Mieux courir avec les mathématiques
La course à pied se décline en plusieurs distances que l’on pourra admirer lors des Jeux olympiques de Paris, avec à la clé de possibles nouveaux records du monde. Et si les stratégies des champions pouvaient devenir accessibles à tous les coureurs ? Grâce à un modèle qui s’appuie sur le contrôle moteur et motivationnel de la force de propulsion afin d’optimiser la dépense énergétique, l’effort et le temps final, il est possible de déterminer comment les coureurs doivent adapter au mieux leur rythme afin de réaliser la meilleure performance.
Le sport, en tant que pratique organisée faisant l’objet de compétitions et bénéficiant d’infrastructures dédiées, a été amené chez les Gaulois par les Romains. Si les Romains étaient surtout adeptes des sports de combat (combats de gladiateurs, courses de chars et combats de boxe), ils ont amené également des pratiques qui relevaient de l’athlétisme, la course à pied faisant l’objet d’une relative méfiance de la part des Romains, qui y voyaient une activité proprement hellénique et moins formatrice et virile que les sports de combat. Mais ni les Grecs, ni les Romains ne cherchaient à mesurer la performance !
Tout d’abord la référence de distance n’existait pas : le pied et donc le stade variaient d’un site à l’autre ; il n’y avait pas non plus d’instrument pour mesurer les temps et il n’était guère possible d’établir des records. En réalité, cet intérêt pour le record n’existait pas pour les Grecs. La seule chose qui était digne d’intérêt, c’était la victoire, être le premier. Les Jeux olympiques étaient des « agônes » et ce terme d’agôn impliquait l’idée de compétition.
Un changement de perspective
C’est dans l’optique de renouer avec le modèle antique que Pierre de Coubertin lance en 1896 les Jeux olympiques dits « modernes », dans lesquels l’athlétisme et la course à pied occupent une place importante. Par ailleurs, une grande partie du lexique du sport renvoie à des termes de l’Antiquité grecque ; et les stades contemporains reprennent l’architecture des amphithéâtres romains.
Pour autant c’est à l’émergence d’une nouvelle pratique sportive que l’on assiste aux XXe et XXIe siècles, porteuse de valeurs très différentes de celles portées par ces activités dans l’Antiquité : l’entraînement sportif répondait en effet à des fonctions militaires, éducatives et sacrées dont il est aujourd’hui largement dépourvu (à part peut-être à l’École polytechnique) ; et une logique de performance et de records, absente à l’époque, domine la pratique sportive institutionnalisée. Aujourd’hui, dans les grandes compétitions, le record est une plus-value par rapport à la seule victoire et la science prend naturellement toute sa place pour aider à améliorer la performance.
L’outil mathématique
Aujourd’hui, grâce au système IsoLynx, à des capteurs placés sur les athlètes et à une dizaine d’antennes sur le stade, des données de vitesse tous les 100 m/s peuvent être récupérées en championnat. Cela permet pour la télévision d’avoir des informations en temps réel sur le classement des coureurs, mais aussi, sans avoir à faire de mesures in vivo sur les athlètes, d’avoir accès à toute la physiologie grâce à un modèle mathématique et des simulations reposant sur le contrôle optimal.
On peut ainsi comprendre l’influence des paramètres physiologiques et mentaux dans la performance et cela ouvre la compréhension de la manière de mieux s’entraîner. Grâce à la conservation de l’énergie et à la seconde loi de Newton, on peut mettre la course en équations (voir encadré). Cela prend en compte à la fois l’énergie aérobie (ou plus précisément la VO2, le débit d’oxygène que l’on transforme en énergie) et l’énergie anaérobie (celle qui ne vient pas de l’oxygène mais de la phosphocréatine et du glucose).
À cela, il faut ajouter le contrôle moteur qui est la capacité à varier sa force de propulsion grâce à la commande du cerveau sur les muscles.
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Les équations du problème de contrôle optimal
Le modèle met en équations un certain nombre de variables : v(t) la vitesse de l’athlète, f(t) sa force de propulsion par unité de masse, u(t) son contrôle moteur, e(t) son énergie anaérobie. L’énergie de l’athlète est en effet formée de deux parties :
- l’énergie aérobie, celle qui utilise l’oxygène ; l’oxydation des glucides et des graisses produit de l’énergie par la synthèse de l’ADP en ATP ; un débit d’oxygène de 1 litre par kilo et par seconde produit 2 870⁄134 = 21,4 joules par kilo et seconde ; la puissance aérobie est donc reliée au débit d’oxygène disponible, la VO2, transformé en énergie ;
- l’énergie anaérobie, celle qui ne dépend pas de l’oxygène et qui est appelée parfois déficit d’oxygène ; elle existe en fait sous deux formes, selon l’intensité et la durée de l’exercice (phosphocréatine et glucose).
La puissance aérobie est notée dans nos équations σ(e) car elle dépend également par un mécanisme de rétroaction de l’énergie anaérobie résiduelle, et non pas juste du temps ou de la distance parcourue. C’est ce mécanisme de rétroaction qui conduit à une bonne analyse des courses. Dans une course de sprint σ(e) est une fonction linéaire décroissante de e, et donc une fonction croissante du temps (l’énergie anaérobie décroît avec le temps !). Pour les courses plus longues, la forme de la fonction σ(e) tient compte de la cinétique de la VO2 étudiée par les physiologistes, ce qui rend la fonction plus compliquée.
« La puissance aérobie dépend également de l’énergie anaérobie résiduelle, et non pas juste du temps ou de la distance parcourue. »
Les équations proviennent de :
la conservation de l’énergie : la puissance développée par la force de propulsion est égale à la variation d’énergie disponible, aérobie et anaérobie :
la seconde loi de Newton : l’accélération est égale à la somme des forces mises en jeu, force de propulsion diminuée des forces de frottement :
dans le modèle le plus simple, le frottement est linéaire en vitesse avec un coefficient de frottement τ, mais aussi bien une côte et un frottement lié au vent peuvent être pris en compte dans cette équation ;
la théorie du contrôle moteur limite les variations de la force de propulsion selon :
où γ et Fmax sont des paramètres et u(t) le contrôle effectué par le cerveau.
« Évaluer numériquement tous les paramètres physiques et physiologiques ! »
À partir de ces lois, et pour des valeurs des paramètres données, ces équations permettent ensuite de résoudre le problème de contrôle optimal en minimisant, à distance et énergie anaérobie fixées, le temps final et le contrôle moteur, au sens de l’intégrale de u2. La difficulté est évidemment de savoir quelle valeur donner à tous les paramètres physiologiques.
C’est là où l’optimisation mathématique montre toute sa puissance : à partir de données de course (temps et position), afin de reproduire la même courbe de vitesse que les données, le calcul permet d’évaluer numériquement tous les paramètres physiques et physiologiques ! Ce modèle donne alors accès à la courbe de vitesse spécifique à chaque distance, l’énergie aérobie, l’énergie anaérobie, la force de propulsion, et permet de comprendre comment la stratégie optimale varie avec les paramètres. Dans le cas d’un virage, le modèle consiste à écrire une équation de contrôle moteur pour également la force additionnée de la force centrifuge
Le modèle est une extension de celui proposé par Joe Keller, qui considérait la VO2 constante et les variations de force libres. Le modèle a ensuite été amélioré dans une série de papiers.
Un modèle performant
Mais trop de variations d’allure provoquent un coût dans l’effort. On a ainsi construit un modèle de coût et bénéfice reposant sur à la fois la mécanique, l’énergétique et le contrôle moteur. Cela permet, une fois que l’on se fixe une distance à courir, de déterminer comment optimiser son effort, gérer ses ressources et les contraintes pour faire le meilleur temps. Cela prend en compte la topographie du terrain (virages et côtes ou descentes), l’effet psychologique à avoir quelqu’un devant et la motivation. Évidemment, cela nécessite d’injecter des valeurs à tous les paramètres physiologiques, en particulier certains qu’on ne peut mesurer.
“Ce n’est pas du big data ou des statistiques, mais un modèle déterministe.”
Alors comment faire ? La puissance du modèle est que, à partir de données très précises de vitesse, il identifie tous les paramètres physiologiques et donne accès en particulier à la courbe de VO2 et d’énergie. Ensuite, on peut évidemment faire varier ces paramètres pour étudier les stratégies de course. Ce n’est pas du big data ou des statistiques, mais un modèle déterministe. Pour optimiser son effort, on montre que, du 100 mètres au 400 mètres, on court en accélérant très fort au départ, puis en décélérant en fin de course. À partir du 800 mètres, la course se fait avec une réaccélération en fin de course et, à partir du 1 500 mètres, après une phase d’accélération initiale, il y a une partie centrale de la course à vitesse presque constante avant le sprint final.
Le sprint sur courte distance
Dans l’épreuve du 100 mètres, les athlètes ne passent pas la ligne d’arrivée en accélérant, mais plutôt en décélérant ! Ils arrêtent d’accélérer dès 60 ou 70 m, soit environ aux deux tiers de la course. C’est en fait qu’ils ne peuvent pas tenir leur effort maximal pendant toute la course, même si c’est l’impression qu’ils donnent. On peut le voir par exemple sur les temps mesurés tous les 10 m de Usain Bolt, pour son record à Berlin en 2009 (figure 1).
On peut prouver grâce à la théorie du contrôle optimal que la meilleure stratégie est de partir à force de propulsion maximale, ce qui détermine la vitesse comme une exponentielle croissante en début de course. Mais cette force maximale ne peut être maintenue sur tout l’exercice à cause du stock limité d’énergie anaérobie. Donc la force diminue, la vitesse aussi. Partir moins fort et accélérer tout au long de la course serait moins rentable en ce qui concerne le temps final.
« La meilleure stratégie est de partir à force de propulsion maximale, ce qui détermine la vitesse comme une exponentielle croissante en début de course. »
Cette stratégie de course est la même du 100 mètres au 400 mètres, qui sont des courses où la VO2, le débit d’oxygène, augmente sans atteindre de palier. Le 400 mètres est la plus longue course de sprint. Elle se court également en partant à fond et en essayant de ralentir le moins possible. Le maximum de vitesse est atteint avant les cent premiers mètres, donc dans le virage malgré la force centrifuge. Là les coureurs sont à plus de 10,5 m/s chez les hommes et 9,5 chez les femmes. Ensuite il s’agit de décélérer le moins possible : cela provient à la fois d’une VO2 élevée et d’une contribution anaérobie élevée et du couloir. Dans la figure 2 nous avons analysé, sur le 400 mètres de Femke Bol aux championnats d’Europe de Munich en 2022, comment les différents paramètres jouent sur la courbe de vitesse et la performance.
L’endurance en trois phases
« Rien ne sert de courir, il faut partir à point » nous dit la fable, et c’est exactement vrai pour la course d’endurance : si on part trop fort, c’est bien connu, on a du mal à terminer et surtout à produire l’accélération finale décisive ; au contraire, si on part trop lentement, certes on garde des réserves, mais on n’arrive jamais à rattraper le temps perdu. Il est donc très important de trouver la bonne vitesse d’accélération au démarrage d’une course longue. Une course longue est caractérisée par le fait que la VO2, le débit d’oxygène, augmente, atteint un palier et diminue. Pour les courses sur piste, c’est le cas à partir du 1 500 mètres. Une course longue se court en trois parties.
La phase d’accélération
D’abord une phase d’accélération pour atteindre la vitesse pic, qui est supérieure à la vitesse de croisière. Cette phase d’accélération se court en anaérobie et elle a pour rôle de lancer le cycle aérobie, c’est-à-dire que le débit d’oxygène qui est transformé en énergie augmente.
Pour que cette mise en route du cycle aérobie soit rapide, il est important d’accélérer fort afin d’augmenter plus vite le débit cardiaque. On atteint une vitesse pic qui est supérieure à la vitesse de croisière. La meilleure stratégie est alors de ralentir au moment où le maximum du débit d’oxygène est atteint, pour se placer à la vitesse de croisière.
Une autre stratégie qui consisterait à n’accélérer que jusqu’à la vitesse de croisière (peut-être légèrement plus élevée alors) conduirait à un temps final plus important. De même, une stratégie qui consisterait à accélérer moins fort au début pour éventuellement avoir une vitesse de croisière plus élevée conduirait à un temps final plus important.
La phase intermédiaire
Ensuite on a la phase intermédiaire de course qui repose essentiellement sur l’énergie aérobie. Plus la VO2 est grande (débit d’oxygène), plus la vitesse de croisière est grande. Cette vitesse n’est pas exactement constante s’il y a des virages, des côtes. Il peut être utile de varier légèrement sa vitesse autour de cette vitesse de croisière moyenne, indépendamment de la stratégie.
La phase de sprint finale
Enfin la phase de sprint finale repose sur l’énergie anaérobie résiduelle. Il y a un mécanisme de rétroaction dans le corps qui fait que, quand les réserves anaérobies atteignent un tiers de la valeur de départ, le débit d’oxygène transformé en énergie diminue. C’est alors le moment pour lancer le sprint final. Si le coureur a trop accéléré au début, il ne lui reste plus assez de réserves anaérobies pour le sprint final. Sur les longues distances, on peut analyser les effets stratégiques qui consistent souvent à forcer les adversaires à une accélération en milieu de course, qui les oblige à tirer sur leurs réserves anaérobies et pénalise les athlètes les moins résistants sur le sprint de fin de course.
Le cas Ingebrigtsen
La tactique gagnante d’Ingebrigtsen lors de la finale européenne du 1 500 mètres consiste à adopter un rythme de croisière très rapide à partir de 300 m, ce qui est possible parce qu’il est capable de maintenir une valeur de VO2 élevée jusqu’à la fin de la course et qu’il dispose d’une contribution anaérobie importante. Il a une cinétique de VO2 plus rapide que ses adversaires (figure 3), qui ne nécessite pas un départ aussi rapide, mais il accélère ensuite dans les deux derniers tours.
“L’intérêt du modèle est qu’il permet d’étudier la variation de performance en fonction de chaque paramètre physiologique.”
L’étude montre que ce sont l’amélioration du métabolisme aérobie et la capacité à tenir sa VO2 qui ont le plus d’effet sur la performance au 1 500 mètres. L’intérêt du modèle est qu’il permet d’étudier la variation de performance en fonction de chaque paramètre physiologique, sans avoir recours à des mesures in vivo, impossibles sur des courses de championnat.
Et le couloir ?
Mais il faut aussi comprendre, pour les courses en couloirs, les effets corrélés de la force centrifuge (qui devient moins importante au fur et à mesure qu’on s’éloigne vers les couloirs extérieurs) et de l’attraction psychologique générée par un athlète devant soi. Dans les couloirs extérieurs, on court en aveugle, ce qui est pénalisant. Il a été en effet mesuré qu’un athlète faisant un tour de stade (400 m) derrière « un lièvre » peut gagner jusqu’à une seconde par rapport au fait de courir seul.
Pour une course de 200 mètres, le départ se fait dans le virage. Il faut prendre en compte dans le modèle une diminution du frottement effectif si l’on a quelqu’un devant soi. On calcule que la performance est la meilleure pour les lignes 4 à 6 où l’effet de la force centrifuge et l’effet psychologique se conjuguent. Ensuite les lignes 7 et 3, puis 8 et 2, sont équivalentes mais le couloir 1 est fortement pénalisé. Cela est finalement cohérent avec le tirage au sort des compétitions, qui consiste à mettre les meilleurs coureurs dans les lignes 3 à 6 permettant les meilleures performances.
Dans les nouveaux stades, comme à Budapest, il y a neuf couloirs et les courses en couloirs se font dans les lignes 2 à 9, ce qui évite la ligne 1. Une bonne tactique : suivre quelqu’un qui a le même rythme que soi, cela permet d’économiser de l’énergie et donc du temps. Ce n’est pas juste un effet pour se protéger du vent comme les cyclistes, c’est un effet psychologique, car on n’a pas à réfléchir à son rythme et on tient plus longtemps. Encore faut-il que ce soit le bon rythme…
Références :
- Aftalion, Amandine. « How to run 100 meters ? » SIAM Journal on Applied Mathematics 77.4 (2017) : 1320–1334.
- Aftalion, Amandine. Pourquoi est-on penché dans les virages ? – Le sport expliqué par les sciences en 40 questions. CNRS Éditions 2023.
- Aftalion, Amandine ; Martinon, Pierre. « Optimizing running a race on a curved track. » PloS one 14.9 (2019) p. 0221572.
- Aftalion, Amandine ; Trélat, Emmanuel. « Pace and motor control optimization for a runner. » Journal of Mathematical Biology 83.1 (2021) p. 1–21.
- Keller, Joseph B. « A theory of competitive running. » Phys.Today 26.9 (1973) p. 43–47.
- Mercier, Quentin ; Aftalion, Amandine ; et Brian Hanley. « A model for world-class 10,000 m running performances : Strategy and optimization. » Frontiers in Sports and Active Living 2 (2021) p. 636428.