Mobilité urbaine : une autre histoire d’énergies
Ce n’est qu’avec l’industrialisation que les conditions urbaines s’emballèrent
Le monde des transports reflète bien des enjeux de la transition énergétique. Les choix politiques et leur portée comme l’inertie des pratiques y sont décisifs, à l’origine de multiples chemins de dépendance. Le contexte urbain vient renforcer cette acuité des imbrications, par la masse des déplacements qu’il suppose, comme par la multiplicité des solutions qu’il propose.
Les innovations récentes les plus intéressantes se sont développées en ville, notamment celles qui brouillent la frontière entre systèmes individuels et collectifs, dont le vélo en libre service est l’exemple le plus frappant.
REPÈRES
Le quarantième anniversaire du périphérique parisien est venu rappeler deux traits caractéristiques des systèmes de transport.
D’une part, ils s’inscrivent dans le temps long, du fait de l’ampleur des infrastructures, des investissements qu’ils supposent et de l’ancrage des pratiques dont ils font l’objet.
D’autre part, ils se comprennent comme le produit d’une époque, dont ils sont à la fois le témoignage et l’héritage.
Le périphérique, icône d’une mobilité automobile qui présente bien des décalages avec la sobriété énergétique prônée par notre société contemporaine, reflète des choix de transport et d’urbanisation opérés au cours des trente glorieuses, mais chacun de ses kilomètres permet encore aujourd’hui la circulation horaire de plus de cinq mille véhicules.
Mobilité et industrialisation :
deux dynamiques convergentes
Cette ville qui est la nôtre et la matrice de celle de l’avenir est en grande partie née dans le contexte d’un long XIXe siècle, qui court jusqu’en 1914. La ville préindustrielle était encore un espace de taille plutôt réduite. Malgré ses 600 000 habitants, Paris n’excédait pas l’enceinte des Fermiers généraux.
L’icône de l’industrialisation
La mobilité est l’une des clés de compréhension du basculement dans le monde industriel, en ville, sur des liaisons interurbaines, puis à la campagne. Le chemin de fer n’est-il pas l’icône de cette industrialisation ? Venu d’Angleterre, il combinait le fer et la vapeur et permit le transport du charbon comme des nouveaux matériaux et produits industriels, tandis que l’ampleur de ses réseaux nécessitait une armature financière que ce monde capitaliste mettait justement en place.
Le besoin de nouveaux systèmes de mobilité ne s’était du reste pas véritablement révélé, ce qu’avait reflété l’expérience, intéressante mais finalement sans suite, des carrosses à cinq sols, dans laquelle s’était impliqué Blaise Pascal au milieu du XVIIe siècle. Ce n’est donc qu’avec l’industrialisation que les conditions urbaines s’emballèrent.
L’accroissement démographique des agglomérations – combinaison d’un afflux de déracinés, de l’exode rural et d’un essor propre – s’accompagna d’une expansion de leur zone urbanisée, en raison de la nécessité de trouver des lieux pour les nouveaux établissements industriels. Devenues plus vastes, ces zones urbaines supposaient donc de nouveaux systèmes de transport.
Le chemin de fer
L’impact du chemin de fer sur les mentalités est fondamental pour comprendre le développement d’une vision positive, voire positiviste, de la mobilité au milieu du XIXe siècle, qui croise plusieurs dynamiques. Dans le sillage des saint-simoniens, comme Michel Chevalier, de penseurs libéraux – au sens politique de l’époque –, comme Alexis de Tocqueville, ou d’écrivains, comme Stendhal, auteur des Mémoires d’un touriste en 1838, cette nouvelle société industrielle fit de la mobilité l’une de ses valeurs fondatrices. Jusqu’à lui conférer de nouveaux buts, puisqu’elle démocratisa progressivement les loisirs, dont l’occupation suppose bien souvent des déplacements sur un territoire lui aussi renouvelé.
Des élites techniques ou politiques aux habitants des territoires les plus reculés, la vitesse s’imposa alors comme l’une des grandes références, porteuse de l’idée de progrès, qu’elle finit même par incarner au siècle suivant. La société passa ainsi de la « lenteur homogène » à la « rapidité différenciée », puisque les structures sociales furent aussi profondément remaniées.
Vue de la cour de Rome devant la gare Saint-Lazare autour de 1900. © RATP 27789
Quand la mobilité urbaine était durable
Ces bouleversements s’opérèrent néanmoins dans l’espace urbain en grande partie avec des sources énergétiques animales. La motorisation resta longtemps l’apanage des longues distances, en chemin de fer ou sur les voies fluviales et maritimes.
La ville ne pouvait compter pour ses déplacements que sur la puissance humaine ou animale
La vapeur ne fut finalement acclimatée aux transports urbains que d’une façon limitée. D’abord par l’établissement de haltes de banlieue, venues se greffer sur des liaisons interurbaines. Puis par l’ouverture de lignes de chemin de fer métropolitain, dont le pionnier fut celui de Londres en 1863. Ce n’est qu’avec la révolution de l’électricité que les autres agglomérations occidentales s’équipèrent en métro, à partir des années 1890.
Jusqu’alors, la ville ne pouvait compter pour ses déplacements que sur la puissance humaine ou animale.
Les descriptions qu’Émile Zola a dressées de la foule des ouvriers se rendant quotidiennement à pied au centre de Paris pour y trouver du travail témoignent de la place qu’occupait la marche dans les pratiques de mobilité, au-delà d’analyses quantitatives inexistantes.
Mais il convient également de compter les chevaux, plusieurs dizaines de milliers dans le Paris de 1900, sur lesquels reposaient les grands systèmes de mobilité – omnibus, tramways et fiacres – comme les systèmes individuels privés pour les plus aisés et le transport de marchandises.
Les flux que connaissait cette ville pédestre et hippomobile étaient néanmoins d’ores et déjà ceux de l’ère industrielle. En témoignent notamment les grands événements qu’organisèrent les principales métropoles, comme les Expositions universelles, de celle de Londres en 1851 à celle de Paris en 1900. Si des millions de visiteurs s’y rendirent souvent par un mode motorisé – train ou bateau – une fois en ville, leurs déplacements furent assurés par des systèmes à énergie animale.
La Belle Époque et la motorisation
Des écuries de quartier
L’énergie hippomobile supposait une logistique particulièrement efficace. À Paris, la Compagnie générale des omnibus possédait ainsi des dizaines de petites écuries de quartier, accueillant quelques dizaines de chevaux, parfois en étage, et disposait de terrains et d’équipements agricoles périphériques pour le repos et la reproduction de ses animaux.
Toutefois, la croissance urbaine inédite finit par révéler les limites des systèmes hippomobiles : capacités faibles du fait de la puissance des chevaux, encombrement des chaussées par l’augmentation des fréquences en résultant, etc.
Les innovations techniques de la phase d’industrialisation qui marque la Belle Époque, de la fin des années 1880 à 1914, permirent alors de sortir de ce goulet d’étranglement. Les transports urbains se révélèrent un champ d’application fort intéressant pour les inventeurs de multiples formes de motorisation.
Une grande ouverture
L’effervescence énergétique est frappante par sa grande ouverture. Il était alors impossible de prédire l’énergie appelée à s’imposer. Si l’une devait l’emporter sur les autres, l’électricité semblait même extrêmement prometteuse. Énergie phare de l’Exposition universelle de 1900, où elle propulsa le métro, elle avait permis l’année précédente à la Jamais contente d’être la première automobile à dépasser les 100 km/h, avant d’équiper par la suite les taxis new-yorkais.
Face à elle, le pétrole présentait l’inconvénient d’une assez faible fiabilité des premiers moteurs, d’une puissance plus limitée et d’être perçu comme une énergie sale, dans une société où l’hygiénisme s’était imposé, en particulier en ville. Le cheval, pour sa part, semblait bel et bien condamné, comme l’illustre son abandon par les grandes compagnies d’omnibus, à Paris comme à Londres, à la veille de la Grande Guerre.
L’enjeu pétrolier
Cérémonie organisée en l’honneur du dernier omnibus hippomobile parisien, sur la ligne Saint-Sulpice-La Villette, le 12 janvier 1913. © RATP R67
Le premier conflit mondial changea la donne et contribua à stabiliser les créneaux de pertinence de chaque énergie. Du fait des besoins massifs d’armées très peu motorisées en 1914, les déterminants du choix énergétique évoluèrent en faveur du pétrole. Offrant une très grande souplesse d’usage grâce à son caractère liquide, il conférait aux véhicules une autonomie vitale sur le champ de bataille. La production militaire s’orienta donc vers les camions, puis les chars, à motorisation thermique.
L’enjeu pétrolier devint du reste net aux yeux des principaux acteurs du conflit, de Churchill à Clemenceau, dans leurs relations avec les États-Unis comme dans les négociations du traité de Versailles.
Des sources variées
Dans le cadre de concours ou sur initiative privée furent expérimentées des sources énergétiques variées (électricité, pétrole, vapeur, air comprimé, etc.). Elles se déclinèrent sur les systèmes automobiles (voiture individuelle, omnibus) ou ferroviaires (tramway, métro). Des combinaisons étaient également possibles, comme les omnibus pétroléo-électriques proposés en 1905 par Krieger pour l’équipement du réseau parisien.
C’est bien un monde des possibles qui se refermait. Si la ville industrielle avait fondé l’une de ses dynamiques sur l’idée de mobilité, il devenait dès lors inscrit dans les systèmes techniques que le pétrole serait la source du transport routier et l’électricité celle du transport ferré.
La voiture électrique ne fut plus considérée ensuite que comme une alternative à la solution thermique hégémonique, qui retrouva régulièrement mais toujours brièvement un regain d’intérêt, en fonction des préoccupations énergétiques, économiques et écologiques de la société.
Pour leur part, les autres sources s’effacèrent rapidement, malgré quelques réapparitions éphémères, notamment pendant la Deuxième Guerre mondiale.
Industrialisation et mobilité
Les transformations urbaines, sous l’effet de l’industrialisation, doivent se comprendre sur le temps long. La mobilité, valeur qui s’ancre dans les mentalités occidentales, en est l’un des champs les plus importants. Mais il ne faut pas oublier que les choix énergétiques qui lui ont été associés ne sont vieux que d’un siècle.
La ville du XIXe siècle fut, en grande partie, une ville de la mobilité considérée aujourd’hui comme durable. Industrialisation et mobilité semblent en effet inextricables.
Le premier conflit mondial a changé la donne
Cette dernière, bien qu’essentiellement collective, a incarné la liberté dans l’Europe du XIXe siècle avant même que l’automobile nordaméricaine en devienne l’icône individuelle au siècle suivant.
Mais cette démocratisation de l’automobile est venue surtout entériner des choix techniques et sociaux en grande partie ancrés dans la dynamique d’industrialisation née au XIXe siècle et qui ont basculé entre la Belle Époque et la Première Guerre mondiale.
La Belle Époque offre ainsi un exemple de transition énergétique rapide, où néanmoins les créneaux de pertinence de chaque source énergétique se sont stabilisés sous l’influence de la Première Guerre mondiale. Au risque que les choix opérés alors ne soient plus aussi pertinents lors du retour à la paix.
Aujourd’hui comme hier, il s’agit bien ainsi d’interroger la cohérence entre les options énergétiques retenues, les choix faits entre les différents systèmes de transport, la forme urbaine et les modes de vie.