Message du fondateur de X‑Europe aux europolytechniciens
C’est à mon professeur de physique Louis Leprince-Ringuet que nous devons l’impulsion – à haute énergie, bien sûr ! – qui a conduit à la création de X‑Europe au début de la décennie 1990.
Président du Mouvement européen, fonction qui le passionnait, Louis Leprince-Ringuet prit contact avec moi, alors que je m’affairais à la Branche Aluminium de Péchiney. Il me confia : « Je vois beaucoup de Sciences Po, de juristes au Mouvement européen, mais pratiquement très peu d’ingénieurs. » Cette confidence me conduisit à lui proposer d’inviter les X intéressés par l’avenir scientifique, technologique et industriel de l’Europe à se grouper en une association. X‑Europe était décidée. Après une première décennie d’activités, je proposerai, du passé, trois constats et pour l’avenir, trois projets.
Trois constats d’abord
Premier constat : l’animation du groupe X‑Europe a été le fait d’une minorité agissante. Sous la houlette de son président, mon successeur Bernard Cabaret, c’est bien un noyau de fanatiques (correspondant à la liste du conseil d’administration début 2002) qui s’est battu sans relâche en France, en proposant avant tous les autres le texte d’une Constitution, en Allemagne, en réchauffant les tiédeurs germaniques, et sur Internet en créant le site qui constitue une référence sur la problématique européenne. Ces europolytechniciens dont la ténacité le disputait à la lucidité ont parfois souffert du syndrome de Jean-Baptiste.
Crier dans le désert sous l’œil passif voire ironique des membres du microcosme, enregistrer le scepticisme européen des entreprises fascinées par la mondialisation, prêtes certains jours à passer l’Europe politique par pertes et profits, c’est-à-dire à céder à la tentation fatale de ne pas fortifier sa base de départ, tel fut leur lot quotidien. Sans le soutien de personnalités d’exception comme Valéry Giscard d’Estaing, Henri Martre, je crois que leur cohorte aurait été décimée.
Deuxième constat : les groupes X ont intérêt à s’associer aux groupes des anciens des autres grandes écoles. La productivité de ces groupes est en effet une fonction croissante du paramètre N (nombre d’écoles associées) dans la formule GN. Avec G9 (et même N > 9), le G9 informatique, très astucieusement lancé par les présidents de X‑Informatique, l’a brillamment démontré. Il suffit sur ce point de contacter Jean-Paul Figer (62), avec qui nous avons entrepris la création d’un nouveau G9, le G9 EUROPE, qui associera à X‑Europe les militants européens élèves et anciens élèves des autres grandes écoles.
Troisième constat : un succès inespéré ! Oui, la décennie 1990–2000 a été pour X‑Europe la bataille de la Constitution.
Dès mars 1989, lors du colloque organisé par l’AX : « L’Europe mythe ou puissance mondiale », les europolytechniciens, après un travail approfondi de plusieurs mois en commissions spécialisées, par la voix du président du Colloque Henri Martre (47) lançait courageusement, contre vents et marées, la formule » l’Europe sera constitutionnelle ou ne sera pas ! » Au moment où cette prophétie était formulée, le scepticisme souvent teinté de commisération qu’elle soulevait montrait au moins son caractère novateur voire révolutionnaire. Pour la nomenklatura gauloise, le mot Constitution était tout simplement obscène ! Je me souviens d’un entretien en tête à tête avec Pierre Bérégovoy, encore aux affaires. Il me dit : » Vous, avec votre association, vous pouvez promouvoir une Constitution. Allez‑y ! Moi, qui y crois pourtant, je ne puis violer ce tabou ! »
C’était bien un tabou en effet qui bloquait l’idée de substituer la meilleure lisibilité du droit constitutionnel à l’illisibilité croissante des compilations du droit international. On voit sur cet exemple que les nomenklatura des États membres se fabriquent des tabous. En fait, et heureusement, ces tabous fantasmatiques jetés comme des barrières sur le chemin de l’Europe politique ne résistent pas longtemps à l’attente profonde des citoyens européens qui veulent sortir de l’humiliation inhérente à une situation de protectorat américain.
Pour X‑Europe, la bataille, au départ téméraire, de la Constitution a été gagnée. En adoptant la voie constituante, l’Europe peut espérer sortir de l’état humiliant de protectorat.
En paraphrasant une formule illustre, nous avons gagné une bataille ; mais nous n’avons pas gagné la guerre. Il nous reste trois autres batailles à gagner. Ce sont les trois projets que nous devrions nous proposer pour la décennie 2000–2010 :
- un projet dans l’espace,
- un projet dans le temps,
- un projet pour la science.
La première bataille, le premier projet concerne l’architecture de la Maison Europe. Pour des citoyens de formation mathématique, l’organisation de P pays, de M compétences ministérielles, sur G niveaux géographiques relève d’une application de la Théorie des ensembles.
Il suffit d’observer l’évolution de l’organisation de grandes entreprises européennes, numéro un sur leur marché dans le verre, le ciment ou l’acier. La répartition par niveaux géographiques superposés des compétences, des responsabilités et des pouvoirs fait l’objet de dispositifs explicites écrits et finement ciselés. Ces dispositifs font ressortir un concept indispensable, le concept de zones géographiques (en anglais AREA).
Les zones géographiques sont des listes de pays partageant une certaine homogénéité géopolitique. L’architecture de l’Europe devra explicitement répartir les compétences et les pouvoirs sur les différents niveaux géographiques de la commune au niveau de l’UNION. Elle devra nuancer au début ces répartitions selon les sous-ensembles géopolitiques naturels (la Scandinavie n’est pas le Maghreb, le Turan est lui aussi différent). Il faut intégrer les travaux d’histoire géopolitique dans le choix d’une architecture. Cette architecture doit tenir compte des spécificités des sous-ensembles géopolitiques qui couvrent le continent européen.
C’est une application intéressante de la Théorie des ensembles (voir le numéro sur l’Europe, décembre 1992, de La Jaune et la Rouge, page 31). Nous proposons la formule : sans architecture, la Maison Europe restera un château de cartes branlant.
Le deuxième projet est un projet de structure pour le temps. Le traité de Rome de 1957 est l’exemple d’une ingénieuse structure chronologique, une belle horlogerie exploitant le facteur temps. Cette horlogerie prend en compte avec réalisme les contradictions de la situation de départ et les appréhensions légitimes qu’elles suscitaient chez les États membres. Elle ménageait un calendrier assez long qui calmait les appréhensions en reportant à un horizon éloigné la réalisation de l’idéal final d’unification et de mise en commun. Cet horizon éloigné était cependant assorti de possibilités d’accélération de passage d’une étape à la suivante. Au fil de la réalisation de ce calendrier apparaît une accoutumance progressive aux pratiques communautaires, une montée de la confiance réciproque.
On a donc naturellement recours aux facultés d’accélération. Pourquoi ne pas s’inspirer de ce cas d’école des concepteurs de la logique du traité de Rome ? Il suffit de prévoir un système d’étapes pour la construction par tranches de chantier de la Maison Europe. Les Constitutions avancées comportent deux catégories distinctes de titres ; appelons-les A et B. Les titres A concernent les valeurs, les droits et devoirs à partager. Les titres B concernent les sujets plus techniques et plus épineux de partage des fonctions régaliennes (budgets, impôts, défense). La structure chronologique consiste à adapter les calendriers de l’adoption des titres A et titres B aux spécificités géopolitiques des sous-ensembles distingués dans le premier projet. On entrevoit un calendrier plus rapide pour les titres A, préfigurés par la charte, et des calendriers plus souples et plus différenciés pour les titres B.
Le troisième projet est un projet pour la science. Ici nous devons écarter tout angélisme. Nous devons clarifier nos idées sur le concept central de dualité. Est duale une technologie qui a deux types d’applications : les militaires et les civiles.
Le concept de dualité est le concept clé du développement scientifique, technologique et industriel. Il est la charnière du savoir et du pouvoir. Il constitue l’articulation de la science et de la souveraineté. Aux USA, les technologies duales ont pris leur essor à partir de budgets fédéraux de développement d’applications militaires.
Elles se sont ensuite imposées sur les marchés civils. Un exemple : Internet. L’idée duale est la clé de la domination américaine dans les technologies informatiques. Ces technologies sont au cœur du complexe militaro-industriel des États-Unis. Elles sont à l’origine des effets de domination industrielle et commerciale que nous déplorons quotidiennement. Toute naïveté ou politique de l’autruche consistant à nier la dualité comme renforcement réciproque du développement technologique et de la capacité d’action stratégique internationale conduit inévitablement à une anémie géopolitique et à une marginalisation dans les confrontations internationales.
Gisement exceptionnel de matière grise, l’Europe apparaît comme un territoire colonisé riche en cette ressource naturelle mais largement empêchée de la valoriser à son profit. Les cerveaux européens, appréciés par les colonisateurs américains, sont souvent mis hors d’état de contribuer au développement « local » de l’Europe. Le « brain drain », l’exode des mathématiciens, notamment financiers, des chercheurs, des informaticiens européens en est la manifestation. On le mesure dans les écarts de rémunération, notamment pour les mathématiciens de la finance. On le voit aussi dans les technologies de l’information et de la communication.
Cependant ces technologies de la télématique constituent un potentiel extraordinaire de solution au problème de la distance gouvernant-gouverné. Il s’agit au XXIe siècle d’apporter le gouvernement et l’administration comme un service à domicile chez le citoyen et non de convoquer (pour faire la queue au guichet) des « assujettis ». Déjà certaines images d’hémicycles vides invitent à une mutation du processus de fabrication des décisions politiques.
Les ingénieurs doivent participer à une nouvelle ingénierie du processus de consultation, concertation qui est la garantie du caractère démocratique des décisions politiques dans une société complexe.
Conclusion
La décennie 2000–2010 sera celle d’une deuxième campagne de la bataille pour l’Europe. Elle nécessite une contribution active et créatrice des ingénieurs.
L’architecture de la Maison Europe, la programmation du chantier Europe relève de l’art et des sciences de l’ingénieur. Sans leur intervention la Maison Europe ne sera qu’un château de cartes.