Mes rapports avec la langue vietnamienne
Cao Bang xa lam, anh oi Anh di
ganh nuoc gieng thoi cho gan.
Cao Bang est très loin, mon amour
Reste auprès de moi porter l’eau du puits.
C’est en ce bout du monde à quelques encablures de la frontière chinoise que naquit mon père (28), fondateur d’une de ces nombreuses et éphémères dynasties polytechniciennes si caractéristiques du recrutement de l’École. Encore ma grand-mère dut-elle quitter auparavant le poste de Trùng Khánh Phu¸ à 60 km de là pour rejoindre Cao Bang en chaise à porteurs par de mauvais chemins de montagne à travers la forêt vierge dans une région infestée de tigres et de panthères.
Je suis heureux de trouver l’occasion ici de rendre hommage à mon grand-père, Émile Rideau, capitaine d’Infanterie coloniale, Mort pour la France le 25 septembre 1915 à Souain à l’âge de 48 ans. Arrivé au Tonkin en 1895, il participa à la lutte contre le DêThám, célèbre résistant, chef d’une bande de pavillons noirs. Mais c’était un homme d’une bonté et d’une générosité extraordinaires. Il n’hésitait jamais à se lancer dans cette jungle montagneuse en pleine mousson pour secourir des familles en difficulté, faisant office au besoin de médecin et même de sage-femme ! Et il parlait le vietnamien !
Je ne sus ce dernier point que bien plus tard, quand je mis la main sur le manuel de conversation franco-tonkinois dans lequel il apprit cette langue magnifique. Sur la page de garde figure sa signature, et au fil des pages, on peut lire ses annotations fines et serrées écrites à la plume sergent-major. Ce lexique, édité par les Missions, reflète bien ce pourquoi avait été inventé à l’origine le quôc ngu, à savoir la propagation de la religion catholique. Les premiers mots traduits durent surprendre bon nombre de Vietnamiens de l’époque :
- le purgatoire : lua giai tôi (le feu qui rachète les fautes) ;
– les limbes : lâm bô (sans doute une transcription phonétique) ;
– le saint sacrement : châu giò (attente en prosternation de l’heure).
Le livre, fort précis sur les us et les coutumes du pays, se termine par une conversation surréaliste et inénarrable entre un Résident inquiet des troubles qui se produisent (déjà), un lieutenant chargé de maintenir l’ordre (toujours !) et divers Vietnamiens qui n’en peuvent mais !
L’histoire se répétant, je naquis moi-même à Gabès en Tunisie, au hasard des garnisons de mon propre père, alors capitaine du Génie. Être né au Maghreb et avoir un père né au Tonkin, c’en était trop pour l’état civil et je dus aller à la mairie faire la queue au milieu de nos amis africains et asiatiques pour récupérer (provisoirement ?) ma nationalité, juste retour des choses !
Mon premier contact avec le Viêt-nam fut la chute de Diên Biên Phu. J’étais alors en terminale au Prytanée de la Flèche (où m’avait précédé autrefois mon grand-père) et nous eûmes droit à une longue prise d’armes un peu funèbre dans la cour d’honneur à la mémoire des jeunes brutions disparus. Quelques années plus tard, je devais retrouver en Algérie où j’étais DLO au 35e RALP bien de ces officiers d’Indo déçus et amers croyant encore poursuivre des Viêts au milieu des Aurès ! Après le putsch d’Alger, le 35e fut envoyé sur la frontière tunisienne où je pilonnais épisodiquement le pays qui m’avait vu naître ! Il y en a qui ne sont jamais contents !
Les unités parachutistes furent parmi les premières à quitter l’Algérie. Je terminai ainsi la petite histoire coloniale de ma famille en me retrouvant à Verdun sur les champs de bataille de mon grand-père.
Le quõc ngu~
Peu après mon retour d’Algérie, je conçus un certain intérêt pour le Viêt-nam et décidai d’apprendre la langue vietnamienne. Je m’attendais à des idéogrammes et fus bien surpris de trouver une langue écrite en caractères romanisés, le quôc ngu, créé au XVIIe siècle par des missionnaires jésuites en vue de propager nos propres croyances.
À cette époque, la langue vietnamienne, considérée comme vulgaire, jouait un rôle secondaire par rapport au sino-vietnamien, langue officielle et savante. Cette dernière, du chinois prononcé à la vietnamienne, était comme son nom l’indique (chu nho, écriture des lettrés) utilisée uniquement par une minorité d’instruits et n’avait que peu de rapport avec la langue nationale parlée par la population. Pour celle-ci existait bien une transcription appelée écriture démotique ou chu nôm, mais, basée elle-même sur des caractères chinois – chaque mot réclamait deux idéogrammes accolés, l’un désignant le sens, l’autre la phonétique -, elle exigeait une connaissance préalable du chinois et sa lecture n’était donc pas plus accessible à tous que le chu nho, même si son adoption par les lettrés dans leurs loisirs permit l’éclosion d’une littérature nationale.
Pour diffuser les mystères subtils de la Sainte-Trinité (Dúc chúa lòi ba ngôi) ou du péché originel (tôi nguyên lai), nos braves missionnaires lui préféraient une transcription uniquement phonétique en caractères latins. C’est ainsi que naquit le quôc ngu pour le plus grand profit de notre Sainte Mère l’Église tout d’abord (le premier ouvrage édité en quôc ngu, le fut à Rome, en 1651, et était un catéchisme écrit par le R. P. Alexandre de Rhodes), puis des occupants français qui s’en servaient pour former leurs collaborateurs et enfin des révolutionnaires de toutes tendances qui en faisaient un bon outil de propagande de leurs idées parmi le peuple.
Le prestige séculaire du chinois fut cependant long à disparaître. Les concours triennaux en caractères chinois subsistèrent jusqu’en 1919, date à laquelle le quôc ngu devint la langue officielle du Viêt-nam. Imposé par l’administration coloniale et considéré à l’époque comme le symbole de l’occupation étrangère, il fut longtemps boudé par la population et ne fut vraiment accepté comme écriture nationale que vers les années 30, quand les patriotes s’avisèrent de son extraordinaire efficacité dans l’alphabétisation des masses (un enfant met au plus deux ans à maîtriser le vietnamien écrit et parlé avec le quôc ngu alors que dix ans ou plus sont nécessaires pour la compréhension du chu nho comme du chu nôm) et dans la diffusion des connaissances.
Fruit de l’ingéniosité des missionnaires jésuites de diverses nationalités dans leur effort pour transcrire le plus exactement possible le parler vietnamien, le quôc ngu est peut-être la première sinon la seule œuvre de collaboration européenne d’envergure utile et durable. Qu’attend l’Union européenne pour célébrer sa naissance au chevet de laquelle veillèrent des Portugais, Espagnols, Italiens et Français ? C’est à cause de cette filiation hétéroclite que l’alphabet vietnamien présente certaines différences avec le français et des analogies frappantes avec l’espagnol et le portugais. Ainsi la plupart des lettres de l’alphabet vietnamien se prononcent comme en français excepté
: – le â prononcé euh avec une inflexion montante ; existe en plus le a (surmonté d’un accent en forme de coupe, concave) prononcé ah avec une inflexion montante,
– le d prononcé comme un z ; le son d en français est rendu par le d vietnamien (barré),
– le e prononcé comme un è ; le son e en français est rendu par le o vietnamien (muni d’une “queue”),
– le o prononcé or (le son o en français est rendu par le ô vietnamien),
– le u prononcé ou (le son u français n’existe pas tout seul en vietnamien).
Existent en plus dans le vietnamien des diphtongues à prononciation spécifique telles que th (aspirer fortement le h), ch (à peu près comme tch), kh (proche de la rota espagnole), nh (comme gn), ng et ngh (un peu comme ng dans jogging).
Polytonie
Ce qui frappe dans le vietnamien, c’est la simplicité et l’abandon de ses formes, l’harmonie de ses tons, la richesse de son appareil consonantique et vocalique, ses onomatopées si expressives, sa douceur et même sa facilité. Quoi de plus simple que des monosyllabes où la polytonie facilite le travail de la mémoire en flattant agréablement l’oreille ?
Soit, par exemple, le mot « ma » que la gamme polytonique va sextupler :
- ma : fantôme ; c’est le ton plat ou le sans accent bang, la voix reste au même niveau,
– má : joue ; c’est l’accent aigu, sac, la voix monte,
– mà : mais, que ; c’est l’accent grave, huyên, la voix descend,
– ma ? : tombeau ; c’est l’accent interrogatif hoi. On prononce le mot comme si l’on est à la fin d’une phrase interrogative,
– mã : cheval (pièce du jeu d’échecs) ; c’est l’accent tombant ngã, la voix s’infléchit comme dans le hoi, remonte puis descend,
– ma. : le plant de riz ; c’est l’accent lourd nang ; la voix descend et s’arrête brusquement avec un petit raclement du fond de la gorge.
Tout ceci paraît un peu confus et pourtant une bonne diction est essentielle si l’on veut éviter des contresens risibles comme :
- nhà thò : l’église / nhà thô : la maison chère à Mme Tellier où officient Rosa la Rosse et Flora la Balançoire.
Heureusement, j’eus la chance d’avoir un bon professeur de diction en la personne de mon cher camarade Nguyên Trong Anh (57) que je ne remercierai jamais assez pour sa patience et sa gentillesse inaltérables. Je signale cependant pour ceux qui ne peuvent disposer des services de notre émérite professeur de chimie l’existence de méthodes audios, bien précieuses pour une première approche de la langue vietnamienne.
Cependant, sans vouloir décourager les futurs vietnamisants, je dois dire qu’à part les enfants et de rares exceptions adultes, il est impossible pour un étranger de parler parfaitement le vietnamien comme les autochtones car la plus légère inflexion inexacte suffit pour donner à son parler un « accent » d’ailleurs, aisément reconnaissable.
En outre, il faut savoir qu’à l’instar du français avec ses accents marseillais, belge, canadien…, le vietnamien se prononce différemment au Nord, au Sud et au Centre, le parler du Centre étant le plus singulier et le plus difficile à comprendre, même pour les Vietnamiens d’une autre région.
Et de même qu’il est préférable pour un étranger d’apprendre le français avec l’accent parisien, il vaut mieux apprendre le vietnamien avec la prononciation du Nord, là où se trouve le berceau de la langue, d’autant plus que les grammaires et dictionnaires vietnamiens s’y réfèrent pour fixer l’orthographe.
Une des grandes difficultés du vietnamien est le nombre incroyable d’homonymes ou plutôt de sens différents pour un même mot dont la signification exacte dépend du contexte. Reprenons par exemple le mot mã ci-dessus. En plus du sens cité, il peut signifier :
- le plumage ; chim tôt mã : oiseau à beau plumage ;
– l’objet votif en papier ; dôt mã : brûler des objets votifs (pour qu’ils rejoignent dans l’autre monde le cher disparu !) ;
– le code ; mât mã : le code secret.
Mã entre aussi dans la formation des mots composés :
- mã dê : plantain, plante de la famille des plantagénacées ;
– mã não : agate ;
– mã tâu : sorte de yatagan…
Pour les Vietnamiens cette homonymie comporte un aspect très positif puisqu’elle est la source d’une infinité de jeux de mots, dans la littérature comme dans la vie quotidienne, dont témoignent nombre d’anas relatant les trouvailles de ce sport intellectuel populaire.
Appellations
Un autre aspect gênant dans la langue vietnamienne, pour nous autres Français, est l’absence de véritables pronoms personnels. À la rigueur, tôi (prononcer tauille) peut jouer le rôle de notre je, mais dans maintes circonstances, la politesse la plus élémentaire proscrit son emploi. Ainsi un enfant s’adressant à sa mère se nommera con (prononcer conn) = enfant et l’appellera me = maman et réciproquement sa mère se nommera me et l’appellera con. D’où la petite conversation :
- Con di choi vói chi, me oi ! = Je sors avec grande sœur, maman !
– Không, con o nhà vói me ! = Non, tu restes avec moi !
On voit apparaître ici l’importance centrale de la famille (gia dình) dans la société vietnamienne avec une précision des termes sans équivalence chez nous ou ailleurs :
- Cu ông = arrière-grand-père ; cu bà = arrière-grand-mère,
– Ông nôi = grand-père paternel ; bà nôi = grand-mère paternelle,
– Ông ngoai = grand-père maternel ; bà ngoai = grand-mère maternelle,
– Ông = monsieur ; bà = madame,
– Bô, cha, ba, thây, câu… = père ; me., má, me, u, mo… = mère,
– Bác = oncle ou tante, grand frère ou grande sœur du père, son épouse ou époux,
– Chú = oncle, frère cadet du père ou époux de la jeune tante ; thím = femme du jeune oncle,
– Cô = tante, jeune sœur du père,
– Câu = frère de la mère ; mo = son épouse,
– Dì = sœur de la mère ; Duong = son époux,
– Anh = grand frère ; chi = grande sœur ; em = petit frère ou petite sœur,
– Con = enfant ; cháu = neveu ou petit-enfant.
Un même petit garçon se nommera « em » en parlant à son grand frère (anh) mais se désignera « anh » avec sa petite sœur. Imaginez la gymnastique verbale que chacun doit déployer non seulement pour se nommer mais aussi pour désigner l’interlocuteur sans compter les tiers dans les réunions de famille ! Quelle habitude déroutante pour nous qui n’avons que notre misérable je et nous nous trouvons déjà compliqués par rapport aux Anglais avec nos tu et vous !
Discutant avec un interlocuteur n’ayant aucun lien de parenté avec vous, vous pouvez l’appeler cu, ông, bác, chú, cô, anh, em, cháu… selon son âge, son sexe et sa position sociale et vous nommer selon les mêmes critères con, cháu, tôi, em, anh, chi, cô, chú, bác, ông, bà… Il va de soi que la moindre des politesses est d’utiliser le terme approprié aussi bien pour désigner votre interlocuteur que vous-même. N’allez pas donner du « em » à la première jeune fille venue, ce serait trop affectueux, ni du « bà », ce qui serait trop vexant ; suivant les circonstances, cô ou chi serait plus indiqué. Bref, il faut faire preuve de doigté et dans ce domaine, nous avons beaucoup à apprendre de nos amis vietnamiens, rustres que nous sommes.
Un autre grand mystère est le nombre limité de patronymes, Nguyên étant le plus souvent rencontré. En feuilletant l’annuaire de l’X, j’ai trouvé une soixantaine de camarades vietnamiens dont une bonne moitié apparaît sous ce patronyme. Certains Vietnamiens l’expliquent par le fait que Nguyên est le nom de famille de la dernière dynastie régnante mais la majorité des Vietnamiens ne sont pas de sang royal ou n’étaient pas obligés de porter le nom de leur roi !
À cause du nombre restreint de patronymes, il est d’usage d’appeler le Vietnamien par son prénom et non son nom. Prenons l’exemple de M. Nguyên Van Trong dont le patronyme est Nguyên, le prénom Trong, Van étant une sorte de prénom explétif. On l’appellera Cu Trong, Ông Trong, Anh Trong suivant les circonstances.
Syntaxe
Au premier abord, pour un Français, la grammaire vietnamienne paraît simple : pas de déclinaison, de conjugaison ni d’accord des mots, ordre de la phrase relativement semblable à celle en français. À la longue, il s’aperçoit que trop d’ellipses et le manque de pronoms (personnels, relatifs) et conjonctions, sans compter un nombre impressionnant d’expressions et de tournures spéciales, rendent la langue difficile à lire et surtout à écrire, en particulier pour exprimer des pensées articulées et des concepts modernes.
Les Vietnamiens eux-mêmes éprouvent de la difficulté à agencer des phrases correctes et cohérentes lorsqu’ils sortent du langage parlé pour entrer dans le domaine du raisonnement. Une lecture un peu attentive ou une simple analyse grammaticale de la majorité des textes publiés, en particulier journalistiques, met en lumière d’innombrables solécismes et fautes de logique. Les grammairiens vietnamiens ont bien du pain sur la planche pour proposer et inculquer des règles syntaxiques rationnelles et exhaustives, s’ils veulent que la langue évolue de façon claire et précise.
Que mes amis vietnamiens réfrènent leur protestation indignée ! Je ne dis nullement que la langue vietnamienne ne convient pas à la pensée scientifique, mais que son maniement correct dans l’expression des idées est difficile.
L’absence de rigueur due à un long usage seulement littéraire de la langue (trop inclinée vers le flou poétique), à la jeunesse de la diffusion écrite (l’édition en quôc ngu n’a qu’un siècle d’existence) et à la faillite actuelle de l’éducation de masse, entraîne un relâchement déplorable de la langue, rendant de nombreux textes non littéraires illisibles ou incohérents.
Reste que ce qui se conçoit bien s’énonce toujours clairement, en vietnamien comme en français, et qu’un bon scientifique ou une personne cultivée arrivent toujours à exprimer parfaitement leurs idées dans un vietnamien châtié.
Littérature
Disons un petit mot, trop bref hélas, de la littérature vietnamienne. J’ai abordé le vietnamien à travers le Tu luc van doàn (Groupement littéraire autonome des années 30–45). J’aimais ces nouvelles romantiques et mélancoliques dignement tristes comme « Anh phai sông » (Tu dois vivre), fantastiques comme « Bóng nguòi trong suong mù » (L’ombre dans le brouillard) ou désespérées comme « Tình tuyêt vong » (Amour impossible), histoires un peu surréalistes dans un pays sous la botte mais où l’occupant n’apparaît jamais.
“L’École polytechnique ” déclinée à la vietnamienne
Avant le XXe siècle ou l’adoption du quôc ngu, à de rares exceptions près, la littérature vietnamienne se limitait au genre poétique ; à vrai dire, la langue vietnamienne avec ses tons chantants s’y prête admirablement et la majorité des Vietnamiens de tous milieux ne manquent pas de s’y adonner dans leurs moments de loisirs. Pourtant la poésie proprement vietnamienne (non sino-vietnamienne) ne prit son essor (au moins en ce qui concerne la tradition écrite) qu’au XIXe siècle (auparavant elle existait, mais de façon rare quoique remarquable, par exemple sous la plume du poète homme d’État Nguyên Trãi (1380−1442) avec la vogue des romans en vers dont le plus célèbre est le Kim Vân Kiêu, véritable chef-d’œuvre national, histoire d’amour malheureux entre les jeunes Kim et Kiêu, composé par Nguyên Du (1765−1820).
La poésie vietnamienne intrigue par son rythme spécial à la prosodie variée, alternant les tons plats (mot sans accent ou avec accent grave) et les tons accentués (mot avec les autres accents), à l’instar des dactyles et spondées latins. Le Kim Vân Kiêu alterne des vers de 6 et 8 pieds mais un autre roman versifié non moins remarquable, le Chinh phu ngâm (Complainte de l’épouse du guerrier) de la poétesse Doàn Thi Diêm est formé de quatrains de deux vers de sept pieds puis un de six et un de huit.
La palme de la poésie vietnamienne, selon moi, doit être décernée à la poétesse Hô Xuân Huong qui vivait au début du XIXe siècle. Sa poésie d’une facture faussement aisée, son vocabulaire d’une grande simplicité mais aussi d’une précision étonnante, son don de créer des rythmes suggestifs au gré des sujets l’ont placée au premier rang des poètes nationaux. Ses idées non conformistes, ses allusions obscènes, ses images familières de la vie du Viêt-nam ne sont pas sans avoir favorisé son succès, suscitant une pléthore de faux poèmes à sa manière dont la « maternité » fait toujours l’objet de querelles passionnées. Voici l’un de ses plus fameux poèmes :
Vinh dèo Ba Dôi
Môt dèo môt dèo lai môt dèo
Khen ai khéo tao canh cheo leo
Cua son do khé tùm hum nóc
Thêm dá xanh rì lún phún rêu
Bát leo cành thông con gió tôc
Dâm dìa lá liêu lúc suong gieo
Hiên nhân quân tu ai là chang
Moi gôi chôn chân cung muôn trèo.
Éloge du défilé des Trois Cols (trad. Maurice Durand)
Un col, un col, encore un col !
Qu’il soit loué celui qui a su ciseler ce paysage périlleux !
L’ouverture vermeille est toute rougeoyante et le sommet est tout touffu,
Le pierron de pierre est tout vert de mousse clairsemée,
La branche de pin oscille sous les coups violents du vent,
La feuille de saule est toute humectée de la rosée qui tombe.
Hommes sages et distingués, quel est celui qui y renonce ?
Les genoux rompus, les pieds harassés, ils désirent quand même y grimper.
Littérature populaire
Mais à mon avis, les chansons, dictons et proverbes populaires constituent l’aspect le plus original et le plus typique de la littérature vietnamienne. Ce sont des morceaux de poésies fort anciennes, transmises oralement de génération en génération. Elles permettent de saisir directement les mœurs, les sentiments, les idéaux du peuple vietnamien, celui des campagnes principalement. En sortant des autres genres trop savants ou pensés à la chinoise, on éprouve un réel plaisir devant le naturel des expressions, la saveur des images et la pertinence des observations.
Il y a d’abord les ca dao ou chansons populaires qui se présentent comme une succession alternée de vers de 6 et 8 pieds ou de vers de 4 pieds et souvent un mélange de toutes ces formes. Les travaux des champs, le déroulement des saisons et leurs conséquences, les peines ou les joies d’amour, les coutumes du village en sont les thèmes les plus fréquents. Chaque fois que je mange un plat pimenté je ne peux m’empêcher de citer ces vers parmi mes ca dao préférés :
Ót nào là ót chang cay
Gái nào là gái chang hay ghen chông ?
Vôi nào là vôi chang nông
Gái nào là gái có chông chang ghen !
Quel est donc le piment qui ne pique pas ?
Quelle est la femme qui n’éprouve pas de la jalousie à propos de son mari ?
Quelle est donc la chaux (accompagnant le bétel) qui ne sent pas fort ?
Quelle femme une fois mariée ne devient-elle pas jalouse !
Un autre genre aussi typique que les chansons populaires sont les proverbes ou tuc ngu qui n’ont pas de règles prosodiques fixes et qui très souvent se composent de deux ou quelques vers extraits des ca dao. Les Vietnamiens sont très friands de ces sentences moralisatrices forgées en grande quantité au fil des ans. S’imprime toujours en moi ce premier proverbe que j’ai rencontré :
Gân muc thì den, gân dèn thì sáng.
Près de l’encre la noirceur, près des lampes la clarté.
Rappelons aussi pour mémoire ce ca dao datant de 1945 qui marque bien l’ironie avec laquelle les Vietnamiens jugèrent leur propre indépendance acquise en pleine période de famine :
Tàu cuòi, Tây khóc, Nhât lo
Viêt Nam dôc lâp chêt co dây duòng.
Le Chinois rit, le Français pleure, le Japonais s’inquiète,
Dans le Viêt-nam indépendant, les morts recroquevillés jonchent les routes.
C’est avec l’apparition du quôc ngu que la littérature en prose s’est développée, sous l’influence de la culture occidentale dont étaient imprégnés les auteurs issus de la nouvelle bourgeoisie. De facture classique et encore empreints de la simplicité de tournure affectionnée par les anciens, les romans de la première moitié du siècle sont faciles à lire et donc recommandés aux débutants en vietnamien.
L’énorme succès de ces romans lié à l’alphabétisation massive de la population et la profusion progressive de la presse ne tarda pas à asseoir la supériorité (numérique sinon artistique) de la littérature en prose sur la poésie. De nos jours, romans et nouvelles vietnamiens inondent le marché, révélant des auteurs tels Nguyên Huy Thiêp et Bao Ninh (œuvres disponibles en traduction française) dont le talent ne cède en rien à celui des meilleurs écrivains étrangers.
Le Viêt-nam dont je viens de parler, pour des raisons personnelles, je n’y ai jamais en fait mis les pieds ! Je me contente de le visiter à travers livres et journaux et de rêver pour lui d’un bel avenir. En attendant ce jour improbable où j’y viendrai, je lui dédie ces vers librement empruntés au poète Dông Hô (1906−1969) :
Nuóc non, non nuóc còn dây,
Canh kia nguòi dó, biêt bao nhiêu tình.
Les fleuves et montagnes sont toujours là,
Ces paysages et ces êtres, que de sentiments nous lient.
2 Commentaires
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Je sais pas de quand ça date
Je sais pas de quand ça date mais c’est super 🙂
Bien dommage qu’il vous manque cette visite du pays pour être encore plus proche de cette langue que vous maîtrisez si bien !