Mesurer la vitesse de la lumière : c à Paris
La vitesse de la lumière dans le vide est une constante universelle dont la valeur est fixée depuis 1983 à 299 792 458 m/s, au plus près des dernières mesures qui ont conclu une longue aventure scientifique : trois siècles d’observations et d’expériences qui valaient bien une célébration dans le cadre de l’année mondiale de la Physique. Telle était l’origine du projet « c à Paris » combinant une exposition à l’Observatoire et une reconstitution, avec les techniques d’aujourd’hui, de la méthode de Fizeau.
Support de cette expérience réalisée à l’automne 2005, un faisceau laser de couleur verte était tendu, pour le spectacle, entre deux sites remarquables de Paris : l’Observatoire et la butte Montmartre.
Un peu d’histoire
De Galilée à Arago
De l’Antiquité au XVIIe siècle, la majorité des penseurs admettait que la lumière se propage instantanément. Mettant en doute cette opinion, Galilée a essayé de mesurer la vitesse de la lumière. Deux opérateurs munis chacun d’une lanterne étaient placés à une assez grande distance l’un de l’autre et faisaient de nuit l’expérience suivante : le premier découvre sa lanterne en déclenchant une horloge, le second découvre la sienne dès qu’il aperçoit le signal lumineux et le premier arrête son horloge dès qu’il voit le signal. Il est ainsi théoriquement possible d’apprécier le temps d’aller et retour de la lumière. En pratique ce fut un fiasco. Les temps mesurés, indépendants de la distance entre les hommes, étaient leurs temps de réaction.
Le mérite d’avoir prouvé que la vitesse de la lumière n’est pas infinie revient à Jean-Dominique Cassini (1625−1712), le responsable de l’Observatoire de Paris, et à Olaüs Roemer (1644−1710), un Danois qui travaillait à l’Observatoire. Ayant établi des éphémérides moyennes des satellites de Jupiter, ils constatèrent que les occultations par la planète du premier satellite, Io, paraissaient en retard par rapport à leurs tables lorsque la Terre était très éloignée de Jupiter, et en avance lorsqu’elle en était proche. Ils comprirent que la lumière mettait plus longtemps à nous parvenir dans le premier cas. Cette explication capitale, qui date de 1676, fut acceptée par Huygens, Newton et d’autres.
Cassini et Roemer ne donnèrent pas de valeur numérique. Mais Christiaan Huygens (1629−1695), qui à l’époque, se trouvait aussi à l’Observatoire de Paris, fit un calcul reproduit dans son Traité de la lumière de 1690. Il affirma ainsi que « la vitesse de la lumière est plus de 600 000 fois plus grande que celle du son » (en fait 660 000 fois avec ses données). Évidemment la précision était médiocre, le résultat étant trop faible de plus de 20 %.
Une autre évaluation vint de la découverte de l’aberration : toutes les étoiles effectuent un mouvement apparent annuel, observé dès le XVIIe siècle par plusieurs astronomes, notamment sur l’étoile Polaire.
Ne comprenant pas la cause de cet effet, Cassini le qualifia d’aberrant. Le nom est resté.
En 1727, l’Anglais James Bradley (1693−1762) a expliqué pour la première fois ce phénomène qu’il avait suivi avec beaucoup de soin sur plusieurs étoiles : la vitesse de la lumière se compose avec celle de la Terre sur son orbite, comme la vitesse de chute de la pluie se compose avec celle d’un véhicule.
Si l’on connaît la vitesse de la Terre (environ 30 km/s), la vitesse de la lumière se déduit de la mesure de la déviation maximale d’une étoile par rapport à sa position moyenne. La valeur calculée ainsi par Bradley était meilleure que celle de Roemer et Huygens.
Récapitulant les résultats obtenus jusqu’au début du XIXe siècle, François Arago (1803) (1786−1853) annonça dans son Astronomie populaire une vitesse de 308 300 kilomètres par seconde. Cet ouvrage posthume étant basé sur des cours donnés de 1813 à 1846, il est difficile de savoir à quelle date il a estimé cette vitesse.
Le temps des physiciens
C’est en France, sous l’impulsion d’Arago, que les premières expériences furent conçues et réalisées par Hippolyte-Louis Fizeau (1819−1896) et Léon Foucault (1819−1868), deux physiciens plus ou moins autodidactes. Ayant en tête une valeur approchée de la vitesse de la lumière dans l’espace interplanétaire et la méthode préconisée par Galilée, ils ne partaient pas de zéro.
Pour son expérience de juillet 1849, Fizeau adapta l’idée de Galilée. L’aller et retour le long d’une base de longueur connue se faisait entre une station d’émission-réception implantée à Suresnes et un miroir de renvoi disposé à Montmartre au foyer d’une lunette collimatrice (figure 1). La distance était de 8 633 m, déterminée par triangulation. La source était un morceau de craie chauffé à blanc par la flamme d’un chalumeau oxhydrique (lumière de Drummond ou « limelight »). Avec l’aide du célèbre constructeur d’instruments de précision Gustave Froment (1835), Fizeau avait mis au point un système de roue dentée en rotation rapide (figure 2) qui provoquait, à l’émission, des occultations périodiques du faisceau lumineux. Une porte s’ouvre et se ferme ainsi périodiquement. Pour une période quelconque, la lumière trouve au retour une porte entrouverte et un observateur, en raison de la persistance des images sur la rétine, voit une lueur continue. Si le temps d’ouverture, et d’occultation, correspond exactement à la durée du trajet aller et retour, l’observateur ne voit rien.
Le résultat, 315 000 km/s, était assez éloigné de la valeur déduite des observations de Bradley sur l’aberration des étoiles fixes. La plus grande source d’erreur venait de la difficulté de connaître la vitesse de rotation de la roue.
Figure 2
Détail de la roue dentée de Fizeau : copie d’époque, conservée à l’École polytechnique. La roue dentée originelle de Fizeau et son mécanisme ont été perdus. La roue dentée, de 12 cm de diamètre, porte une couronne de 720 dents, chacune occupant 0,26 mm de la circonférence : de l’usinage au centième de mm !
Alors que Fizeau n’avait pas poursuivi sa tentative au-delà de quelques essais, Alfred Cornu (1860) (1841−1902) répéta un quart de siècle plus tard la même expérience en se proposant de faire des mesures précises. Entre-temps Foucault avait utilisé la méthode du miroir tournant qui permet de réduire la base à quelques mètres. D’abord, chez lui en 1850, il avait montré que la lumière va plus vite dans l’air que dans l’eau ce qui tranchait en faveur d’une nature ondulatoire et non corpusculaire. Ensuite, en 1862 à l’Observatoire de Paris, il avait trouvé 298 000 km/s à 1 000 km/s près.
Cornu critiquait ce résultat, trop éloigné à son gré des valeurs annoncées par Arago et par Fizeau. Au surplus, Foucault n’avait pas tenu compte d’éventuels effets d’entraînement de la lumière par le mouvement du miroir.
Cornu apporta diverses améliorations au montage de Fizeau. Un mécanisme d’horlogerie servait à contrôler une vitesse angulaire bien connue grâce à un compte-tours électrique. Ses mesures effectuées en 1872 sur une distance de 10 310 m entre l’École polytechnique et le mont Valérien (toujours Suresnes !), puis en 1874 sur 23 km entre l’Observatoire de Paris et la tour de Montlhéry (figure 3) ont donné pour valeurs de c : 298 500 et 300 030 km/s (± 1 000 km/s.) respectivement, après correction de l’effet ralentisseur de l’indice de réfraction de l’air. Ce résultat confirmait celui de Foucault.
Une dernière mise en œuvre de la roue dentée eut lieu en 1902 sous la direction d’Henri Perrotin (1845−1904) le long de diverses bases dont une de 46 kilomètres entre l’observatoire de Nice et le mont Vinaigre dans l’Estérel. La valeur trouvée est de 299 880 ± 84 km/s.
< Figure 3
Station d’émission-réception installée par Cornu sur la terrasse de l’Observatoire d’où il visait la tour de Montlhéry.
La méthode des occultations eut une seconde vie grâce à l’invention des obturateurs ultrarapides à effet Kerr. De nouvelles réalisations de l’expérience de Fizeau ont été ainsi menées à bien de 1925 à 1950. La détection des signaux ne se faisait plus à l’œil dont la réponse est trop lente mais avec des cellules photoélectriques. La précision était très supérieure à celle de la roue dentée. En 1950, le Suédois E. Bergstrand annonçait 299 796,1 ± 0,3 km/s.
L’exposition
Les collections de l’Observatoire de Paris sont riches de pièces historiques. La reconstitution de l’expérience de Fizeau était l’occasion de mettre en valeur des documents et des instruments qui se rapportent aux observations et aux expériences conduites autrefois en ce haut lieu de la mesure de la vitesse de la lumière. L’exposition faisait ainsi la part belle aux astronomes Cassini et Roemer, ainsi qu’aux physiciens Foucault et Cornu.
Des vitrines incorporées à de grands panneaux explicatifs étaient consacrées à leurs appareils : lentilles taillées à Rome au XVIIe siècle, miroir tournant de Foucault avec sa turbine (figure 4), roues dentées de Cornu, régulateur de vitesse fabriqué par les établissements Breguet.
Contrairement à la roue dentée originelle, les notes et les manuscrits de Fizeau ont été conservés. La ville de Suresnes avait prêté les feuilles sur lesquelles Fizeau avait consigné ses résultats et effectué quelques calculs (entièrement à la main, sans même une table de logarithmes !).
Figure 4
En vitrine, les instruments utilisés par Foucault pour sa mesure de la vitesse de la lumière : héliostat, horloge, monture du miroir tournant avec sa turbine, miroirs.
L’exposition comportait des démonstrations qualitatives des expériences de Fizeau et de Foucault. Celle de Fizeau avait été miniaturisée en 2004 par des lycéens de la banlieue de Caen pour concourir aux Olympiades de Physique. C’était en réduction, l’expérience déployée au-dessus de Paris. Le faisceau laser revenait près de sa source après un trajet dans les hauteurs de la salle Cassini.
L’expérience de Foucault, modernisée par des physiciens de l’université Denis Diderot (Paris 7), avait auparavant fonctionné à l’Espace des Sciences de l’École de Physique et Chimie (ESPCI).
La partie nord de la salle Cassini, de forme octogonale, était réservée à l’histoire des mesures des distances terrestres : de la triangulation au GPS et au télémètre laser. La triangulation, aujourd’hui complètement dépassée, a joué un rôle capital dans la détermination de la figure de la Terre et dans le calcul précis des distances dont, de Fizeau à Michelson, on eut besoin pour déterminer la vitesse de la lumière.
Des panneaux présentaient les cartes des deux triangulations de la France : la première ayant servi, dans les années 1790, à la définition du mètre, la seconde, effectuée jusqu’au milieu du XIXe siècle, pour dresser la carte d’état-major au 1⁄80 000. Dans les deux cas, la base avait été mesurée en utilisant les « règles de Borda ». Celles-ci au nombre de quatre, conservées à l’Observatoire, étaient montrées pour la première fois au public.
La reconstitution
Elle a été réalisée dans le cadre d’une collaboration entre l’Observatoire de Paris et l’université Pierre et Marie Curie (laboratoire Kastler-Brossel, commun avec l’École normale supérieure). Des étudiants de la licence de physique et des élèves ingénieurs (Polytechnique et Institut polytechnique de Paris VI), tous volontaires, y ont participé activement.
L’Observatoire avait mis à disposition un local situé sur les toits et ouvrant vers le Nord. À Montmartre, le réflecteur, un simple coin de cube, avait été installé sur une terrasse. Le faisceau laser suivait un trajet assez voisin du méridien de Paris, matérialisé au sol de la capitale par les médaillons Arago. La distance entre les deux stations est de 5 560 m (à moins d’un mètre près), résultat d’une triangulation effectuée par des élèves de l’École nationale des sciences géographiques et contrôlée par des points GPS.
Dispositif expérimental
Le schéma général de l’expérience est présenté sur la figure 1b. Le laser YAG pompé par diode et doublé en fréquence, émet un faisceau continu d’une puissance de 5 watts. Le long de son trajet optique, le faisceau est focalisé pour passer par l’orifice d’un modulateur acousto-optique, dispositif largement répandu de nos jours dans les laboratoires de physique. Basé sur la diffraction de la lumière par des ondes stationnaires ultrasonores dans un quartz piézoélectrique, il permet de commander dans de bonnes conditions l’occultation du faisceau qui retrouve ensuite sa divergence naturelle (inférieure au milliradian) et traverse tel quel, par des trous percés suivant leur axe, deux lentilles qui précèdent le miroir de sortie orientable.
Le diamètre du faisceau, de l’ordre du millimètre au départ, dépasse 3 mètres à Montmartre où le coin de cube présente la section efficace d’un triangle équilatéral de 7,5 cm de côté. Il renvoie vers la source moins du dix millième de la puissance incidente. Au retour à l’Observatoire, le diamètre est d’environ 30 cm. La lentille collectrice a un diamètre de 50 millimètres. On perd ainsi beaucoup de lumière. Mais la divergence du faisceau a été imposée par des impératifs de sécurité. Lancer un faisceau laser au-dessus de Paris est soumis à l’autorisation de la Préfecture de Police, accordée à condition de respecter un certain nombre de contraintes. La divergence garantissait l’innocuité du rayonnement sur la plus grande partie du trajet. Heureuse compensation, la divergence rendait la visée plus facile. Mieux vaut un faisceau large pour atteindre une cible de taille réduite, le coin de cube, située à plus de 5 mètres au-dessus d’un petit pan de mur blanc repéré au moyen d’une lunette, authentiquement historique, empruntée aux collections de l’Observatoire. Lors des essais, le coin de cube fut atteint presque du premier coup.
Figure 5
Le rayon vert sur Paris
La détection du signal de retour était effectuée par une photodiode suffisamment sensible au niveau escompté de 10 microwatts. En faisant varier la fréquence d’occultation appliquée au modulateur acousto-optique, l’opérateur détectait l’apparition et la disparition du signal de retour superposé à un signal témoin du créneau de tension délivré par le générateur. Le temps de montée du modulateur étant de l’ordre de 100 ns., il s’est avéré difficile de déterminer à mieux que 10 hertz près la fréquence correspondant à l’extinction pour un aller et retour et dont la valeur théorique était de 13 476 hertz.
Résultats
Pendant les mois d’octobre et novembre 2005, à part quelques jours de brume ou de pluie, le temps était raisonnablement clair en début de soirée. Un certain nombre de mesures ont pu être effectuées dont les résultats sont groupés autour de 299 750 km/s. La principale cause d’incertitude vient de l’ajustement de la fréquence d’occultation, l’extinction totale étant délicate à apprécier avec des signaux de retour « herbeux ».
La moyenne des différentes mesures, pondérée par les marges d’erreur, fournit 299 760 ± 30 km/s pour la vitesse de la lumière dans l’air de Paris. Faute d’une sensibilité et d’une reproductibilité suffisante, il n’a pas été possible de mettre en évidence des variations dues à la modification de la composition ou de la température de l’atmosphère.
En corrigeant de l’indice de l’air (1,000275), on arriverait, pour la vitesse de la lumière dans le vide, à 299 840 km/s ± 30 km/s (1,6 écart probable par rapport à la valeur canonique). Le résultat de ce petit calcul n’a d’autre intérêt que de situer, vis-à-vis des expériences anciennes, la performance réalisée dans le cadre de cette reconstitution (tableau I).
Conclusion
Pour autant que ses promoteurs puissent en juger, « c à Paris » a été une réussite auprès d’un public sensibilisé à la culture scientifique, venu en nombre visiter l’exposition et, pour les plus chanceux, assister au spectacle du faisceau laser lancé au-dessus de Paris depuis la terrasse de l’Observatoire, sur fond de lumières de la ville (figure 5). L’impact sur un public plus vaste est difficile à évaluer. Les médias ont bien relayé l’opération. Le « rayon vert » a intrigué les noctambules parcourant Montmartre ou d’autres lieux stratégiques.
Mais dans l’opinion, la physique a mauvaise presse. Elle est jugée inaccessible au profane, peu attrayante pour la plupart de ceux qui subissent son enseignement, et dangereuse dans ses applications. La mise en valeur d’une expérience historique, dans un autre contexte que tristement scolaire, était une des nombreuses manifestations de l’Année mondiale de la Physique.
Aura-t-elle contribué à redresser une fâcheuse image de marque et à donner de nouveau de l’attrait aux sciences réputées dures ?