Merci, Marc Ferro, professeur à l’X !
Mon petit essai d’histoire résumée du cinéma russe le mois dernier m’a valu un abondant courrier. Parmi les trois lettres reçues, je laisse tomber celle qui commence par un « quousque tandem abutere… » et tire au hasard celle de Jean-Pierre Liégeois, jeune lecteur du Var dont la camarade-maman adhérente doit laisser traîner notre revue à portée de ses innocentes mimines : « Votre connaissance intime du cinéma soviétique, me dit-il, me rappelle ce que j’ai lu chez Marc Ferro ; d’ailleurs n’a‑t-il pas enseigné à l’X, à un moment ? »
Hé oui, mon petit Jean-Pierre, Marc Ferro dispensait des cours à l’École lorsque j’y étais (1974−1975 : ça ne nous rajeunit pas !). Je ne me souviens d’ailleurs à peu près que de deux profs : lui et Laurent Schwartz. J’ai oublié l’intitulé exact du cours de Marc Ferro, mais d’une part il portait essentiellement sur les rapports du cinéma et de l’histoire et d’autre part il était facultatif, donc plus désirable que les autres. C’était plutôt une sorte de ciné-club, qui avait lieu le soir dans le PoinK (qui avait du charme et a hélas été défiguré lors des transformations des années 70) avec une fréquence qui n’était pas frénétique. On s’y retrouvait à dix ou vingt si mes souvenirs sont exacts.
Le professeur, qui est jeune dans mon esprit mais en fait avait déjà la cinquantaine, faisait une introduction ; il projetait un film, documentaire (je me souviens des Grandes Batailles d’Henri de Turenne) ou de fiction (je me souviens de La Mère de Poudovkine ou d’Octobre d’Eisenstein) ; ensuite on discutait et il nous fournissait des clefs pour regarder les films plus intelligemment. Je me rappelle bien l’atmosphère très particulière de ces séances du soir, quand Ferro arrivait avec ses grosses bobines sous le bras (les jeunes savent-ils encore ce que c’est ?), qu’il les installait sur un gros projecteur placé sur les gradins de l’amphi et qu’il les commentait avec sa voix aiguë inimitable… Deux éléments de son enseignement sont restés profondément inscrits dans ma mémoire.
D’une part il nous racontait, étant spécialisé dans l’histoire soviétique et ayant des contacts apparemment étroits avec ses homologues là-bas, comment les documents filmés des années 20 étaient dans les années 30 retravaillés par les services spécialisés pour faire disparaître un à un les personnages politiques qui passaient progressivement dans les poubelles de l’histoire via la Loubianka.
Leur silhouette était découpée sur la pellicule et le film contretypé pour la énième fois ; les découpes étaient conservées dans l’ordre, dans de petits tiroirs, pour le cas où une exhumation politique aurait lieu et exigerait une réintégration sur le film (après tout, le régime actuel s’attache bien à réhabiliter Staline…) ; les contretypages successifs aboutissaient à ce que Staline apparût seul sur le mausolée de Lénine, au sein d’un brouillard qui tenait plus du fog londonien que des brumes des steppes de l’Asie centrale. Il avait vu les petits cadavres de celluloïd dans leur cercueil bureaucratique…
D’autre part il nous apprenait à détecter les indices d’une manipulation dans les films présentés comme des documents objectifs. Par exemple, un montage champ/contrechamp dans un documentaire de guerre est le signe indubitable que le document n’est pas authentique mais le fruit d’une reconstitution : en effet la probabilité pour que deux opérateurs se soient trouvés au même moment au même endroit des deux côtés du front est infime sinon nulle. Dit comme ça, c’est évident ; mais ça va quand même mieux en l’entendant.
Depuis ces cours, je n’ai plus jamais assisté aux projections comme auparavant et mon esprit critique, déjà favorisé par notre éducation nationale, est sans cesse à l’affût des incohérences dans les films. Il est passionnant de détecter les « défauts de continuité », qui sont de moins en moins présents (merci la vidéo et l’informatique !), mais qui abondent dans le cinéma du milieu du XXe siècle. Cet esprit critique trouve à s’exercer à l’envi dans les documentaires qu’on nous présente à la télévision : la source des documents utilisés n’est quasi jamais indiquée et la rigueur est en général le cadet des soucis des réalisateurs ; pour revenir à Marc Ferro, combien de documentaires abordant le sujet de la révolution russe présentent des extraits d’Octobre comme si c’était des bandes d’actualité !
Même si je ne pense pas à lui tous les jours, Marc Ferro a marqué mon intelligence de manière indélébile, principalement sous cet angle de l’esprit critique, mais aussi par ses appréciations plus particulières : notamment il documentait l’effondrement de la qualité du cinéma russe à partir des années 30 et je n’ai jamais pu voir l’un de ces navets soviétiques sans lui donner raison. Marc Ferro est né un 24 décembre (pas de chance pour les cadeaux d’anniversaire !) : il vient d’avoir 95 ans. Bon anniversaire, Monsieur le Professeur !