Mode et marketing digital : nos cerveaux sont-ils disponibles ?
Une des contradictions majeures de notre époque réside dans ce double constat : alors que le temps de cerveau disponible des internautes n’a jamais été aussi faible, les techniques numériques de captation de l’attention n’ont jamais été aussi sophistiquées. Lucas Delattre a rencontré Régis Pennel (99), fondateur de L’Exception, le premier e‑shop consacré aux marques françaises (voir J&R n° 762), et Albert Moukheiber, docteur en neurosciences, psychologue et auteur du cours « neurosciences et santé » à l’École polytechnique.
On observe une accélération très nette sur la connaissance et l’enregistrement des comportements clients, constate Albert Moukheiber. Une marque comme L’Exception, explique Régis Pennel, est en mesure de connaître finement le profil de chaque client, ainsi que sa provenance. Nous pouvons savoir s’ils viennent par le biais d’un réseau social, d’un moteur de recherche ou en tapant directement l’URL du site. Mais nous savons aussi analyser son comportement et reconnaître les clients hésitants par exemple.
L’étude du comportement, une science dure
Il y a désormais, comme l’indique Albert Moukheiber, des laboratoires de sciences comportementales dans beaucoup d’entreprises, tout comme dans les administrations des États. Des neuroscientifiques travaillent avec des marques pour développer des modèles permettant de mieux capter l’attention et d’accroître la rétention d’un utilisateur qu’on sait inconstant, erratique et distrait. Au cœur de ces analyses et recommandations, il y a l’architecture du choix de l’attention, les moyens de créer un sentiment d’urgence, l’identification de ce qui marche et de ce qui ne marche pas sur le plan psychocognitif… La capacité d’une entreprise à lier les données à un cadre théorique est essentielle : il faut savoir ce qu’on cherche au lieu de récolter des données sans savoir quoi en faire. Beaucoup d’entreprises, en 2021, savent qu’elles doivent faire des liens avec les sciences cognitives. Ce qui a changé, c’est la quantité de données disponibles. Les stratégies d’entreprise sont désormais guidées par la connaissance des données (data driven) : il y a beaucoup, certes moins que dans le passé, de décisions prises sur la base d’intuitions. Les données, dit Albert Moukheiber, sont un game changer, car leur volume et leur précision n’ont rien à voir avec ce qu’on pouvait connaître il y a dix ou vingt ans. Grâce à la disponibilité des données, il est devenu possible d’étudier les comportements de l’internaute en détail : déplacements de sa souris d’ordinateur, vitesse du déroulement de l’écran (scroll), mouvement des yeux sur l’écran (eye tracking). Tout est mesurable, or on sait que « tout ce qui se mesure s’améliore » (Seth Godin). Autre exemple d’une pratique devenue très courante : celle de l’AB testing, pour comparer deux versions de publicités qu’on montre à 50 000 personnes (groupe A) et 50 000 autres personnes (groupe B) ; pour améliorer la rétention de l’attention, on peut être amené à changer la couleur de l’écran, par exemple, ou l’heure à laquelle on montre la vidéo. Autre exemple, les laboratoires Dolby ont des outils de mesure cérébrale et comportementale très sophistiqués pour tester les effets de la virtualisation du son : réactivité électrodermale, fréquence cardiaque, eye tracking…
La bataille du traçage des internautes
La disparition annoncée des cookies fait évoluer les pratiques du web marketing, mais « on pourra quand même tracer le parcours des internautes », souligne Régis Pennel : « De nouveaux modèles permettent de préserver légalement 90 % des cookies et l’ensemble des traceurs vont passer dans les prochaines années non plus du côté du navigateur, mais du côté des serveurs. »
C’est dans ce contexte qu’une licorne française comme ContentSquare lève autant d’argent, une entreprise dont l’offre est la suivante : « Capture des mouvements de souris et des interactions mobiles, analyse du parcours des utilisateurs, identification des points de friction, mesure de la performance des contenus (textes, images, vidéos), mesure de l’impact des prix et de la pertinence des produits… »
« Ils sont capables de tout mesurer sur votre site, c’est impressionnant. Les mesures se font de manière anonyme, mais permettent de dessiner des scénarios sur la façon dont les clients utilisent votre site », souligne Régis Pennel.
Toutes ces méthodes permettent de « pousser » tel ou tel comportement (cf. le modèle Expedia, qui fait apparaître un coupon de réduction au bon moment), de comprendre la navigation du client, de prendre en compte le fait que notre cerveau, à tout instant, fonctionne de manière comparative, comme le souligne Albert Moukheiber.
Capter l’attention, une attention de tous les instants
Ces efforts sont cependant aussi coûteux que potentiellement inefficaces, tant la capacité à retenir l’attention d’un internaute semble à la fois essentielle et impossible à maîtriser. « Le temps moyen de passage d’un internaute sur notre site est de deux minutes, ça ne nous laisse pas le temps de faire grand-chose », souligne Régis Pennel, qui ajoute qu’une bonne partie de son activité consiste à réfléchir aux moyens de faire passer l’attention de l’internaute de deux minutes à trois minutes puis quatre… « 50 % des clients quittent tout de suite notre site web, comment sauver une partie de ces gens-là ? » Au moment où l’internaute arrive, il s’agit de mettre en avant tel ou tel avantage pour capter son attention, le faire rester une page de plus.
« Dans les vidéos que nous produisons, nous partons du principe que l’internaute nous offre quelques secondes d’attention, pas plus. Il y a une version longue de trois minutes pour le site, une version courte pour Instagram, une version très courte pour le pre-roll YouTube (un format qui consiste à afficher un message publicitaire vidéo pendant quelques secondes avant la visualisation d’une vidéo), une version YouTube intégrale… une version TikTok en vertical… » Régis Pennel a beau constater que le pre-roll ennuie tout le monde (quelques secondes pour capter un peu d’attention, ça n’a pas beaucoup de sens), il achète pourtant des espaces de cette nature pour L’Exception, afin de consolider l’image de sa marque (c’est du branding), sans attendre le moindre retour sur investissement.
Les réseaux sociaux, passage obligé des marques
Aujourd’hui, on ne peut pas lancer ni faire vivre une marque si on n’est pas présent sur les réseaux sociaux et en particulier Instagram, qui est le premier point de contact entre une marque de mode et son public potentiel : « À travers le compte Instagram d’une marque, on comprend énormément de choses tout de suite », explique Régis Pennel. « On est obligé d’aller chercher le client là où il est. » Ce qui pose de redoutables problèmes stratégiques aux responsables du marketing ou aux dirigeants de marques. TikTok, par exemple, est « un truc à rendre dingue », selon Régis Pennel, avec cinq secondes d’attention au maximum. Pourquoi aller sur TikTok quand on constate que certaines marques, comme Bottega Veneta, font le choix de quitter les réseaux sociaux ? « On teste tout, on suit les tendances », explique Régis Pennel, qui ajoute que la tranche des 20–30 ans n’est plus sur Facebook mais sur TikTok. TikTok est l’exemple d’un outil particulièrement difficile à maîtriser car les codes de ce réseau social sont ceux de la spontanéité absolue.
Une attention de poisson rouge ou une mémoire d’éléphant ?
Notre capacité d’attention est-elle devenue comparable à celle d’un poisson rouge ? Tel est le titre d’un livre récent de Bruno Patino, La civilisation du poisson rouge, Petit traité sur le marché de l’attention, Grasset 2019. S’agit-il d’un cliché ? Non, car on le sait depuis longtemps : l’attention du consommateur est une ressource rare, constamment limitée par la surabondance des informations disponibles, qui n’a plus de limites dans un environnement numérique comme le nôtre. Ce sujet avait notamment été identifié par Herbert Simon, prix Nobel d’économie en 1971 et inventeur du concept d’économie de l’attention. Mais les choses sont sans doute un peu plus complexes. « C’est paradoxal : les mêmes personnes sont capables de zapper une vidéo dès lors qu’elle dure plus de quatre minutes, mais également de passer des heures de visionnage sur Netflix ou sur une console de jeux. Tout dépend du contexte. Le cerveau est plus complexe que ce qu’on dit souvent », prévient Albert Moukheiber. On aurait donc tort d’essentialiser notre cerveau de manière simplificatrice, sachant que notre attention ne dépend pas seulement de l’individu mais des plateformes et de leur conception. Il y a des produits conçus pour une attention courte, qui créent des urgences attentionnelles (du type Expedia « à saisir : plus que trois places restantes »), mais il y a également des articles longs à lire et qui trouvent leur public. « Une même personne peut avoir une attention de poisson rouge et une mémoire d’éléphant. Notre attention en tant que telle n’est pas limitée », nuance Albert Moukheiber.
L’impact de la pandémie sur les comportements
Comment donner envie ? Comment stimuler la curiosité de l’internaute avec succès ? Comment, par exemple, faire cliquer les internautes dans une newsletter, un défi particulièrement difficile, comme le reconnaît Régis Pennel ? Certains facteurs comme les confinements successifs en contexte de pandémie ont été des facteurs favorables. « Dans le contexte de la Covid, l’objectif était de capter un maximum de temps et d’attention chez les gens qui restaient chez eux. Avec le troisième confinement (printemps 2021), on a connu une croissance énorme de nos activités en ligne, avec un public captif après 21 heures. Ce qui nous a laissé du temps pour fournir une description détaillée des produits. »
“Aujourd’hui, on ne peut pas lancer ni faire vivre une marque si on n’est pas présent sur les réseaux sociaux et en particulier Instagram.”
L’alliance bénéfique de la technologie et des contenus de qualité
Les méthodes sophistiquées aident à comprendre que les marques savent désormais proposer des incitations
(ou incentives) plus ou moins fortes selon l’historique de navigation de l’internaute. « Un client qui vient pour la première fois chez nous bénéficiera de plus de réductions qu’un client régulier », souligne Régis Pennel. La personnalisation du parcours client prend la forme de pushs personnalisés qui apparaissent sur l’écran de l’internaute en fonction de sa navigation et de la probabilité d’achat estimée. Il est important de comprendre que tout ne relève pas de la technologie, puisque, comme l’indique Albert Moukheiber, très peu d’entreprises vont aller mettre quelqu’un dans une IRM pour voir s’il y a une activation du gyrus temporal dans son cerveau. Il y a donc d’autres leviers que les algorithmes nourris de données pour toucher l’esprit des internautes. Il y a aussi une dimension littéraire à prendre en compte. Là est tout l’enjeu de la communication, qui n’est pas toujours, loin de là, synonyme de marketing. Aujourd’hui, chaque marque cherche à éviter un propos générique : « Ce qu’il y a derrière un produit, les valeurs de la marque… ça prend plus de dix secondes à expliquer. Nous voulons donner du fond pour que les gens aient le temps de découvrir ce que nous avons à leur dire. Nous cherchons à éviter le blabla marketing dans notre newsletter en travaillant sur le fond et sur la singularité du propos », indique Régis Pennel.
Quand les marques sont éthiques… ou pas
On constate que les valeurs éthiques sont de plus en plus importantes dans la communication, et donc par hypothèse dans les décisions d’achat. De plus en plus de marques misent sur une forme d’engagement pour se faire connaître. Les marques de mode et de luxe affichent leurs convictions en faveur de la durabilité écologique et de la responsabilité sociale. Les créateurs de mode se font un devoir d’afficher leurs convictions de manière forte, notamment autour des sujets de diversité et d’inclusion dans le contexte de #MeToo et de #BlackLivesMatter. Balenciaga travaille avec le Programme alimentaire mondial, Vuitton avec l’Unicef, Lacoste avec l’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature), Loewe avec Elephant Crisis Fund, Gucci avec March for Our Lives, PVH (Calvin Klein, Tommy Hilfiger) avec World Wildlife Fund, Sézane avec la Voix de l’Enfant…
« Si l’argument des valeurs était réellement déterminant, les grands groupes de luxe n’afficheraient pas une santé aussi insolente », dit pourtant Albert Moukheiber. Il est vrai qu’un sujet comme l’écoresponsabilité ressemble aujourd’hui à un passage obligé pour une industrie qui suscite à la fois le doute – considérée comme la deuxième industrie la plus polluante, selon une formule aussi contestable que répandue – et l’engouement – jamais les profits des grands groupes de luxe n’ont été aussi spectaculaires. En fait, il n’y a pas de recette magique pour réussir, ni de recette unique. Une marque comme Supreme a créé un phénomène de mode sans faire de publicité, sans message de fond, mais en utilisant la rareté : elle lance 2 000 t‑shirts sur le marché et tout le monde se les arrache. Certaines marques n’ont que faire du message de fond, elles veulent vendre beaucoup et vite, et elles peuvent y arriver très bien, selon Albert Moukheiber.
Et l’humain dans tout ça ?
Albert Moukheiber insiste pour dire que la responsabilité ne peut pas peser sur le consommateur, mais plutôt
sur les leviers systémiques des grandes plateformes numériques. Il ajoute ce propos en forme de manifeste : « On a besoin de lois qui fassent émerger le manque de capacités rationnelles du consommateur face à des techniques qui poussent les gens à faire des choix qu’ils ne veulent pas faire. » Pour toutes ces raisons, on devrait parler de sciences cognitives plutôt que de neurosciences. L’idée est de prendre l’humain sous toutes ses coutures et de chercher à dépasser les contradictions entre anthropologie, philosophie, psychologie clinique, neurologie, psychologie sociale, sociologie, linguistique… Les gens qui parlent de neurosciences ont tendance à faire croire que les phénomènes humains se réduisent à des questions de neurotransmetteurs (dopamine, sérotonine, ocytocine…). Comme si un électro-encéphalogramme permettait de déchiffrer l’humain, c’est qui est complètement faux et réducteur.
L’irrationalité prédictible
Pour Albert Moukheiber, ce qui compte dans la mode et surtout dans le luxe, c’est d’afficher une valeur sociale. Il constate, d’un commun accord avec Régis Pennel, que
l’« irrationnalité prédictible » est au cœur de la mode. Nous sommes des animaux sociaux irrationnels. La notion de capital social rend possible la mode ; la désirabilité provient de la rareté réelle ou supposée du produit, qui se manifeste par l’inaccessibilité du prix. « Si tu ne souhaites pas acheter des Nike fabriquées en Chine mais que tout le monde autour de toi porte des Nike, il y a de fortes chances que tu finisses par acheter des Nike. Si je suis un adolescent en 2021, je ne peux pas me préserver des réseaux sociaux. Dans la cour du lycée, suis-je incité à parler des Misérables de Victor Hugo ou à faire la dernière danse TikTok ? », s’interroge Albert Moukheiber. Autre exemple : jusqu’à l’exploitation des diamants par la société De Beers (autour de 1900), les diamants n’étaient pas un objet de désir comme ils le sont devenus par la suite.
Trois mythes dénoncés par les neuroscientifiques
Une mise au point d’Albert Moukheiber
- Premier mythe : « On utiliserait 10 % de notre cerveau. »
Faux, car « on utilise 100 % de notre cerveau, mais pas en même temps sinon on aurait une crise d’épilepsie ». - Deuxième mythe : « Chacun posséderait son propre style d’apprentissage » (théorie des intelligences multiples développée dans les années 1980 par Howard Gardner aux États-Unis).
Autrement dit, « il y a des gens qui apprendraient mieux de manière visuelle, par exemple ». Cette théorie rejoint « l’idée lénifiante selon laquelle l’échec n’est dû ni à un manque de travail ni au fait que l’école est un immense centre de tri régi par les lois de la naissance et du sang […] », cette théorie « enferme, elle incite au renoncement et à la lâcheté. Ses implications politiques sont évidentes : il devient parfaitement inutile de s’efforcer de réduire les inégalités scolaires », comme l’écrit Rachid Zerrouki dans Libération (12 avril 2021). - Troisième mythe : « On oppose un cerveau droit qui serait prétendument intuitif et émotionnel à un cerveau gauche qui serait prétendument associé au raisonnement logique et rationnel. »
Comme si la créativité pouvait avoir lieu en dehors de toute réflexion. Créativité et raisonnement ne sont pas des silos au sein de notre cerveau. L’opposition entre émotions et rationalité est absurde. « Quelqu’un qui n’a pas d’émotions ne peut pas décider. Nos émotions nous servent de boussole dans l’action. » « Certaines fonctions de notre cerveau sont latéralisées (par exemple le langage est à gauche), mais la majorité de nos fonctions sont bilatérales pour une raison simple : la nature a besoin d’être redondante pour qu’on puisse avoir un système résilient en cas d’accident. Et la ‑créativité a énormément besoin de réflexion analytique, car le langage conditionne la façon dont on perçoit le monde. Créer une séparation entre raisonnement logique et créatif induit l’esprit en erreur. » Si on va voir Guernica de Picasso au musée Reina Sofia à Madrid, on se rend compte que Picasso a fait plein de petits tableaux tests avant son grand tableau, ce qui prouve qu’il y a énormément de réflexion analytique dans toute œuvre d’art. « Les personnes les plus créatives savent qu’il y a ‑beaucoup d’effort derrière tout acte de création. »
Actualités
- L’Institut Français de la Mode accueille régulièrement des conférences au croisement de multiples univers créatifs (arts, littérature, musique, histoire… mais aussi économie et innovation). Les podcasts de l’Institut Français de la Mode permettent de réécouter les conférences publiques ou réservées aux étudiants qui parlent de culture, de savoir-faire, d’innovation… https://www.ifmparis.fr/fr/podcasts
- Albert Moukheiber propose des cycles de conférences au mk2 Bibliothèque un dimanche par mois, le matin : https://www.mk2.com/evenements/7894-votre-cerveau-vous-joue-tours-albert-moukheiber
- L’Exception fête ses 10 ans en septembre 2021 avec l’ouverture d’une nouvelle boutique à La Caserne, Paris 10e, premier incubateur dédié à la mode éco-responsable.