Mémoire et changement dans la vie des entreprises
De quoi se compose la mémoire de l’entreprise ? Peut-elle accompagner efficacement le changement ? Quels rôles jouent les identités et les cultures dans le succès des fusions ? Ces questions avaient fait l’objet d’une journée d’étude organisée le 6 juin 2000 par l’Association des archivistes d’entreprises et la Société des amis de la bibliothèque de l’École polytechnique (SABIX). À la suggestion du président de la SABIX, Maurice Hamon, directeur des relations générales du groupe Saint-Gobain, avait bien voulu se charger de préparer le programme de ce colloque auquel 115 personnes ont participé, archivistes d’entreprises, adhérents de la SABIX et historiens économistes spécialisés dans l’histoire des entreprises.
Le bulletin n° 29 de la SABIX propose une transcription presque complète et quasi littérale des communications et des débats de la journée.
Vient d’abord, après l’avant-propos de Christian Marbach, qui note que le problème des relations entre mémoire et changement se pose aujourd’hui dans un contexte de transformation accélérée du monde des entreprises, une introduction de Maurice Hamon. Il rappelle que les évolutions exceptionnelles soulèvent de nombreuses questions touchant de près aux stratégies des entreprises notamment : les décisions concernant des délocalisations, le “ patriotisme ”, la continuité dans les métiers, le choix entre les alliances ou l’indépendance, les conditions de la réussite d’une fusion… Il observe que “ même à l’intérieur des scénarios de changement, la continuité constitue une grande force de l’entreprise ”.
Dans sa communication, Louis Schweitzer, président de Renault, rappelant les deux “ ruptures majeures ” vécues par l’entreprise, la nationalisation de 1945 et la crise du début des années quatre-vingt, met en évidence les éléments de continuité de la société, qui persistent malgré les effets de ces ruptures. Il affirme sa conviction que pour conduire l’entreprise “ il faut s’appuyer sur les éléments de force qu’elle renferme, qu’il faut les cultiver, et pour cela, il importe de bien les connaître ”. L’histoire apparaît donc comme une référence indispensable aux dirigeants, aussi bien pour tirer parti des points forts, que pour s’efforcer de corriger les travers. Dans la discussion qui suit, il répond sans réticence aux questions posées sur les efforts de pénétration dans le marché américain, et sur les relations de Renault avec Volvo et Nissan.
Puis Tristan de La Broise, auteur de l’ouvrage Schneider, ou l’histoire en force évoque les principales étapes de l’histoire du groupe Schneider, qui a réussi à survivre à une situation de faillite virtuelle et à retrouver une nouvelle prospérité, en abandonnant ses activités traditionnelles pour revivre dans de nouveaux métiers. Il expose les raisons qui ont conduit la direction du groupe à assurer la continuité de sa mémoire.
Introduisant une session qui réunit trois entreprises ou institutions ayant piloté de profondes mutations en s’étant intéressées à en faire établir un bilan historique (Dassault, Essilor, le CNRS), Michel Berry, responsable de l’École de Paris du management, aborde les difficultés que rencontre l’historien. Celui-ci, pour reconstituer l’histoire de l’entreprise, doit se tenir à distance de l’hagiographie tout en évitant que ses analyses critiques ne nuisent aux entreprises qui traversent des circonstances dangereuses.
Michel Herchin, ancien vice-président de Dassault- Aviation, constate d’abord que l’histoire de Dassault se confond, jusqu’à un passé assez récent, avec celle de son fondateur. Celui-ci a laissé à la société une façon d’innover qui constitue une composante importante de la “ culture maison ”. Michel Herchin considère que, dans le métier d’avionneur, il est nécessaire de s’appuyer sur l’histoire des vingt ou trente dernières années pour progresser dans la conception et la fabrication des avions du futur. En réponse à une question, il apporte son témoignage personnel sur les capacités d’intuition de Marcel Dassault.
Bernard Metenaz, président honoraire d’Essilor, explique comment l’entreprise, dont les effectifs ont crû de 2 000 personnes en 1950 à 20 000 en l’année 2000, s’est organisée pour faire face aux nombreux changements liés aux progrès de la technologie, à la modernisation et aux modifications successives de la structure du capital. Il souligne le rôle joué dans les succès de l’entreprise par l’association regroupant 2 000 cadres, qui détient une part du capital et conserve la culture d’Essilor. Aujourd’hui la société développe un projet destiné à sauvegarder et organiser sa mémoire.
Le professeur André Kaspi, président du Comité pour l’histoire du CNRS, répond à deux questions principales : pourquoi ce comité a‑t-il été créé ? Comment procède-t-il ? Il insiste sur la nécessité de convaincre les chercheurs de l’utilité de l’histoire et du devoir de sauvegarder les archives. Il aborde aussi les conditions de crédibilité du comité, la question de la censure et le problème de la conservation des équipements scientifiques.
Philippe Belaval, directeur des Archives de France, soutient l’opinion que les archives sont “un outil de management, un poste d’actif qui peut contribuer de façon très positive au succès de l’entreprise ”. À propos de la censure que les directions entendent exercer sur la diffusion d’informations jugées sensibles, il se dit “ un peu inquiet devant une attitude qui s’accompagne d’un certain risque d’instrumentalisation de la recherche historique ”.
En se limitant à la période 1970–2000, Maurice Hamon analyse les changements successifs de stratégies mises en œuvre par Saint-Gobain pour faire face aux crises économiques et aux évolutions des structures de l’industrie, dues notamment à la “ banalisation des grandes technologies dans des métiers très capitalistiques ”. Au cours de cette période le groupe et ses activités se sont profondément transformés, des cultures nouvelles ont émergé. Maurice Hamon met en évidence l’importance de la mémoire et de l’intensification des “ sous-cultures constitutives de l’ensemble ”, pour la recherche d’une stratégie optimale.
Félix Torres, directeur de Public histoire, ne souhaite pas traiter sur le fond la fusion BNP-Paribas. Sa communication met en lumière les traits de l’identité profonde de la BNP, ainsi que les circonstances de la formation de cette identité et de la mémoire sur laquelle elle repose, ceci en remontant jusqu’en 1848, date d’origine du CNEP et de la BNCI qui ont constitué la BNP en 1966. Pour lui “ la mémoire profonde d’une entreprise se cache en général dans ses structures, dans son mode de fonctionnement interne ” et “ c’est en restant fidèle à ses fondamentaux, à ses principes qui font sa force, qu’elle peut affronter le changement ”. Et si la fusion de 1966 n’est pas un “ événement fondateur explicite ”, la méthode qui a abouti à une réussite devrait favoriser le succès de la fusion en cours de Paribas.
Roger Nougaret, directeur des archives du Crédit Lyonnais, opine que l’historien doit attendre quelque temps avant de se prononcer sur le succès de cette opération. Il cite deux exemples réels d’un mauvais usage de la mémoire d’entreprise, et il considère qu’il appartient au président de soumettre à critique les traditions et les mythes plus ou moins fondateurs de la société.
Bernard André, Secrétaire général du CILAC, s’appuie sur quelques cas démonstratifs pour plaider avec conviction en faveur de la conservation du patrimoine matériel de l’industrie. Il souhaite que cette conservation soit organisée de telle manière que les machines et les bâtiments sauvegardés soient rendus intelligibles, et qu’ils puissent ainsi servir à une interprétation de l’histoire.
Patrick Lefèvre-Utile, ancien dirigeant de LU, a exposé de manière très vivante et intéressante la façon dont l’image de cette société perdure parce que toutes les photographies conservées par la famille servent encore à la politique de publicité et de relations publiques. Malheureusement la SABIX n’a pas été en mesure de reproduire les photographies utilisées par Patrick Lefèvre- Utile pour illustrer ses propos, mais il faut signaler que de nombreux objets et images ont été mis à la disposition de la ville de Nantes afin de les rendre accessibles au public.
La table ronde finale présidée par Dominique Barjot, professeur d’histoire à Paris IV, après un retour sur les conditions de succès des fusions et une analyse de la nature exacte du colbertisme, débat sur les relations entre l’entreprise et l’historien. Pour écrire l’histoire de l’entreprise utilise-t-il tous les outils dont il peut disposer ?
Quelle est sa liberté de critique quand il est lié contractuellement à la société dont il étudie d’histoire ? Où se limite le champ de sa recherche, peut-il travailler et s’exprimer sur le présent ? Est-il convenable d’exprimer un jugement de valeur défavorable sur des hommes encore vivants qui ont dû prendre de graves décisions dans un temps très bref ?
Sans résumer la transcription de ce débat, signalons simplement que Dominique Barjot, constatant que l’historien reste dans une certaine mesure conditionné par son environnement, confirme un propos d’Alain Beltran : deux attitudes sont au cœur du métier d’historien, la sympathie et l’honnêteté.
En conclusion, à ceux qui, s’intéressant à tous les aspects de l’activité de l’entreprise, portent aussi attention aux effets de son être biologique profond sur ses performances, nous conseillons vivement la lecture du bulletin n° 29 de la SABIX.