, ni en autonomie dans des milieux minéraux ingrats, comme les plantes, ni en digestion des débris végétaux en décomposition, comme les champignons.
On le voit : le spectacle du monde vivant démontre la relativité de l’excellence : on peut être excellent dans un domaine, mais pas du tout dans les autres. L’être humain est un être d’excellence, si l’on se contente de regarder uniquement ce en quoi il est excellent, c’est-à-dire ses performances cérébrales et intellectuelles très grandes, qui résultent du fait qu’il possède un cerveau très complexe2 et qui, en outre, reste juvénile et extrêmement adaptable toute sa vie durant3.
En d’autres termes, l’homme n’est excellent que dans ce pour quoi il excelle. M. de La Palice n’aurait pas dit mieux.
Supercerveau
Certes ce constat ne doit pas nous empêcher d’être fiers de notre excellence intellectuelle, qui nous a permis de nous définir comme des « hommes savants » (Homo sapiens) et de dominer notre planète, voire un peu au-delà, par notre technologie. Il ne doit non plus pas nous empêcher d’être fiers d’un mode d’être original qui, au sein des cultures animales, donne à notre culture humaine une complexité et une diversité, notamment langagières et artistiques, clairement différentes de celles que peuvent développer nos ancêtres ou nos cousins.
Mais cette présentation élogieuse doit être fortement relativisée, elle aussi, car elle manque de souligner un certain nombre de points où, malgré notre supercerveau, nous ne brillons guère.
Éternels juvéniles, nous jouons tout le temps sans toujours prendre de décisions vraiment sérieuses
Ainsi, éternels juvéniles4, nous « jouons » tout le temps sans toujours prendre de décisions vraiment sérieuses et rationnelles. Plus grave : notre comportement moral, comme en témoigne toute notre histoire, est à l’origine d’une suite ininterrompue de guerres, de crimes, de tortures ou d’atrocités, que notre supercerveau ne nous permet pas d’éviter.
Bref, même sur le plan intellectuel, l’excellence de l’espèce humaine trouve d’importantes limites.
Aptitudes sociales
Les mêmes arguments en faveur d’un relativisme de l’excellence peuvent être développés à l’intérieur des (autres) espèces animales, comme à l’intérieur de l’espèce humaine.
Hitler et Pol Pot
Ni Hitler, ni Pol Pot, ni leurs innombrables petits imitateurs, ne témoignent, hélas, en faveur de l’excellence morale de notre espèce. Schopenhauer disait que « chacun porte en soi, au point de vue moral, quelque chose d’absolument mauvais, et même le meilleur et le plus noble caractère nous surprendra parfois, par des traits individuels de bassesse ; il confesse ainsi en quelque sorte sa parenté avec la race humaine, où l’on voit se manifester tous les degrés d’infamie et même de cruauté5 ».
D’autant que, dans notre espèce, à l’activité culturelle particulièrement développée, l’enseignement que nous recevons depuis notre plus jeune âge vient encore accroître le jeu des prédispositions innées dont nous pouvons bénéficier à la naissance, et nous oriente vers la maîtrise d’aptitudes sociales complexes et diversifiées.
Napoléon et Jules César excellaient par leurs qualités de stratèges, pas nécessairement par leurs qualités morales. Les élèves des grandes écoles excellent par leurs aptitudes intellectuelles à passer des concours difficiles, pas nécessairement par leurs aptitudes sportives. Mozart n’aurait pas nécessairement fait un champion d’échecs et Einstein n’aurait pas nécessairement composé d’excellents opéras.
On pourrait, bien sûr, multiplier les exemples de ce type, mais je quitte ici le domaine de la biologie, qui est le mien, pour ceux de la sociologie ou de la psychologie humaine, et je limiterai donc mon propos. Retenons simplement que, comme ailleurs dans le monde vivant, l’excellence, à l’intérieur des sociétés humaines, se définit dans un domaine particulier, voire dans des domaines proches, mais jamais dans la totalité des domaines.
Excellences complémentaires
Et tant mieux du reste, car, à l’intérieur de la diversité sociale, cela laisse ainsi à chacun d’entre nous la possibilité de trouver, dans sa vie, l’excellence qui lui convient et qui ne sera pas celle de son voisin.
Idéalement, dans une société heureuse et équilibrée, que chacun appelle de ses voeux, chaque être humain pourrait développer les « excellences » qui lui conviennent, et qui seraient complémentaires de celles des autres.
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1. G. Chapouthier, Mosaic structures in living beings in the light of several modern stances, Biocosmology- Neo-Aristotelism (online), 2012, 2 (1−2), 6–14.
http://en.biocosmology.ru/electronic-journalbiocosmology— neo-aristotelism
2. G. Chapouthier, J.-J. Matras, Introduction au fonctionnement du système nerveux (codage et traitement de l’information), MEDSI, 1982. 3. G. Chapouthier, L’homme ce singe en mosaïque, Odile Jacob, 2001.
4. D. Morris, Le Singe nu, Le Livre de Poche, 1971.
5. A. Schopenhauer, Parerga et paralipomena : Philosophie et philosophies (Rapports de la philosophie avec la vie, l’art et la science), Félix Alcan éditeur, 1907.