Mites et légende, Cannes 1996
Le cinéma a l’art de la légende. Comme elle, il se fonde sur la réalité et en crée une mémoire, qui la magnifie, lui donne un sens et la perpétue. Il a inventé à cette fin un mode de saisie de cette réalité, puis un mode de projection, qui contribuent ensemble à la création de la légende. Concrètement, il choisit des angles, des cadres et des lumières (parfois une mise en scène) qui conservent des parcelles de réalité, puis il fabrique un montage de ces plans pour achever son oeuvre. Alors il éclaire cette réalité choisie, ces images géantes et éblouissantes deviennent des contes légendaires. D’ailleurs la caméra des frères Lumière, instrument fondateur, était capable à la fois de filmer et de projeter, et signifiait bien la complémentarité indispensable de ces deux fonctions (que la télévision a perdue).
À l’instar de la légende, qui assume les transformations qu’elle opère sur l’histoire (elle est étymologiquement “ ce qui doit en être lu ”), le cinéma ne prétend pas être réaliste, il est de la réalité “ ce qui doit en être vu ”. Extrait, au sens chimique, du monde et de la vie, mais imaginé et vu par des hommes, il n’est pas surprenant qu’il retrouve souvent, délibérément ou non, les légendes et même les mythes qui habitent l’esprit de ces hommes. Microcosmos, sans comédiens ni récit, en offre la démonstration.
Claude Nuridsany et Marie Pérennou, scientifiques et ethnologues, ont observé durant des années les existences éphémères de quelques coléoptères, lépidoptères et autres hyménoptères, suivies à leur échelle. Équipés d’un matériel très sophistiqué, ils ont pu saisir les détails infimes et surprenants des organes, leurs couleurs chatoyantes, la précision de leurs mouvements, l’efficacité de leurs fonctions. De ce long travail de patience, ils ont choisi quelques instants présentés sans commentaires, mais avec une évidente volonté de dramaturgie. Par la simple grâce des plans et des mouvements d’appareil, par la beauté des lumières aussi, les insectes sans fard deviennent des héros presque aussi passionnants que nos classiques vedettes anthropomorphes. André Bazin, le célèbre penseur du cinéma, avait en son temps déclaré que “ les insectes étaient les meilleurs acteurs du monde ! ”. Microcosmos s’emploie à le confirmer, tout en rappelant en permanence la présence de l’oeil humain, qui enregistre la représentation et qui l’observe.
Toutefois, comme son titre à consonance grecque l’annonce, le film approfondit encore cette réflexion sur le cinéma en étendant à cette faune microscopique le champ des mythes et des légendes humaines. Un scarabée s’acharne à rouler une boulette, bien plus lourde et volumineuse que lui, parmi les obstacles placés comme à dessein sur sa route. Cailloux, crevasses, rigoles et monticules transforment sa corvée en travail d’Hercule, qu’il accomplit sans raison évidente, comme un destin. L’épreuve la plus difficile survient alors que le boulet se fiche dans une épine du chemin. L’insecte poursuit d’abord son effort, sans savoir qu’il l’enfonce ainsi plus avant dans la pointe. Ce n’est qu’au prix d’efforts homériques, contorsions, fouilles et courses, qu’il arrache son fardeau et poursuit son chemin tel un Sysiphe minuscule, dont la caméra, en s’élevant au-dessus du sentier, nous révèle la tâche gigantesque.
Parfois, la scène renvoie dans notre imaginaire à d’autres scènes de cinéma, devenues elles-mêmes légendaires. Ainsi le convoi des chenilles au travers d’un canyon aride, ou le rassemblement des fourmis autour d’une flaque d’eau, sont-ils immédiatement des images de westerns, légende par excellence du cinéma américain.
Naissances, combats, amours, “ dévorations ”, agonies se succèdent, beaux et violents. L’argyronète construit bulle à bulle son nid d’air sous la surface de l’étang, la fourmi se jette sur la coccinelle qui menace ses nombreux rejetons, deux lucanes entremêlent leurs cornes dans une lutte âpre, une abeille naît et essaie ses élytres à peine dépliés, une autre est engloutie par une plante carnivore, les araignées d’eau s’enfoncent à peine sur la surface (gluante à leur échelle) de l’étang, soudain bouleversée par une tempête de quelques gouttes de pluie…
Ces lois universelles, auxquelles l’homme est naturellement assujetti comme si elles étaient intrinsèques (“ entre insectes ? ” dirait le professeur Tournesol dans Tintin) à la vie sur terre, deux scènes les illustrent délicieusement : deux escargots, masses gluantes traînant leurs coquilles, se rencontrent soudain. D’abord hésitants, ils s’essaient à une reconnaissance timide en échangeant quelques caresses visqueuses, puis encouragés par ces préliminaires, mêlent passionnément leurs corps qui se lovent l’un dans l’autre, s’entourent, s’emmêlent jusqu’à ne former qu’une limace unique à deux coquilles, qui bascule éperdument dans l’herbe !
Un coléoptère se pose sur le haut d’une tige, à l’aube de son (unique ?) journée. Après quelques palpations pour s’assurer de la sécurité de son promontoire, il procède consciencieusement à une toilette de ses ailes transparentes jusqu’à reprendre son vol, comme satisfait, pour se nourrir, pour vivre, peut-être pour séduire.
Poètes de cinéma, les réalisateurs de Microcosmos riment avec une nature sans homme, et l’homme fasciné qui la regarde se sent partout présent, incapable de voir l’univers autrement qu’en métaphore de sa propre destinée, de voir l’histoire autrement qu’une légende qui se répète à son intention. Et pourtant, à la fierté que suscite le film, merveille technique et plastique, se même l’humilité de la condition d’hommes, à peine plus lourds que les insectes, écrasés comme eux entre ciel et terre, comme eux prisonniers entre vie, amour et mort, comme eux égarés dans des légendes éphémères.
N.B. : Microcosmos a obtenu le prix de la Commission technique supérieure au dernier Festival de Cannes.