Migrations et conflits en Afrique
Gilles Yabi analyse les évolutions stratégiques de l’Afrique contemporaine, notamment de l’Afrique de l’Ouest avec laquelle la France a des liens historiques particulièrement étroits. Le problème de l’Afrique n’est pas les frontières telles qu’elles sont, mais le fait que les États africains n’aient pas su développer leur économie pour donner à leur population des raisons de rester sur place. Or l’Afrique a d’importantes ressources naturelles et la compétition internationale pour les exploiter sera rude.
Pouvez-vous vous présenter et expliquer votre mission et le rôle de votre think tank Wathi ?
J’anime depuis son lancement en 2015 le think tank citoyen de l’Afrique de l’Ouest Wathi (www.wathi.org), qui a le statut d’une association à but non lucratif basée à Dakar au Sénégal. Avant cela, j’avais travaillé comme analyste politique principal, puis comme directeur pour l’Afrique de l’Ouest de l’International Crisis Group, une organisation internationale non gouvernementale dédiée à la prévention et la résolution des conflits armés. Citoyen béninois, né à Cotonou, je réside au Sénégal depuis près de vingt ans, après avoir passé une dizaine d’années en France pour mes études supérieures. Je suis titulaire d’un doctorat en économie du développement de l’université de Clermont-Ferrand (France).
Wathi, think tank citoyen de l’Afrique de l’Ouest, est une plateforme de réflexion collective sur les enjeux du présent et du futur de cette région. Même si la zone de concentration de Wathi est l’Afrique de l’Ouest et si nous ne manquons pas de souligner la grande diversité du continent, Wathi s’intéresse aussi à toutes les autres régions africaines, d’autant plus que les grands défis sont similaires. Wathi est né de la conviction que toutes les sociétés ont besoin d’une masse critique croissante d’hommes et de femmes qui, au-delà de leurs propres domaines de compétence et d’activité, s’intéressent aux questions d’intérêt général.
Comment les frontières géographiques, souvent héritées de la période coloniale, influencent-elles les dynamiques de migration et de conflit régionales en Afrique ?
Les frontières, en Afrique comme ailleurs, font naître les migrations d’un pays à l’autre, précisément parce qu’elles définissent le territoire sur lequel l’autorité d’un État est reconnue et au sein duquel les populations peuvent a priori se mouvoir librement. C’est le franchissement d’une frontière qui va faire la différence entre les migrations internes, des personnes qui se déplacent pour une multitude de raisons au sein de leur territoire national, et les migrations externes, même s’il s’agit juste d’aller s’installer plus ou moins durablement dans un pays voisin immédiat.
Depuis les indépendances proclamées dans les pays africains, les migrations font partie de la vie de ces nations en construction délicate – après un siècle ou plus de chamboulement de leurs structures politiques précoloniales. Il faut observer que, sous la colonisation française par exemple dans l’espace ouest-africain, des migrations ont été parfois encouragées et organisées d’un territoire à l’autre pour des raisons économiques, notamment pour affecter de la main‑d’œuvre à des zones d’exploitation agricole intense.
« Sous la colonisation française par exemple en Afrique de l’ouest, des migrations ont été parfois encouragées et organisées d’un territoire à l’autre pour des raisons économiques. »
Cela n’a pas changé après les décolonisations. Les populations des zones frontalières, par ailleurs identiques ou proches du point de vue de l’identité ethnique et culturelle, ont continué à bouger régulièrement pour leurs activités économiques, et parfois à s’installer dans le pays voisin, où elles se sentaient chez elles. Dans la période récente, on ne peut pas à mon avis attribuer la plupart des conflits aux frontières ; les disputes territoriales existent, mais elles ont rarement dégénéré en conflit sérieux.
Ce qu’on peut en revanche observer, c’est la concentration des violences politiques liées à la présence de groupes armés dans les régions frontalières, documentée par exemple dans la zone justement dite des trois frontières entre le Mali, le Burkina et le Niger. Les zones frontalières présentent de nombreux avantages pour les groupes armés irréguliers. Elles permettent de bénéficier des réseaux commerciaux transfrontaliers essentiels pour la logistique des groupes armés, d’opérer loin des grandes villes et des capitales et d’échapper plus facilement à la réponse des forces de sécurité en passant d’un territoire national à un autre par des points de passage nombreux et incontrôlables.
Le problème, ce ne sont pas les frontières, c’est le fait que les différents États n’aient pas su faire les investissements nécessaires pour transformer la vie des populations dans les zones frontalières et plus généralement dans les zones rurales éloignées des capitales, ce qui a créé un contexte de fragilité économique et sociale, de frustrations et de rejet des États perçus comme extérieurs.
Comment les facteurs démographiques, notamment l’augmentation rapide et la jeunesse de la population africaine, influencent-ils les mouvements migratoires intracontinentaux et vers d’autres continents ?
Je crois qu’il faut d’abord rappeler, dans un contexte de permanence du sujet des migrations dans les débats politiques des pays occidentaux, que l’écrasante majorité des migrations africaines sont interafricaines. 70 à 80 % des migrants africains restent sur le continent. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas une accélération des flux depuis une dizaine d’années, notamment les flux irréguliers vers l’Europe, et qu’il n’y ait pas une catastrophe humaine devenue permanente, avec des milliers de jeunes Africains morts et disparus en mer et parfois dans le désert. C’est une réalité qu’il faut voir en face ; et les responsabilités sont partagées entre les pays d’origine, qui donnent trop peu de raisons d’espérer une vie meilleure sur place aux jeunes, et les pays de destination, qui ferment les possibilités de migrations régulières, alors que leurs économies et le vieillissement de leurs populations créent de réels besoins d’apport de travailleurs étrangers.
“70 à 80 % des migrants africains restent sur le continent.”
Cela dit, la croissance démographique et la jeunesse de la population africaine influencent forcément les mouvements migratoires de manière générale. Une population majoritairement jeune est forcément beaucoup plus dynamique et cela implique plus de mobilité pour aller chercher ce qu’on pense ne pas pouvoir trouver chez soi, un emploi, une formation, une compétence, des revenus plus élevés permettant de vivre mieux et d’aider ses proches. La différence de rythme de croissance démographique entre le continent et les autres continents implique a priori une tendance à la hausse régulière du nombre de migrants africains.
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Mais il faut aussi ne pas perdre de vue que les caractéristiques démographiques du continent en font et en feront un moteur essentiel de la croissance économique mondiale au cours des prochaines décennies, en particulier si la situation sécuritaire s’améliore dans chacune des régions du continent. Si certains pays africains réussissent à créer les conditions d’un dynamisme économique, on devrait assister à des migrations plus importantes, mais au sein du continent, des pays en conflit ou en crise économique vers les pôles de stabilité et de croissance.
Comment l’accès et le contrôle des ressources naturelles (pétrole, minéraux, terres arables, eau, etc.) influencent-ils les dynamiques de migration et de conflit régional ?
En Afrique comme ailleurs, l’accès et le contrôle des ressources naturelles sont un déterminant majeur des dynamiques économiques, sociales, politiques et même sécuritaires des pays. Et cela impacte nécessairement les migrations et les conflits. Les migrations font partie de l’histoire de l’humanité depuis toujours et elles font partie des stratégies naturelles d’adaptation aux contextes et à leurs évolutions. L’accès aux ressources naturelles, notamment minières, est un puissant moteur de migration, parce qu’il donne l’espoir d’avoir accès à des emplois rémunérateurs ou à des revenus significatifs, comme c’est le cas pour l’exploitation artisanale de l’or par exemple.
En Afrique de l’Ouest, on observe des flux importants de déplacement de populations au sein des pays et au-delà des frontières, vers les zones d’exploitation de l’or. C’est une réalité notamment au Mali, au Burkina Faso, au Sénégal, avec des zones aurifères investies à la fois par des compagnies minières souvent étrangères et des milliers de jeunes. La compétition pour des ressources naturelles vitales comme l’eau, comme les terres pour l’exploitation agricole, mais aussi pour l’élevage, est un des plus importants facteurs de conflit parfois meurtrier dans plusieurs pays africains, à l’instar du Nigeria où les affrontements entre éleveurs et agriculteurs font des milliers de victimes au fil des années.
Comment les migrations, volontaires ou forcées, affectent-elles la géopolitique en Afrique, concernant les relations interrégionales et bilatérales entre pays ?
Les migrations d’un pays à l’autre ont une dimension géopolitique dès lors qu’elles affectent les équilibres politiques et économiques dans un espace donné, qu’il soit local, national ou régional. La région des Grands Lacs en Afrique centrale l’illustre bien, avec les fortes tensions entre la République démocratique du Congo (RDC) et le Rwanda voisin, accusé de mener une politique d’expansion et d’influence à l’est de la RDC, par le soutien à des groupes armés. On ne peut pas comprendre la longue histoire des conflits et des violences dans les provinces de l’est de la RDC sans intégrer l’effet des déplacements de populations au lendemain du génocide au Rwanda et la manière dont la guerre civile dans ce pays a influencé les changements politiques en RDC.
Dans cet exemple, on retrouve aussi le rôle déterminant des ressources naturelles, qu’il s’agisse des terres dans un contexte de densités de population très différentes entre le Rwanda et la RDC ou des ressources minières exceptionnelles du sous-sol congolais convoitées par une multitude d’acteurs locaux, nationaux, et aussi étrangers. L’avenir de cette région et les possibilités d’y instaurer enfin une paix durable dépendront de la capacité de ces États à organiser les migrations, à clarifier la citoyenneté des populations vivant dans les espaces frontaliers et à créer un cadre de valorisation des ressources naturelles au bénéfice des populations.
En quoi les migrations et les conflits en Afrique sont-ils liés à des sujets internationaux, tels que les relations avec les puissances étrangères ou les organisations internationales ?
Les migrations et les conflits en Afrique, qu’il faut analyser séparément de mon point de vue, sont liés aussi bien sûr avec les questions internationales, qu’il s’agisse de la défense des intérêts économiques et géopolitiques des puissances grandes, moyennes et petites, ou des sujets communs globaux, comme le changement climatique et la paix et la sécurité internationales. Dans le contexte de la transition énergétique et de la transition numérique qui vont structurer les relations internationales sur les décennies à venir, comme ce fut le cas à l’époque de l’industrialisation dépendante des énergies fossiles, la compétition pour certaines ressources stratégiques – les minéraux dits critiques par exemple – va s’accentuer. L’Afrique est le continent qui dispose de la part la plus importante de certains de ces minéraux indispensables pour l’économie mondiale.
« Si l’on ne change pas les termes des relations économiques entre l’Afrique et les partenaires étrangers, on ne pourra qu’observer une accélération de migrations forcées par les difficultés économiques ou par la multiplication de conflits. »
Les puissances étrangères au continent ne vont pas laisser beaucoup de marge aux pays africains pour profiter de leurs ressources naturelles afin d’améliorer les conditions de vie de leurs populations. Et, si l’on ne change pas les termes des relations économiques entre les pays africains et les partenaires étrangers qui sont aussi des compétiteurs intéressés, on ne pourra qu’observer une accélération de migrations forcées par les difficultés économiques ou par la multiplication de conflits, alimentés par des acteurs qui prospèrent dans les contextes d’insécurité.
Un autre exemple est celui de l’exploitation des ressources halieutiques. Au Sénégal, on peut faire un lien direct entre la détérioration des conditions de vie des communautés de pêcheurs, consécutive à la surpêche par des bateaux modernes européens, chinois, turcs, et l’accélération des migrations vers l’Europe. Beaucoup de pêcheurs artisanaux se reconvertissent dans le transport des migrants par la mer et font partie eux-mêmes des milliers de candidats à la migration irrégulière.
Enfin, quel message majeur aimeriez-vous transmettre à la communauté internationale et à celle des polytechniciens, en ce qui concerne d’une part les aspects migratoires et sécuritaires et, d’autre part, la stabilité et le développement économique de l’Afrique ?
La montée contemporaine du poids démographique de l’Afrique est un tournant historique dont il faut apprécier à la fois les défis colossaux qu’elle pose et les chances immenses qu’elle représente pour le monde. Je ne ferai pas une distinction dans mes messages entre les aspects migratoires et sécuritaires et la stabilité et le développement économique de l’Afrique, parce que toutes ces questions sont liées et doivent être abordées ensemble.
Mon premier message est un rappel de l’importance des faits, des faits démographiques en particulier. En 1950, les Africains représentaient 8 % de la population mondiale. Un siècle plus tard, en 2050, ils représenteront un quart de l’humanité et au moins un tiers de tous les jeunes âgés de 15 à 24 ans, selon les prévisions des Nations unies. L’âge médian sur le continent africain est actuellement de 19 ans. En Inde, il est de 28 ans. En Chine et aux États-Unis, il est de 38 ans. C’est l’Afrique qui fournira l’écrasante majorité de la croissance nette de la main‑d’œuvre dans le monde entre maintenant et 2050.
“L’âge médian sur le continent africain est actuellement de 19 ans.”
Mon deuxième message est un appel à la lucidité, à la réflexion collective africaine, européenne, et au-delà au dialogue entre les penseurs et les acteurs des transformations politiques, économiques, technologiques, sociales et culturelles sur tous les continents. C’est enfin un appel à la sagesse qui s’appuie sur un respect réel, authentique, de l’égale humanité de « l’autre ». La sagesse implique l’humilité. Les conflits, la violence, la guerre, la course aux armements, le racisme, les extrémismes, tout ce qui se donne beaucoup à voir dans notre monde indique que la richesse économique et le développement technologique ne rendent pas les sociétés humaines plus sages dans le sens de leur capacité à créer les meilleures conditions pour leur survie à long terme et pour celle de la planète.
Nous pouvons et nous devons travailler ensemble à ramener lucidité et sagesse dans notre manière de construire le monde de demain. Les esprits brillants des polytechniciens peuvent certainement apporter une précieuse contribution.